Elle s’en trouvait
presque mal, à ainsi voir passer les jours. Chercheuse, Mei-Ling avait publié deux livres déjà. Et le contrat
la liant à son éditeur
stipulait un troisième dont les délais se
resserraient à l’étrangler, sans qu’elle ne put trouver l’inspiration libératrice. Son esprit, d’habitude si limpide, avait du mal à se concentrer, ridé par les sables
d’une marée de pensées diverses, oscillant sans cesse entre passé et
futur, dans la totale impossibilité d’être la fluidité de l’instant. Il
est vrai qu’un incident récent, des plus imprévisibles, était venu
obscurcir sa passion amoureuse jusque-là sans nuages.
Rajess n’avait
voulu rien entendre de ses explications au sujet d’un appel téléphonique
entre elle et un jeune homme tout juste rencontré et dont certains
éléments avaient été mal rapportés. Ce malentendu la plaçait dans une
situation délicate, mais sans aucune ambiguïté,
pourtant. «I don’t know, » avait hurlé
Rajess, implacable, martelant
ses doutes et ses accusations. « It’s between you
and him. » Dans
le bus qui la ramène chaque jour du travail dans la capitale-cité vers
les hautes Plaines Wilhems, l’œil de Mei-Ling, embué, n’enregistre plus qu’un flou
généralisé de la sentinelle étirée des arbres à pins gardant Réduit la
verte. En d’autres temps, ils la captivaient. Figé,
son être ne s’accorde plus au Corps de Garde qui surplombe Quatre-Bornes,
puis s’allonge au rythme du bus peinant en montée vers Curepipe, au long
du virage de l’autoroute de St. Jean. Mei-Ling
demeure étrangère aux Trois Mamelles au garde-à-vous au loin. Elles
étirent de leur magie l’île-point. Fermée est-elle aux offices du soleil
couchant, quand le ciel se prépare à sa liturgie crépusculaire, variée de
gammes somptueuses d’or. D’autant plus
que les rougeurs cuisantes qui, depuis l’incident, lambrissaient son
corps, à l’envers comme à l’endroit, de jour comme de nuit,
s’enflammaient au-delà du supportable.
La
sentence de Rajess, habilement ciselée en bon
orfèvre, résonne en continu, tel un 78 tours
rayé des années 1950, aux quatre coins du crâne de la chercheuse. Le vrillant
à l’assourdir. Elle occupe, en s’amplifiant, tout le champ de sa
conscience. «I don’t know. It’s
between you and him… I don’t
know. It’s between you and him…
I don’t know. It’s between you and him… » Son attitude
lui échappait, méconnaissable, en pleine Rue du Vieux Conseil. De
surcroît à l’heure du déjeuner, où le Port-Louis des bureaux déambule
tous azimuts. Alors que contre les murs
longeant le passage se répercutent, amplifiées, les paroles échangées. Mei-Ling avait, pour lui, refusé de rentrer dans les
rangs. Si elle avait renoncé à bien des amis, garçons et filles, son
amour pour Rajess avait bravé tous les
interdits de sa famille, barricadée des rets de la pureté de la race,
hostile à toute éventuelle alliance conjugale entre ses membres et ceux
des autres communautés de l’île, bout de terre bariolée de mille teintes,
aux échos de mille langues. Faisant appel aux cent yeux du paon d’Avalokitesvara, armée de l’épée de l’archange
St. Michel, appelant à son secours sa cohorte d’anges, elle veillait à
tout pour parer à la moindre embûche qui put nuire au bonheur de l’élu,
entraver ses ambitions, surtout. Sa carrière, à elle, était secondaire. À
son cou pendait la petite pyramide de quartz rose, aux tonalités de
passerose, symbole de sa tendresse, gage de leur amour. Il lui suffisait
d’y penser, d’y porter la main, pour que son cœur se dilate. Mais Rajess, de marbre, ne voulut rien entendre.
Un bouquet de roses à la main, enveloppé d’un papier journal
qui sert à l’en préserver des épines, une dame se fraie, entre les
passagers debout, sa descente au prochain arrêt d’autobus. Quand un
morceau de la feuille accroche un siège, se déchire, et, emporté par la
brise qui s’engouffre dans le bus par la fenêtre du siège avant, se colle
au visage de Mei-Ling. Qui revient à la
réalité. Tout signe graphique ne pouvant que l’aimanter, la jeune fille,
détournée inopinément de son tourment, se laisse fasciner par deux
caractères du kanji (alphabet) japonais qui s’y dessinent. Il
s’agit là d’un avis, dont la signification en langue française,
irrémédiablement perdue pour elle, car inscrite sur le reste du journal,
va descendre du bus en compagnie de la dame au bouquet. La chercheuse
plie soigneusement le papier et le range dans son porte-monnaie. Non sans
y avoir remarqué une date surlignée.
La semaine suivante, alors qu’elle effectue des recherches à
la Bibliothèque Nationale de la rue Edith
Cavell, à Port-Louis, elle repère le quotidien aux idéogrammes, grâce à
la date mise en exergue aux côtés des caractères du Kanji.
Il s’agit d’un avis de report de cours
de Reiki pour cause majeure. Elle se sent
interpellée par ces idéogrammes, si proches de sa culture, ces parties – hélas ! –
virtuelles… À l’heure du déjeuner, en quête d’une quelconque indication,
elle fouille le
centre-ville. La librairie
du Trèfle n’est plus. Nalanda ne semble plus achalandé. Les
petits livres insolites proposés par un marchand du Bazar Central sont lettres mortes. Pas
la moindre indication. C’est sur Internet, en soirée, que se livrent les
idéogrammes. « Ils se réfèrent
à deux mots ‘Rei’ et ‘Ki’, formant un seul, Reiki,
désignant une technique de guérison millénaire par imposition des mains.
Originaire du Tibet, longtemps
perdue, elle aurait été redécouverte au tout début du siècle dernier. » De quoi retenir l’attention, attiser l’intérêt de Mei-Ling, qui ne savait plus quel cierge allumer pour
éteindre les charbons ardents de ces urticaires qui mettaient en feu tout
son corps. D’autant plus que certains cachets prescrits par la médecine
conventionnelle pour soulager ce mal provoqueraient une somnolence des
plus déstabilisantes – quand le patient est assez chanceux pour dénicher
un allergologue, ou encore rattraper un neurologue emporté par le flot de
ses clients.
La découverte du Reiki lui réservait une part d’émerveillement, à la
confondre presque. Selon
la recherche ésotérique, Ki - l’énergie
universelle de vie - serait mue par Rei
- la Conscience divine. Cette note de mystère arrache la chercheuse à la
tenaille de son désarroi. L’histoire de celui qui rendit le Reiki à l’humanité l’intrigue tout autant. « Au Japon de
l’ère Meiji, vers 1870, »,
avait-elle lu, « le Dr. Mikao Usui, professeur de
théologie chrétienne, était doyen d’une université japonaise et d’un
séminaire à Kyoto. Ne pouvant éclairer un élève qui s’étonnait de
l’absence de guérisons miraculeuses telles que Jésus les pratiquait et
les prédisait pour ceux qui croient en lui ; ne pouvant lui en
fournir la méthode, il démissionna, comme cela l’exige pour tout doyen
qui ne saurait pas trouver les réponses adéquates aux questions de ses
élèves. » Ses
recherches à l’université de Chicago où il se rendit, pour avoir reçu,
selon certains, son instruction chrétienne de missionnaires américains,
devaient s’avérer infructueuses. Loin d’abandonner sa quête, il l’orienta
sur les traces du Bouddha, bien décidé à retrouver sa méthode et les
symboles qui comprenaient la formule selon laquelle il opérait de
nombreuses guérisons. Se servant de ses mains, le Bouddha provoquait à la
fois l’ouverture du cœur et de l’esprit. Le Dr. Usui
étudia les Soutra japonais (Le Lotus de la Bonne Loi), sans
résultat. Ne se laissant pas abattre, il apprit le chinois, afin de
pénétrer les Soutra rédigés dans cette langue. L’éclairage
recherché lui faisant encore défaut, il dut s’appliquer au sanscrit, pour
enfin accéder aux Soutra tibétains. Et la lumière fut.
Édifiée
par
son sens de responsabilité, par tant de détermination, Mei-Ling y puisera
l’inspiration pour son troisième ouvrage. Elle sera la
biographe d’Usui Sensei,
enseignant et guérisseur, initiateur du ‘Usui Shiki Reiki
Ryoho’, « Le système Usui de guérison par le Reiki ».
Elle y trouvera même la boussole qui orientera sa vie. Marchant dans ses
pas, le plomb lui tomba des siens. La chercheuse rassembla ses économies et ses forces restantes, prit
un temps sabbatique, et partit pour le Japon,
en pèlerinage vers la montagne sacrée, en quête des traces du ‘grand
esprit.’ Elle se rendit au Mont Kurama (Kuri Yama), non loin de Kyoto. Au
lieu même où le maître vécut son expérience
spirituelle marquante, alors qu’il méditait sous une cascade, quand il
reçut sur la tête la décharge d’énergie à l’origine du système de
guérison par le Reiki. Au
centre de Nakano, près de Tokyo, Mei-Ling
devait être touchée par le récit de ses
multiples guérisons effectuées sur les victimes du terrible tremblement
de terre qui dévasta Tokyo en 1923. Bien que
vidée par sa détresse émotionnelle et mentale, s’accrochant à sa
décision, elle s’applique avec persévérance, jour après jour, aux
indispensables exercices de purification intérieure ; respecte un
jeûne adouci, adapté à son état affaibli ; apprivoise peu à peu la
méditation, selon la pratique de Mikao Usui.
À
force d’application, bien des changements s’opèrent en elle, à divers
plans, et à son insu. Elle jouit d’une légèreté inattendue, qu’elle ne
s’explique pas. Des sensations nouvelles animent son corps. Au bout d’un
recueillement prolongé et intense, elle allait enregistrer une activation
de certains points, une manière de résonance singulière, inédite. Et qui
l’intrigue. C’est ainsi, qu’en quête du Reiki, sur les traces d’Usui Sensei, elle devait découvrir d’autres voies, et
certaines réalités intérieures communes, résultant de pratiques diverses.
Par expérience personnelle, elle prit conscience de l’existence des
chakras, dont elle ignore tout. Ces centres tournoyant d’énergie, bien
qu’invisibles à la vue physique, et qui font partie intégrante de notre être.
Émerveillée, elle comprendra, dans son corps, avec le temps, que ces
modérateurs d’énergie subtile résonnent à différentes fréquences. Et
apprendra que ces chakras, nommés sephiroth, et
sephirah au singulier, par les Kabbalistes,
sont à la base d’une approche holistique indienne très ancienne, et
recommandée par les Yoguis, pour guérir nos
systèmes physique, mental, émotionnel et spirituel. Pour, en fin de
compte, découvrir que chez ces derniers, une telle pratique vise au but
ultime de la montée de la Kundalini,
en d’autres termes l’Éveil du Feu Sacré, la découverte, en somme, du Dieu
en soi, l’union au Divin. Si elle se réjouit de ces acquisitions
diverses, de cet enrichissement hors du commun, Mei-Ling
maintiendra le cap sur sa quête du Reiki. Résolument.
La retraite inespérée au Mont Kurama, dans les pas d’Usui Sensei, ses horizons élargis, accentuant la distance
prise avec sa blessure,
ses ressources intérieures renforcées auront peu à peu mis
des sourdines au 78 tours rayé, la sentence de Rajess,
ce refrain qu’elle ressassait au long des heures, qui se répercutait d’un
bout à l’autre de son être, Rajess le généreux,
Rajess le miséricordieux, Rajess
la finesse même, la répudiant, hurlant, Place du Théâtre, en présence des
passants, tout ce malentendu la couvrant de honte, tout ce désespoir lui
perforant le cœur et l’âme, la distance prise, la scène de La rue du
Vieux Conseil s’estompe peu à peu. Desserré, l’étau perd prise. L’œil
s’ouvre. Et Mei-Ling se regarde en face. Tout cet
amour prodigué, toute cette énergie polarisée vers le seul but de la réussite de Rajess, toute cette adulation, qui lui rendait
inconcevable l’incompréhension, la méfiance de ce dernier, tant d’énergie
détournée… Elle avait érigé Rajess en Dieu. Mei-Ling en frissonna. Car elle eut peur. Mais, dans
un sursaut de dignité, elle se ressaisit. De se l’avouer, la chape de feu
qu’elle traînait encore, ces urticaires
devenues seconde nature, perdirent de leur intensité. À réduire de moitié la prise de cachets prescrits par
l’allergologue. Cachets semblant traiter les symptômes plus que la cause
du mal. Elle songe sérieusement à se donner les moyens de renforcer son
système émotionnel. Lui reviennent en mémoire les deux caractères du kanji collés à son visage, et les
explications glanées sur Internet : « Le ‘Reiki’ canalise l’énergie vitale, tout en accroissant
les capacités de l’organisme à se remettre de bien des maux. Il aide le
patient défaillant à retrouver une harmonie physique, psychologique, et
spirituelle. Cette méthode serait un remède capable de renforcer tout
traitement médical. »
Au retour dans son île-point, grâce au petit morceau de
journal amputé et à la date
surlignée,
Mei-Ling s’inscrivit au cours de Reiki
reporté. Elle fut initiée aux premier et second degrés. La simplicité de l’application de la méthode devait
la surprendre. Il suffit à l’initié de faire appel au Reiki pour qu’il circule.
Et d’imposer les mains pour le canaliser. Toutefois, elle n’en
sous-estime point le sérieux et la puissance. Il
s’agit de soigner les régions dérangées du corps et le système
endocrinien. Elle retrouvera les chakras, découverts lors de son séjour
et de sa pratique au Mont Kurama au Japon. Car, apprendra-t-elle, non
sans étonnement, que sur le plan éthérique,
chacun des sept centres d’énergie correspond à une glande endocrine.
L’interaction entre ces glandes, les chakras, et le corps physique
devient alors une évidence. Ainsi s’accorde-t-elle avec
l’auto-traitement, pratique autrement exigeante que celle appliquée par
un autre guérisseur. Quand le patient reçoit paisiblement les soins, sans
effort de discipline personnelle répétée à se les appliquer.
Mei-Ling retrouve peu à peu ses forces, accueillant la vie
telle quelle, sans la teinter d’aucune interprétation, petits oiseaux
picotant fleurs et fruits, arbres bercés par la brise, mendiant lui
courant après…, en accord qu’elle est, à des moments privilégiés, avec la
réalité de l’instant ; en résonance avec son être profond. À
absorber jour après jour cette énergie mue par
sa propre intelligence, la chercheuse
s’ouvre à nouveau, telle une fleur bien orientée à la lumière solaire. Sa
conscience s’éveille à suivre,
à chaque imposition des mains, ce flux d’énergie jusque dans les moindres
recoins de son corps. Elle se découvre peu à peu par le sixième sens, stimulé davantage par l’usage des symboles
appartenant à cette méthode. Ces clés
lui ouvrent les vannes d’une sphère insoupçonnée. Elles donnent accès à
des niveaux de conscience supérieurs. L’éclair de l’intuition éclaire les recoins. Par
ailleurs, permettant l’émission de l’énergie au-delà du temps et de
l’espace, les clés rendent possible le traitement à distance.
Alors que Mei-Ling se traite, le
chakra du cœur s’active de ses douze pétales. Le centre de l’amour se
dilate, la remplissant de joie. Elle entretient l’échange de tendresse,
empreint de douceur. Un moment de béatitude. Envahie d’un immense
sentiment de gratitude et de compassion, elle pardonne enfin à Rajess toute la peine, consciente et inconsciente,
qu’il lui avait infligée. Elle le bénit. Et se pardonne pour tant
d’énergie détournée. Bénissant à la fois tous les amoureux qui se
trouveraient, comme elle l’avait été, si aveuglément enchaînés. La
chercheuse suivit les enseignements jusqu’au troisième degré. Elle se
devait d’être Maître de Reiki,
autorisée à transmettre la méthode, à initier d’autres adeptes, ces mains
qui
guérissent. Les ouvrir aux possibilités dont elle avait généreusement
bénéficiées. Convaincue à jamais des propos d’Eugène Fersen :
« Celui
qui aura découvert en lui-même
la
lumière divine de l’intuition
révélera sa sagesse,
il
deviendra une étoile à six branches,
l’étoile de la sagesse,
et
fera naître l’aube d’un nouveau jour,
annonçant une ère de paix,
d’harmonie
et
de puissance. »
Jeanne
Gerval ARouff
Floréal
– 26 avril 2016
Cette nouvelle a été publiée pour
la première fois dans Pli
lao Pli lwin Pli vit / Sporty
Stories / Dépassements de la Collection
Maurice, en décembre
2016 ; elle est reproduite ici avec
l’aimable autorisation de l’éditeur Rama Poonoosamy, que nous remercions, ainsi que l’auteure, bien
entendu.
La Collection Maurice a, en 23 ans, publié 644 nouvelles
inédites de 138 auteurs, dont 375 en français, 164 en anglais et 105 en
créole mauricien. De 1994 à 2004, la plupart des titres ont été
édités par Barlen Pyamootoo
et Rama Poonoosamy, sauf ceux de 1997 et 1998,
qui le sont par Rama Poonoosamy. De 2005 à
2016, ils sont tous édités par Rama Poonoosamy.
Rappelons
la présence de l’artiste et écrivaine mauricienne dans notre revue :
Jeanne
Gerval ARouff – La
danse du rire
Jeanne Gerval
ARouff - Dire l'île (1ère station et suivre les
liens)
Jeanne
Gerval ARouff, une artiste totale