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Archives : Vue de Francophonie

 


Jeanne GERVAL AROUFF

Ces mains qui guérissent

5e station - 7 - Sevenfold Flame - Radiate for all to see

Sevenfold Flame - Radiate for all to see / La septuple flamme omnivoyante

(Plaque découpée – dorée, 2005)

Elle s’en trouvait presque mal, à ainsi voir passer les jours. Chercheuse, Mei-Ling avait publié deux livres déjà. Et le contrat la liant à son éditeur stipulait un troisième dont les délais se resserraient à l’étrangler, sans qu’elle ne put trouver l’inspiration libératrice. Son esprit, d’habitude si limpide, avait du mal à se concentrer, ridé par les sables d’une marée de pensées diverses, oscillant sans cesse entre passé et futur, dans la totale impossibilité d’être la fluidité de l’instant. Il est vrai qu’un incident récent, des plus imprévisibles, était venu obscurcir sa passion amoureuse jusque-là sans nuages.

 

Rajess n’avait voulu rien entendre de ses explications au sujet d’un appel téléphonique entre elle et un jeune homme tout juste rencontré et dont certains éléments avaient été mal rapportés. Ce malentendu la plaçait dans une situation délicate, mais sans aucune ambiguïté, pourtant. «I don’t know, » avait hurlé Rajess, implacable, martelant ses doutes et ses accusations. « It’s between you and him. » Dans le bus qui la ramène chaque jour du travail dans la capitale-cité vers les hautes Plaines Wilhems, l’œil de Mei-Ling, embué, n’enregistre plus qu’un flou généralisé de la sentinelle étirée des arbres à pins gardant Réduit la verte. En d’autres temps, ils la captivaient. Figé, son être ne s’accorde plus au Corps de Garde qui surplombe Quatre-Bornes, puis s’allonge au rythme du bus peinant en montée vers Curepipe, au long du virage de l’autoroute de St. Jean. Mei-Ling demeure étrangère aux Trois Mamelles au garde-à-vous au loin. Elles étirent de leur magie l’île-point. Fermée est-elle aux offices du soleil couchant, quand le ciel se prépare à sa liturgie crépusculaire, variée de gammes somptueuses d’or. D’autant plus que les rougeurs cuisantes qui, depuis l’incident, lambrissaient son corps, à l’envers comme à l’endroit, de jour comme de nuit, s’enflammaient au-delà du supportable.

 

La sentence de Rajess, habilement ciselée en bon orfèvre, résonne en continu, tel un 78 tours rayé des années 1950, aux quatre coins du crâne de la chercheuse. Le vrillant à l’assourdir. Elle occupe, en s’amplifiant, tout le champ de sa conscience. «I don’t know. It’s between you and himI don’t know. It’s between you and himI don’t know. It’s between you and him… » Son attitude lui échappait, méconnaissable, en pleine Rue du Vieux Conseil. De surcroît à l’heure du déjeuner, où le Port-Louis des bureaux déambule tous azimuts. Alors que contre les murs longeant le passage se répercutent, amplifiées, les paroles échangées. Mei-Ling avait, pour lui, refusé de rentrer dans les rangs. Si elle avait renoncé à bien des amis, garçons et filles, son amour pour Rajess avait bravé tous les interdits de sa famille, barricadée des rets de la pureté de la race, hostile à toute éventuelle alliance conjugale entre ses membres et ceux des autres communautés de l’île, bout de terre bariolée de mille teintes, aux échos de mille langues. Faisant appel aux cent yeux du paon d’Avalokitesvara, armée de l’épée de l’archange St. Michel, appelant à son secours sa cohorte d’anges, elle veillait à tout pour parer à la moindre embûche qui put nuire au bonheur de l’élu, entraver ses ambitions, surtout. Sa carrière, à elle, était secondaire. À son cou pendait la petite pyramide de quartz rose, aux tonalités de passerose, symbole de sa tendresse, gage de leur amour. Il lui suffisait d’y penser, d’y porter la main, pour que son cœur se dilate. Mais Rajess, de marbre, ne voulut rien entendre.

 

Un bouquet de roses à la main, enveloppé d’un papier journal qui sert à l’en préserver des épines, une dame se fraie, entre les passagers debout, sa descente au prochain arrêt d’autobus. Quand un morceau de la feuille accroche un siège, se déchire, et, emporté par la brise qui s’engouffre dans le bus par la fenêtre du siège avant, se colle au visage de Mei-Ling. Qui revient à la réalité. Tout signe graphique ne pouvant que l’aimanter, la jeune fille, détournée inopinément de son tourment, se laisse fasciner par deux caractères du kanji (alphabet) japonais qui s’y dessinent. Il s’agit là d’un avis, dont la signification en langue française, irrémédiablement perdue pour elle, car inscrite sur le reste du journal, va descendre du bus en compagnie de la dame au bouquet. La chercheuse plie soigneusement le papier et le range dans son porte-monnaie. Non sans y avoir remarqué une date surlignée.

 

La semaine suivante, alors qu’elle effectue des recherches à la Bibliothèque Nationale de la rue Edith Cavell, à Port-Louis, elle repère le quotidien aux idéogrammes, grâce à la date mise en exergue aux côtés des caractères du Kanji. Il s’agit d’un avis de report de cours de Reiki pour cause majeure.  Elle se sent interpellée par ces idéogrammes, si proches de sa culture, ces parties – hélas ! – virtuelles… À l’heure du déjeuner, en quête d’une quelconque indication, elle fouille le centre-ville. La librairie du Trèfle n’est plus. Nalanda ne semble plus achalandé. Les petits livres insolites proposés par un marchand du Bazar Central sont lettres mortes. Pas la moindre indication. C’est sur Internet, en soirée, que se livrent les idéogrammes. « Ils se réfèrent à deux mots ‘Rei et ‘Ki, formant un seul, Reiki, désignant une technique de guérison millénaire par imposition des mains. Originaire du Tibet, longtemps perdue, elle aurait été redécouverte au tout début du siècle dernier. » De quoi retenir l’attention, attiser l’intérêt de Mei-Ling, qui ne savait plus quel cierge allumer pour éteindre les charbons ardents de ces urticaires qui mettaient en feu tout son corps. D’autant plus que certains cachets prescrits par la médecine conventionnelle pour soulager ce mal provoqueraient une somnolence des plus déstabilisantes – quand le patient est assez chanceux pour dénicher un allergologue, ou encore rattraper un neurologue emporté par le flot de ses clients.

 

La découverte du Reiki lui réservait une part d’émerveillement, à la confondre presque. Selon la recherche ésotérique, Ki - l’énergie universelle de vie - serait mue par Rei - la Conscience divine. Cette note de mystère arrache la chercheuse à la tenaille de son désarroi. L’histoire de celui qui rendit le Reiki à l’humanité l’intrigue tout autant. « Au Japon de l’ère Meiji, vers 1870, », avait-elle lu, « le Dr. Mikao Usui, professeur de théologie chrétienne, était doyen d’une université japonaise et d’un séminaire à Kyoto. Ne pouvant éclairer un élève qui s’étonnait de l’absence de guérisons miraculeuses telles que Jésus les pratiquait et les prédisait pour ceux qui croient en lui ; ne pouvant lui en fournir la méthode, il démissionna, comme cela l’exige pour tout doyen qui ne saurait pas trouver les réponses adéquates aux questions de ses élèves. » Ses recherches à l’université de Chicago où il se rendit, pour avoir reçu, selon certains, son instruction chrétienne de missionnaires américains, devaient s’avérer infructueuses. Loin d’abandonner sa quête, il l’orienta sur les traces du Bouddha, bien décidé à retrouver sa méthode et les symboles qui comprenaient la formule selon laquelle il opérait de nombreuses guérisons. Se servant de ses mains, le Bouddha provoquait à la fois l’ouverture du cœur et de l’esprit. Le Dr. Usui étudia les Soutra japonais (Le Lotus de la Bonne Loi), sans résultat. Ne se laissant pas abattre, il apprit le chinois, afin de pénétrer les Soutra rédigés dans cette langue. L’éclairage recherché lui faisant encore défaut, il dut s’appliquer au sanscrit, pour enfin accéder aux Soutra tibétains. Et la lumière fut.  

 

Édifiée par son sens de responsabilité, par tant de détermination, Mei-Ling y puisera l’inspiration pour son troisième ouvrage. Elle sera la biographe d’Usui Sensei, enseignant et guérisseur, initiateur du ‘Usui Shiki Reiki Ryoho’, « Le système Usui de guérison par le Reiki ». Elle y trouvera même la boussole qui orientera sa vie. Marchant dans ses pas, le plomb lui tomba des siens. La chercheuse rassembla ses économies et ses forces restantes, prit un temps sabbatique, et partit pour le Japon, en pèlerinage vers la montagne sacrée, en quête des traces du ‘grand esprit.’ Elle se rendit au Mont Kurama (Kuri Yama), non loin de Kyoto. Au lieu même où le maître vécut son expérience spirituelle marquante, alors qu’il méditait sous une cascade, quand il reçut sur la tête la décharge d’énergie à l’origine du système de guérison par le Reiki. Au centre de Nakano, près de Tokyo, Mei-Ling devait être touchée par le récit de ses multiples guérisons effectuées sur les victimes du terrible tremblement de terre qui dévasta Tokyo en 1923. Bien que vidée par sa détresse émotionnelle et mentale, s’accrochant à sa décision, elle s’applique avec persévérance, jour après jour, aux indispensables exercices de purification intérieure ; respecte un jeûne adouci, adapté à son état affaibli ; apprivoise peu à peu la méditation, selon la pratique de Mikao Usui.

 

À force d’application, bien des changements s’opèrent en elle, à divers plans, et à son insu. Elle jouit d’une légèreté inattendue, qu’elle ne s’explique pas. Des sensations nouvelles animent son corps. Au bout d’un recueillement prolongé et intense, elle allait enregistrer une activation de certains points, une manière de résonance singulière, inédite. Et qui l’intrigue. C’est ainsi, qu’en quête du Reiki, sur les traces d’Usui Sensei, elle devait découvrir d’autres voies, et certaines réalités intérieures communes, résultant de pratiques diverses. Par expérience personnelle, elle prit conscience de l’existence des chakras, dont elle ignore tout. Ces centres tournoyant d’énergie, bien qu’invisibles à la vue physique, et qui font partie intégrante de notre être. Émerveillée, elle comprendra, dans son corps, avec le temps, que ces modérateurs d’énergie subtile résonnent à différentes fréquences. Et apprendra que ces chakras, nommés sephiroth, et sephirah au singulier, par les Kabbalistes, sont à la base d’une approche holistique indienne très ancienne, et recommandée par les Yoguis, pour guérir nos systèmes physique, mental, émotionnel et spirituel. Pour, en fin de compte, découvrir que chez ces derniers, une telle pratique vise au but ultime de la montée de la Kundalini, en d’autres termes l’Éveil du Feu Sacré, la découverte, en somme, du Dieu en soi, l’union au Divin. Si elle se réjouit de ces acquisitions diverses, de cet enrichissement hors du commun, Mei-Ling maintiendra le cap sur sa quête du Reiki. Résolument. 

 

La retraite inespérée au Mont Kurama, dans les pas d’Usui Sensei, ses horizons élargis, accentuant la distance prise avec sa blessure, ses ressources intérieures renforcées auront peu à peu mis des sourdines au 78 tours rayé, la sentence de Rajess, ce refrain qu’elle ressassait au long des heures, qui se répercutait d’un bout à l’autre de son être, Rajess le généreux, Rajess le miséricordieux, Rajess la finesse même, la répudiant, hurlant, Place du Théâtre, en présence des passants, tout ce malentendu la couvrant de honte, tout ce désespoir lui perforant le cœur et l’âme, la distance prise, la scène de La rue du Vieux Conseil s’estompe peu à peu. Desserré, l’étau perd prise. L’œil s’ouvre. Et Mei-Ling se regarde en face. Tout cet amour prodigué, toute cette énergie polarisée vers le seul but de la réussite de Rajess, toute cette adulation, qui lui rendait inconcevable l’incompréhension, la méfiance de ce dernier, tant d’énergie détournée… Elle avait érigé Rajess en Dieu. Mei-Ling en frissonna. Car elle eut peur. Mais, dans un sursaut de dignité, elle se ressaisit. De se l’avouer, la chape de feu qu’elle traînait encore, ces urticaires devenues seconde nature, perdirent de leur intensité. À réduire de moitié la prise de cachets prescrits par l’allergologue. Cachets semblant traiter les symptômes plus que la cause du mal. Elle songe sérieusement à se donner les moyens de renforcer son système émotionnel. Lui reviennent en mémoire les deux caractères du kanji collés à son visage, et les explications glanées sur Internet : « LeReikicanalise l’énergie vitale, tout en accroissant les capacités de l’organisme à se remettre de bien des maux. Il aide le patient défaillant à retrouver une harmonie physique, psychologique, et spirituelle. Cette méthode serait un remède capable de renforcer tout traitement médical. »  

 

Au retour dans son île-point, grâce au petit morceau de journal amputé et à la date surlignée, Mei-Ling s’inscrivit au cours de Reiki reporté. Elle fut initiée aux premier et second degrés. La simplicité de l’application de la méthode devait la surprendre. Il suffit à l’initié de faire appel au Reiki pour qu’il circule. Et d’imposer les mains pour le canaliser. Toutefois, elle n’en sous-estime point le sérieux et la puissance. Il s’agit de soigner les régions dérangées du corps et le système endocrinien. Elle retrouvera les chakras, découverts lors de son séjour et de sa pratique au Mont Kurama au Japon. Car, apprendra-t-elle, non sans étonnement, que sur le plan éthérique, chacun des sept centres d’énergie correspond à une glande endocrine. L’interaction entre ces glandes, les chakras, et le corps physique devient alors une évidence. Ainsi s’accorde-t-elle avec l’auto-traitement, pratique autrement exigeante que celle appliquée par un autre guérisseur. Quand le patient reçoit paisiblement les soins, sans effort de discipline personnelle répétée à se les appliquer.

 

Mei-Ling retrouve peu à peu ses forces, accueillant la vie telle quelle, sans la teinter d’aucune interprétation, petits oiseaux picotant fleurs et fruits, arbres bercés par la brise, mendiant lui courant après…, en accord qu’elle est, à des moments privilégiés, avec la réalité de l’instant ; en résonance avec son être profond. À absorber jour après jour cette énergie mue par sa propre intelligence, la chercheuse s’ouvre à nouveau, telle une fleur bien orientée à la lumière solaire. Sa conscience s’éveille à suivre, à chaque imposition des mains, ce flux d’énergie jusque dans les moindres recoins de son corps. Elle se découvre peu à peu par le sixième sens, stimulé davantage par l’usage des symboles appartenant à cette méthode. Ces clés lui ouvrent les vannes d’une sphère insoupçonnée. Elles donnent accès à des niveaux de conscience supérieurs. L’éclair de l’intuition éclaire les recoins. Par ailleurs, permettant l’émission de l’énergie au-delà du temps et de l’espace, les clés rendent possible le traitement à distance.

 

Alors que Mei-Ling se traite, le chakra du cœur s’active de ses douze pétales. Le centre de l’amour se dilate, la remplissant de joie. Elle entretient l’échange de tendresse, empreint de douceur. Un moment de béatitude. Envahie d’un immense sentiment de gratitude et de compassion, elle pardonne enfin à Rajess toute la peine, consciente et inconsciente, qu’il lui avait infligée. Elle le bénit. Et se pardonne pour tant d’énergie détournée. Bénissant à la fois tous les amoureux qui se trouveraient, comme elle l’avait été, si aveuglément enchaînés. La chercheuse suivit les enseignements jusqu’au troisième degré. Elle se devait d’être Maître de Reiki, autorisée à transmettre la méthode, à initier d’autres adeptes, ces mains qui guérissent. Les ouvrir aux possibilités dont elle avait généreusement bénéficiées. Convaincue à jamais des propos d’Eugène Fersen :

 

               « Celui qui aura découvert en lui-même

                  la lumière divine de l’intuition

                  révélera sa sagesse,

                  il deviendra une étoile à six branches,

                  l’étoile de la sagesse,

                  et fera naître l’aube d’un nouveau jour,

                  annonçant une ère de paix,

                  d’harmonie

                  et de puissance. »

 

Jeanne Gerval ARouff

Floréal – 26 avril 2016

 

Cette nouvelle a été publiée pour la première fois dans Pli lao  Pli lwin  Pli vit / Sporty Stories / Dépassements de la Collection Maurice, en décembre 2016 ; elle est reproduite ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur Rama Poonoosamy, que nous remercions, ainsi que l’auteure, bien entendu.

La Collection Maurice a, en 23 ans, publié 644 nouvelles inédites de 138 auteurs, dont 375 en français, 164 en anglais et 105 en créole mauricien. De 1994 à 2004, la plupart des titres ont été édités par Barlen Pyamootoo et Rama Poonoosamy, sauf ceux de 1997 et 1998, qui le sont par Rama Poonoosamy. De 2005 à 2016, ils sont tous édités par Rama Poonoosamy.

 

Rappelons la présence de l’artiste et écrivaine mauricienne dans notre revue :

Jeanne Gerval ARouffLa danse du rire

Jeanne Gerval ARouff - Dire l'île  (1ère station et suivre les liens)

Jeanne Gerval ARouff, une artiste totale

 


présentée par
Dana Shishmanian
Francopolis janvier 2017
 

Créé le 1 mars 2002

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