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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 

Une Vie, un Poète :

 

Christiane Veschambre (III)

par Mireille Diaz-Florian

 

 

Parcours de Christiane Veschambre (suite)

 

 

Les extraits de Basse Langue, que j’ai choisi de vous présenter en ce début d’année pour clore ce parcours de Christiane Veschambre, mettent en perspective une notion, qui m’est chère pour mes choix de lecture.

De la même façon que j’apprécie l’écriture critique d’un Baudelaire qui aborde l’œuvre d’autres écrivains ou d’autres artistes, avec le regard du poète, de la même manière, j’attache une grande importance à découvrir chez un écrivain, l’univers de ses lectures.

J’y partage alors, soit des territoires connus, comme ceux d’Erri de Luca ou d’Emily Dickinson, présents dans l’ouvrage, soit - et c’est ce que je préfère- j’en explore de nouveaux. Ainsi en est-il de l’extrait qui m’a conduit à découvrir Robert Walser.

 

 

Mais la spécificité du livre de Christiane Veschambre : Basse langue, est que l’approche des divers auteurs évoqués s’inscrit dans un texte personnel qui interroge sa propre traversée en écriture et les soubassements de la langue.  Le deuxième extrait révèle comment sous les textes lus, sous les textes écrits, vibre une langue, qui fait surgir d’autres mondes, d’autres textes et plus encore la perception de « l’imprononçable ». Une basse langue qui « gronde entre les pages dans les trous où coller son oreille ».

 

Mireille Diaz-Florian

 

    

 

* * *

 

Annonce de mort par Robert Walser par lui-même.

Dans un livre où les enfants prennent place à la proue, sur la première page de couverture, il écrivit le récit de la mort du jeune poète dans la forêt enneigée où il est parti marcher.

Ainsi est-ce sur un sentier enneigé que, cinquante ans plus tard, deux écoliers le trouvent, trépassé : il a dépassé en marchant sa ligne d’erre.

Robert Walser est à lui-même son ange. N’a pas besoin d’annonciateur.

Il marchait vite et loin. Il aimait manger beaucoup. Toujours en Suisse, à l’intérieur de la Suisse. Il en avait passé les frontières pendant quelques années mais, revenu, il demeure entre ses limites. Dans les limites assignées. Comme le domestique qui demeure dans les cuisines d’où il voit briller les lumières du salon. « Lorsque j’observais attentivement, moi, simple domestique, le fabuleux spectacle d’un repas (…) je me disais tout bas, dans un chuchotement, que jamais, au grand jamais je n’aurais voulu être à la place de l’une ou l’autre des personnes qui étaient assises à table et jouaient leur rôle, parce que je trouvais beau de me contenter de regarder avec sympathie ceux qui mangeaient et festoyaient, et parce qu’il m’aurait suffi de participer moi-même aux réjouissances ou à l’euphorie pour que la belle vue d’ensemble que j’appréciais par-dessus tout soit perdue, entièrement ou à moitié. » « L’existence modeste que je personnifiais me procurait une joie extraordinaire. »

Robert Walser n’est pas un être modeste. Il choisit la place où il est mis, il accepte de « personnifier » cette existence-là, pas du tout par sainteté, par humilité. Pour le « grand plaisir » « de pouvoir, de là, élever et enfoncer des yeux radieux dans la brillante clarté. » (…)

« En écrivant l’illisible, on passe inaperçu aux yeux de qui ne s’aperçoit plus de vous. » Car il y a des gens qui pour leur personne, préfèrent à la lumière franche l’ombre crépusculaire, qu’ils ressentent comme extrêmement bienveillante et dans laquelle, en se fondant sur un goût profond qui les ramène aux pays qui existent pour nous dès avant la naissance, ils se sentent rassurés au mieux, et protégés de la façon la plus sûre. »

Les « pays qui existent pour nous dès avant la naissance » : c’est en recopiant la phrase que j’ai vu luire ceci dans un interstice (recopier c’est épeler). L’insaisissable de Robert Walser tient à ce qu’il semble toujours se tenir à la surface, du malheur comme des bonnes heures. Tour à coup, dans l’ombre domestique où il dit se tenir par goût du spectacle de ce qui brille, un fugace éclair noir, si l’on peut dire, ouvre vers un amont hors temps (celui que Pascal Quignard nommera « le jadis »), fend le sol de sa marche, à cet instant de la phrase, vers une anfractuosité sans fond, un puits sans représentation. (…)

Ceux qui le lisent pas à pas, respirent avec lui dans la promenade de sa phrase, butent puis (se) coulent dans sa langue. (…)

 

 

* * *

 

 

Sa visite

 

Est-ce qu’il est à ma disposition ce moment d’hier dans la forêt de Giverzat, où, encore une fois (quelle chance ! encore une fois, oui), avançant sur le chemin tracé entre les arbres, dans les lumières déjà dorées, fluides, jetées en pluie généreuse sur l’ombre de la terre et des feuillages, dans l’immobilité et le silence rendus sensibles à nos peaux comme si nous traversions une eau de lac tiède et caché entre ses rives, encore une fois j’ai franchi un seuil du temps, me retrouvant dans cette lumière de jour abaissé où se rejoignent commencements et fins, cette lumière qui nimbe une enfance sans âge où j’ai vécu sans âge, avançant en elle qui ignore, dans sa lumière si particulière, absente des mots, la peine et le tranchant.

 

est-ce à ma disposition ce moment, si je ne me retourne pas sur lui maintenant, tous affairements cessants, tout projet de suite suspendu, pour dessiner sur cette feuille la phrase que je sais d’avance impuissante à le ressusciter, lui qui n’en a pas besoin car il est hors mort, mais pas moi, qui vais mourir et qui espère, encore une fois, encore une fois, sa visite ?

 

Extraits de Basse langue. Editions Isabelle Sauvage. 2016

 

 

Une vie, un poète

Christiane Veschambre (III),

par Mireille Diaz-Florian

Voir les précédents articles :

Christiane Veschambre (II)

Christiane Veschambre (I)

 

Francopolis janvier-février 2019