Les Pas Perdus
L’image qui m’a fait le plus rêver
dans mon enfance : la gravure de J.M. Moreau illustrant la leçon
d’astronomie de l’Émile. Pour
lui montrer l’intérêt de cette science, le précepteur a emmené Émile en promenade dans la forêt et il
a fait semblant de s’égarer. Fatigué et affamé, l’enfant pleure. Le
précepteur l’invite alors à mettre en pratique les connaissances qu’il a
apprises. L’enfant s’oriente et, après quelques pas dans la bonne
direction, il découvre le clocher et les maisons du village qu’un simple
taillis lui cachait.
Émile frappant des mains et poussant un cri de
joie : »Ah ! je vois Montmorency ! Le voilà tout
devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons
vite, l’astronomie est bonne à quelque chose. »
La gravure de Moreau représente Émile
et le précepteur au moment précis où, dans l’échancrure des arbres,
apparaît Montmorency. L’enfant se précipite, les bras en avant, l’index
tendu. La légende, comme dans les bulles des bandes dessinées
d’aujourd’hui, reproduit les paroles : « Courons vite,
l’astronomie est bonne à quelque chose. » Le précepteur penché sur
lui, contemple son œuvre d’un air satisfait.
Le pouvoir de cette image n’avait rien
à voir avec l’astronomie, qui m’a toujours laissé indifférent, ni avec la
pédagogie, qui, par définition, n’intéresse pas un enfant. Elle résume
une des situations les plus troublantes de la vie quotidienne, celle où
le familier devient inconnu, où l’inconnu redevient familier. Les grands
chênes qui semblent s’écarter pour laisser à Émile la vue libre sur
Montmorency, le taillis qui, l’instant d’avant, lui masquait cette vue,
sont, comme toute la forêt, les métaphores d’un espace enchanté, proche,
mais étranger. Il est délicieux de s’y promener, d’y errer, voire de s’y
perdre, à condition d’être sûr d’en trouver la sortie. Il n’est pas
question d’y résider en permanence. Le clocher, les toits des maisons, la
cheminée qui fume sont les signes de la demeure : espace clos,
limité, rassurant, à la mesure de l’homme qui y abrite sa vie quotidienne. Mais ici dans l’épisode de l’Émile, le village est vu depuis la
forêt, par un enfant qui se croyait perdu. Ce n’est plus le Montmorency
habituel qu’il aperçoit, c’est un Montmorency nouveau, transfiguré par le
désir, l’imagination, la nostalgie, la surprise et l’attente comblée.
Tout ce qu’il peut y avoir d’ennuyeux dans un lieu trop familier se
trouve renouvelé par ce détour dans l’aventure. La forêt où l’on s’égare
c’est le domaine de l’autre. La
demeure est le domaine du même.
Le miracle de l’épisode de la leçon d’astronomie, c’est que d’un seul
mouvement l’autre devient le même et le même devient l’autre.
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