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CONTE 

L'oiseau des Autans
par Roselyne Carrier

Retord. C'est un plateau pétrifié dans sa solitude, des combes secrètes, des champs de narcisses dont l'odeur enivrante met en ivresse les sens. D'un pas léger l'enfant frôle l'embaumante neige, à l'écoute de la cloche de la minuscule chapelle qui égrène ses notes frêles, portées par le vent - la chapelle est magique, l'on dit ici au pays des autans que chaque voeu formulé se réalise dans l'année.

Le plateau de Retord et sa ferme perdue, ce sont des combes éblouissantes où poussent des gentianes de velours bleu, c'est un miracle, une grâce : un tapis de fleurs rares préservées de l'homme, des parfums entêtants, de longilignes spirées dont la ligne gracile s'élance d'un talus ; ce sont les pétales d'or fragile des cytises en cascades qui balaient les ciels au bleu changeant, arpentés de nuages.

Quand la neige a fondu, étoilant l'herbe de leur danse, les crocus mauvoient, fragiles. L'herbe se fait douce sous le pas, vertitude d'un tapis rosoyant au couchant.

La marche est lente pour Elise sur le plateau, le pas aligné sur celui du cœur palpitant de la nature, frémissante dans la première lumière. Son regard caresse, s'attarde, se perd plus loin, à la recherche d'une frontière invisible qu'elle sait ne pas exister.

Le printemps de Retord est un miracle qui laisse dans ses bagages pendant longtemps, avec le parfum des fleurs, un bonheur, une quiétude dans la solitude d'Elise.

L'hiver – lui - donne de l'espace à Retord : le paysage dans sa pureté se fait minimaliste, offrant ses pelouses cristallines de dentelles diaphanes, une efflorescence divine, émaillée de forêts dont les arbres irréels, fantomatiques, étincellent sous les ciels océans ; les routes s'ourlent de monts immaculés.

L'hiver et ses neiges donne à Retord sa féerie : c'est le retour en soi, le baume sur les plaies secrètes, la naissance, l'aube dans sa pureté. C'est là, derrière le carreau, qu'Elise attend les premiers flocons, le dos chauffé par la pierre de la cheminée où le feu chante par tous les temps.


la petite fille des autans

Naître à Retord pour Elise du Plateau des Autans, c'est revenir toujours à ses enchantements. C'est ici qu'elle naquit, herbe folle de vertitude - ce vertige de tendre pousse où, le nez dans l'herbe, elle respire doucement, les yeux clos. Elle voudrait manger le vert comme on vit, qu'il l'emplisse jusqu'à ce qu'elle ne devienne qu'un immense champ - ne tolérant que la blancheur d'une marguerite ou le sang d'un coquelicot, au bord de sa peau de verdure. Le Plateau des Autans la laisse, longue tige dressée, cheveux mêlés par les vents, perdue dans ses silences. Lorsqu'elle s'allonge parfois sur la mousse au pied des arbres, elle sent son cœur battre, comme en attente du premier souffle de la vie. Le regard qu'elle lève alors au ciel, qu'elle aperçoit à travers les branches, est parcouru de nuages. Folle de bonheur elle se sent, enfant paisible et sage.

Elle craint parfois qu'on lui vole le silence du plateau des vents et des oiseaux. Elle ne veut pas être un foin coupé sans odeur, une pelouse minuscule et lisse : ce tapis sans âme des villes. Lise veut s'imprégner de vert, n'être qu'un champ agité par les vents sous les ciels aux bleus mouvants. Elle se sent comme une prairie et se met à chanter ; sa voix s'élance – solitaire et pure – vers le ciel où vole l'oiseau ; les notes de leurs chants mêlés sont une musique qu'on entend nulle part ailleurs. C'est le concerto secret du Plateau des Autans, où vivent les oiseaux et les vents.


Pourtant par ce beau matin d'été, alors qu'elle ouvre le volet, l'homme de la vallée est venu ; il ne s'est pas attardé – on ne s'attarde pas à la solitude.

Elle a trouvé devant sa porte un colis ; sans doute quelqu'un s'est-t-il trompé : qui pourrait offrir un cadeau à son abandon ? Pourtant c'est bien son nom qu'elle déchiffre avec surprise, imprimé sur le papier.

La peur d'une incursion, dans sa solitude d'herbe folle et libre, la fait fuir à toutes jambes hors de la ferme abandonnée de la combe aux fleurs. L'enfant a filé par la forêt au Crêt du Nû. Alors que l'oiseau déchire d'un coup d'aile le ciel cyan, son regard s'est posé sur l'estampe des Alpes . Ses yeux ont erré aussi loin que le ciel le permet - vers l'infini du tapis cristallin des neiges étincelantes du Mont Blanc qu'elle a découvert il y a plusieurs « hier ». Un soleil glorieux enflamme le lointain, captivant le regard hagard de la fuite. Elle reste émerveillée de ce paysage vierge et flamboyant. Le cœur d'Elise palpite au rythme de l'éternel frémissement de la nature.

Nul bruit dans la prairie - sinon celui du grillon ou de l'oiseau qui, de son aile, donne la fraîcheur à ses joues. Le silence a posé sur ses yeux ses longs doigts cotonneux – Lise s'est endormie au chant de l'oiseau des autans.

C'est la fraîcheur du soir qui l'a réveillée. Vite, il lui faut rentrer, mettre du bois dans la cheminée ; quand le soleil se couche la nuit tombe vite et l'air se fait plus frais dans la combe abandonnée - même au plus chaud de l'été.

Lorsqu'elle franchit la porte, elle trouve le colis qui l'attend. C'est en tremblant qu'elle l'ouvre ; désarmée devant l'insolite objet ; il y a tant de temps qu'elle ne vit qu'en compagnie du vent et des oiseaux.

Son regard reste émerveillé devant ce qu'elle découvre ; c'est une aquarelle qui représente un paysage de Toscane ; sur la toile un arbre s'élance vers le ciel, c'est un arbre qu'elle n'a jamais vu sur le Plateau des Autans. Le tableau s'intitule : le cyprès. Le mur de pierre de la grande pièce est bien vide, plus de portraits depuis la mort des siens qu'elle retrouve en pensée sur le plateau, à l'écoute du vent et du chant de l'oiseau bleu qui la rejoint de plus en plus souvent depuis l'offrande de quelques graines sur le rebord de la fenêtre.


le cyprès

Le tableau a pris la place d'honneur dans la ferme, meublant toutes les absences. Le silence s'est fait palpitant. Désormais, Elise ne gravit plus le Crêt du Nu pour contempler la nature et tenir compagnie à l'oiseau ; elle passe ses journées à regarder l'arbre dans le tableau, fermant les volets parfois, contemplant le tableau à la lueur de quelques lampes.

C'est son oncle qui a offert le tableau ; Elise lit la lettre qui l'accompagne avec avidité ; quelle n'est pas sa surprise : elle est invitée en Toscane à venir découvrir le cyprès représenté sur la toile. Elise reste hésitante.

Bien avant elle, le plateau des vents et des oiseaux a deviné que la solitude de l'enfant n'est plus la même désormais. Fascinée par le tableau, elle oublie souvent d'ouvrir le volet pour donner des graines à l'oiseau; elle ne voit plus ni les ciels, ni les fleurs ; sa peau refuse maintenant, outre la caresse des vents, l'effleurement de l'aile de l'oiseau.

Elise se dit pourtant : « tu ne dois pas partir, quelque chose te retient ici dans cette ferme perdue. Que vas-tu faire sous le soleil de Toscane ? Contempler de près le cyprès que tu admires sur le tableau ? Et après ? Tu vas te fermer quelque part, en te précipitant là-bas. Tu n'auras plus de mots à caresser, plus de fleurs à regarder chaque matin, comme si tu les avais enfantées ; tu n'auras plus d'oiseau porté par le vent jusqu'à ta fenêtre ou ta porte. Tu ne seras plus seule, mais le veux-tu ? Es-tu seule vraiment ? » Elise sait au fond d'elle qu'il est des voyages à ne pas entreprendre, des portes ou fenêtres à ne pas ouvrir, de peur que d'autres portes et fenêtres ne se ferment – plus importantes encore que le voyage entrepris.

- Qu'est-ce qu'un cyprès au ciel de Toscane, alors qu'il te suffit du regard dans le tableau pour voyager, tout en restant au Plateau des Autans ?

Elise est têtue, sauvage comme la flamme dans la cheminée : avoir posé sur regard sur le tableau est un fil étrange qui la lie, venu on ne sait d'où. Elle n'a plus envie d'un regard en arrière, elle doit trouver un nouveau souffle. Il lui faut partir sans plus attendre, que le rêve devienne réalité. Pourquoi ? La question revient lancinante, se heurtant aux murs de l'inconsciente conscience.

ELise a fait son bagage. Abandonnant le plateau des Autans à la solitude de ses combes secrètes, à ces soirs d'été où l'orage furtif arc-en- cielise de fugitives brumes, elle abandonne les terres alourdies de chaleur, aussi palpitantes de vie qu'une gorge de pigeon.

L'enfant a rangé dans sa mémoire, aux tiroirs de la déraison, la combe secrète des premiers jours du monde. Dans son extravagance, elle oublie les rocailles de fleurs et de baies, le vol citronné du papillon, la vertitude où elle baignait et l'oiseau bleu des silences.

- Ai-je raison ? Je ne suis sûre de rien sans vouloir me l'avouer ; n'est-ce pas irréel cette course à la recherche d'un cyprès contemplé sur un tableau ?

Elle s'est sauvée de nuit, honteuse. C'est une fuite afin de ne pas voir la fin d'un après-midi où, derrière les persiennes, filtre - muet à ses côtés - le souffle du jour alangui ainsi que l'oiseau, sur la branche endormi.

Elise est partie comme on court : à perdre haleine, le cœur battant et troublé. Elle laisse à la nuit la maison solitaire, les montagnes d'estampes sombres, la prairie palpitante de vie et le sommeil paisible de l'oiseau.

La Toscane a pris Elise, grillant sa peau d'herbe folle de la montagne des Autans, posant sa bouche brûlante sur le jeune cœur voyageur. La terre ici n'a pas la même saveur, elle a le goût de l'inconnu, du baiser que l'on dérobe à pleine bouche.

Le cyprès se dresse devant elle, solitaire, plongeant la cime de ses branches vers l'ocre du ciel couchant. Le temps arrête sa course et la laisse le souffle court - le regard fixé sur l'arbre de la réalité. L'irréalité du voyage est devenue tangible. Un grand rire, aussi fort qu'un sanglot pourtant l'a saisie.

- Ai-je eu raison de partir et d'abandonner la montagne des vents et des oiseaux ?

Quelque chose lui manque, un inachevé dans cette image de la réalité. Un je ne sais quoi d'indéfinissable la laisse vacillante, effrayée. Une vague de nostalgie la prend, envahit sa mémoire, la noie d'un malaise diffus. Sous le ciel de Toscane, il manque quelque chose ou quelqu'un, mais quoi ou qui ?

Une irrépressible envie de partir la saisit.

- « Je dois revenir au pays » a-t-elle crié à son oncle.

Elle jette à la hâte quelques vêtements au fond de sa valise.

- Il se passe un événement dans ma combe secrète. Qu'ai-je oublié qui me laisse le cœur affolé et chagrin ?

Elle quitte la Toscane comme une passante qui fuit, comme si elle n'était jamais venue. Elle est devenue une ombre au pays rose des cyprès.

Elle va enfin retrouver l'ivresse des sens, sa montagne aux parfums entêtants, les oiseaux et les vents et ces talus d'herbe folle où elle plonge avec ferveur son visage. La ferme l'attend, isolée, muette, silencieuse; elle pénètre dans l'obscurité bienfaisante de ses murs, avec un délice et un ravissement mêlés de crainte.

Elle a ouvert les persiennes d'un geste vif, pour que le soleil illumine le cyprès sur le tableau.

L'oiseau est là sur le rebord de la fenêtre, fragile dans la mort. Lorsqu'elle le prend au creux de ses mains tremblantes, un grand froid la saisit : l'oiseau est glacé ; elle comprend trop tard que le cœur palpitant ne battra plus jamais pour elle. En place du regard si vif qui croisait le sien chaque matin, un oeil de ciel laiteux la contemple sans la voir. Aperçoit-elle une larme à ce regard, fantôme errant de ciels océans arpentés de nuages ?


l'oiseau bleu

Tremblante, tenant l'oiseau au berceau de ses mains, elle se tourne vers le tableau. Son regard se fige, halluciné : sur la toile, l'oiseau est dans le tableau ; dans un coin - elle le voit en son vol; ELise se rend compte qu'elle n'avait vu que l'arbre dans le tableau. Elle sait désormais qu'elle s'est égarée, oubliant l'oiseau - alors qu'il a toujours été là, minuscule présence des autans, au cœur des abandons.

A l'heure où elle partait, dans sa quête d'un cyprès, l'oiseau est mort de solitude et de chagrin. Pourra-t-elle pleurer aux vents du Plateau des Autans ce regret qui la ronge ? L'oiseau entendra-t-il sa plainte ? Saura-t-il pardonner, lui offrir à nouveau son chant ? Viendra-t-il encore floconner ses ciels, la laissant s'abreuver - repentie - aux brumes de son vol ?

Le regard buvant le ciel dans sa pureté, à l'heure des vents d'été - elle reste plus solitaire qu'avant, à la recherche de l'oiseau perdu. A jamais il hantera le tableau, sa mémoire et les autans de son plateau.

Elle vient de comprendre que la solitude ne naît que de soi, quand on ne regarde pas ; la solitude naît quand on aime mal les êtres, les ciels parcourus de nuages, l'herbe folle au bord du ruisseau et l'oiseau - ce miracle des cieux. La solitude naît surtout quand on ne s'aime pas.

Le soir avant de s'endormir, avant que ne tombe la nuit sur la combe, l'enfant relit dans son cahier secret ces mots de Johannes Kühn qu'elle trouva et écrivit d'une écriture appliquée :

«
Si seulement venait le peintre,
Si venait le Seigneur,
S'il parlait, et qu'ainsi advenait son silence, comme maintenant ;
Quand les pigeons
Tirent sur leurs blanches ailes de midi
Comme sur des rames nues à travers le ciel ».

Puis elle contemple le tableau où vit l'oiseau du peintre, libre auprès du cyprès.

Quand la nuit descend, l'enfant pleure l'oiseau qui mourut d'amour. Au fond de son cœur elle prie pour le retrouver un matin et voler à ses côtés, dans cette lumière que l'on trouve nul part ailleurs – celle de la gloire triomphale de l'aube, nimbant le plateau des oiseaux et des vents. Demain, elle ira à la chapelle de Retord, pour que le vœu formulé se réalise dans l'année.

Peut-être entendra-t-elle alors, porté par les vents, mêlé au tintement grêle de la cloche de la chapelle, le chant de l'oiseau des Autans.


texte  Roselyne Carrier-Dubarry
Illustrations d’Estrid Cortembert Tuulma
pour francopolis mars2009
recherche Ali Iken


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Créé le 1 mars 2002

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