J’ouvre
un oeil. C’est dimanche. Ouvre l’autre. Me lève. Ouvre les
volets. La maison est sombre. Un peu plus qu’à
l’accoutumée. Je tente une lumière. Puis une
autre. Rien n’y fait. Une bougie peut-être. Un chandelier entier.
Inutile. Le gris s’étend. Il quitte les stratus pour venir
s’installer à mes côtés. Patient.
Nous restons là un instant. Comme deux vieilles connaissances,
hésitant à
s’étreindre. Tu aurais pu prévenir, dis-je, sur mes
gardes. Je vais faire du thé, mais je n’ai pas beaucoup de temps.
Je quitte le salon sur la pointe des pieds. Rejoins la cuisine. Allume
toutes les lumières. Ouvre les fenêtres. Un froid de deuil
m’enveloppe. Qu’importe. J’allume le gaz. Une flamme bleue chatouille
l’eau glaciale. Peut-être la fera-t-elle partir ? Je choisis un
thé.
Ce sera un Ceylan. J’en verse une poignée dans le creux de ma
main. La couve d’un soupir pour mémoire. Puis la jette dans la
théière. Verse l’eau. Frémissant. Une
bouffée de Sri-Lanka s’échappe en vapeurs. Je la hume.
Ferme les yeux. Et m’enivre. Pas besoin de frotter la
théière. Le génie de la mémoire m’emporte
vers un autre décembre, sans gris ni tristesse. L’orange prend
le pas sur le gris.
L’amour sur la
mélancolie. Une bouffée d’images tendres m’envahit tandis
que s’ouvrent les feuilles. Une perle de sel vient s’y perdre. J’ouvre
les yeux. Le thé est prêt.
Je ferme les fenêtres. Retourne au salon. Le gris est toujours
là.
Insensible à mon manège. Je sers une tasse. M’installe
dans le canapé.
Que viens-tu faire ici, dis-je ? Je n’a pas envie de te voir. Tu le
sais. Tu ne fais pas partie de moi. J’ai des tas de choses à
faire et des tas de gens à voir. Ma vie est enfin un
succès. Laisse-moi en
profiter. Retourne donc d’où tu viens et arrose nous
plutôt d’une
bonne pluie. Ce serait bien, ça, une bonne pluie.
Mais tu ne dis rien. Tu ne me regardes même pas. Tu n’en as pas
besoin puisque tu vois avec mes yeux, insinues-tu.
Je rassemble alors quelques bûches, brise quelques brindilles et
y jette une allumette. Une délicieuse odeur d’hiver enveloppe la
pièce. Je vais chercher un coussin et m’installe devant la
cheminée. Je vais t’exorciser. Tu vas voir. Je fixe les flammes.
Fais le vide. Le feu s’insinue dans mon âme. Je le force à
réduire mes pensées en cendres. Mais les espoirs
déçus et les désespoirs jaloux sont des phoenix
coriaces. Ils passent devant mes yeux. Me percent le coeur.
S’évanouissent. Puis renaissent. Ce ne sont plus des
pensées qui dansent dans les flammes. Ce sont des futurs
à l’âme froide et à l’issue triste.Je me
lève d’un bond. Ca suffit, crie-je. Je t’ai dit d’aller pleuvoir
ailleurs. Charognard de l’amour. Tueur d’espoirs. Serial killer du
dimanche. Casse-toi.
Je me ressers une tasse. N’insiste pas, lui dis-je. Tu n’en auras pas.
Je ne t’ai pas demandé d’être là. Je ne t’accepte
pas. Je voulais juste un dimanche tranquille, à courir dans les
feuilles. A me reposer. Que veux-tu, finis-je par dire. Dis-le moi ce
que tu
veux, une fois pour toutes. Dis-le moi. Vas-y. Crache.
J’entends alors comme une musique. C’est lointain. Comme un souvenir
sans images. Puis cela devient plus fort. C’est du violon. Une boucle.
Cela emplit l’espace. De plus en plus fort. Je me souviens maintenant.
Je me souviens.
Sous le choc, je m’assieds à même le sol. Je sens le gris
tourner autour de moi, de plus en plus pressant. Non… Je ne veux pas.
Non… tu n’oseras pas. Mais le gris tourne de plus en plus vite.
M’enveloppe. Il n’est plus froid maintenant. Il est tiède comme
un édredon au matin. Et la musique prend tout l’espace. Des
flashs passent devant mes yeux. Non… je ne veux pas. Je ne veux plus.
Non…
Accepte. Sembles-tu dire. Accepte. Je tente de fuir. De me lever. Mais
je n’ai plus la force. Tu me maintiens au sol. Mais pas comme on se
bat. Tu me tiens comme on réconforte un enfant. Quoi ? Tu n’es
pas un réconfort. L’oubli est un réconfort. L’oubli
n’existe pas dis-tu. Pas plus que l’espoir. Tout n’est que possibles.
Ce n’est pas vrai, dis-je dans un souffle. L’espoir est toujours
présent. L’espoir est la vie. Accepte! Tonnes-tu.Puis tout
s’arrête. En un instant. Il n’y a plus de musique. Plus de
chaleur. Plus de froid. Plus rien. Je suis à nouveau seul.
Pendant une seconde je me dis que tout est fini.
Puis tout explose. Me submerge. Je revois hier. Je suis heureux.
Amoureux. Je revois le premier baiser. La première nuit. Puis la
seconde. Je revois chaque jour. Les bons comme les mauvais. Je ne suis
plus ici et maintenant. Je suis là-bas et hier. Puis soudain je
me scinde. En deux, puis en dix. Je suis dans mille passés, dans
une infinité de futurs. Je vis tous les possibles. Je suis
père à trente ans. Je suis mort à vingt-huit. J’ai
une maîtresse. Non, elle a un amant. Nous avons un petit
appartement. Un huissier sonne à la porte. Nous nous embrassons.
J’ai une grande maison. Je suis au chômage.
Elle est riche. Nous sommes heureux. Je suis riche. Elle est
mère au foyer. Nous sommes malheureux. Ou l’inverse. Elle me
trompe. Je la quitte. Elle me quitte. Nous nous retrouvons. Elle meurt.
Nous sommes une famille recomposée. Elle meurt en accouchant de
notre premier enfant. Elle se drogue. Nous traversons un parc, vieux et
heureux,
avec nos petits enfants qui courent autour de nous. Je la revois
enceinte d’un autre homme. Je pleure. Je la revois enceinte avec un
autre homme. Sait-il que je suis le père ? Elle est enceinte et
je caresse son ventre. Je suis heureux avec une autre. Je suis triste
et seul. Elle est heureuse seule. Je suis triste avec une autre. Elle
me voit père. Elle est femme d’affaires. Je la revois
mère. Je suis homme d’affaires. Nous n’avons pas d’enfants et
mourons à la guerre.
Nous ne nous connaissons pas. Les possibles s’accélèrent.
L’amour. La tristesse. La joie. L’indifférence. La famille. La
solitude. La mort. La compassion. Le partage. Les regrets. La jalousie.
La haine. La plénitude. L’amitié. Les illusions. Les
images se superposent. S’annulent. Se complètent. Se
contredisent. Puis cela cesse. Lentement. Délicatement. Les
possibles s’estompent et je reviens. Ici
et maintenant.
Je me lève. Tremblant. Les dernières braises du feu
crépitent doucement. Il pleut.
Je retourne à la cuisine. Fais chauffer l’eau. Choisis un
thé japonais. Vert. Verse l’eau sur les feuilles. Retourne au
salon. Toute la maison résonne du ciel qui s’épanche.Que
se passera-t-il quand il arrêtera de pleuvoir ? Le soleil
reviendra-t-il ? Se lèvera-t-il demain ? Qu’importe.