![]() Petits tours de champ & Vision annotée des airs que se donne la Francophonie |
|
|||||
|
||||||
CONTE - RÉCIT Quelques
pétales rouges sur un drap de neige. Quand j'y repense la première image qui monte c'est la petite chambre mal éclairée. Une lumière pâle, un peu jaune, parce que les volets sont fermés. Sur le lit il y a un grand drap blanc qui descend jusqu'au sol. On dirait un navire. Dans mon souvenir, ce lit est immense et la chambre minuscule. Dehors c'est l'hiver. Un hiver froid. Il gèle. Il ne neige pas encore. Il gèle. Dans la chambre aussi il fait froid. On a coupé le chauffage. Je suis assis au pied du lit sur une chaise. Quand je rentre dans la chambre je m'assois. Toujours sur la même chaise. Je n'y reste jamais très longtemps. Parce qu'il fait froid dans cette chambre. Je suis assis et je regarde droit devant moi le lit-navire-blanc. Je n'ai plus que ça à faire, me rassembler dans un regard perdu. Etre là, à la charnière de la désolation. Quand je rentre dans la chambre je m'assois et je pose ma main sur le drap blanc. En fait, je ne pose que le bout des doigts. Le silence est rigide, fragile comme une pellicule de givre posée sur l'océan. Tout est silence maintenant. Et je sais que tout sera silence jusqu'à la fin des temps. Sur le lit sont posés des pétales de roses. Je revois très bien cette couleur de sang noir, des roses jetées sur le blanc du drap. Un jour, en dérivant dans une lecture fastidieuse quelques mots m'ont sauté au ventre, c'est Perceval. A la fin du livre il vient de blesser une oie avec sa flèche. L'oie blessée s'est enfuie. Dans le livre il fait froid aussi, et la neige habite toutes les lignes, toute la parole, l'écriture brusquement blanchie à son tour. C'est Perceval qui tombe en suspend devant trois goutes de sang sur le blanc de la neige. Et brusquement le livre se paralyse. Perceval est dans l'égarement de sa raison, dans l'effarement de ces trois taches de sang, et tout s'arrête, il n'y a plus d'aventures, plus de Graal, plus rien que ces trois goûtes de sang dans le blanc de la neige. Perceval oublie tout, il est dans une fascination absolue, le monde est effacé, et toute son âme lui revient en mémoire ; cette belle jeune fille, et cette mère qui tremble d'avoir enfanté un garçon si turbulent. Il ne bouge plus. Il n'entend plus. Il est dans la traversée de sa chair. Ce retrait est sans doute le premier acte de la tragédie. Plusieurs auteurs ont évoqué cette scène de Perceval. Sans doute à cause de l’abîme qu’elle dévoile et creuse en nous. L'image fusionne les univers, et condense les temps. C'est un précipité. D'où cette sensation d'aspiration lorsqu'on la lit. Aspiration et carambolage. L'image c'est un accident de la langue, une catastrophe miraculeuse. Un vertige. Elle est au cœur du mystère. Puisque c'est une folie. Puisque c'est une révolte contre la raison, contre la tyrannie. Elle unit et sépare en même temps. Elle concentre et divise, rapproche et éloigne. Un feu. L'image coupe, déchire, perce, traverse, claque comme l'éclair, enfante. Elle invente un monde nouveau. Elle est promesse et refus, et abandon. Pourtant elle est si vulnérable, si fragile, elle ne tient que sur le fil coupant du texte, elle ne tient que par le balancier des mots. Elle ne tient à rien, en fait. Elle est en suspension dans un monde parallèle, hors de toute dimension, une femme nue couverte de voiles transparents. Hors de tout, vagabonde qui a quitté sa maison. Sans feu ni lieu. Ingénue, inconvenante, elle est devant nos yeux, invisible et présente, comme le parfum de l'amoureuse apporté par le vent. Elle surprend toujours, elle maraude, entre par effraction dans l'œil des mots effarés, elle ne laisse aucune trace, pas d'empreinte, pourtant le coup de hache est là, et bien là. Car l'image a erré, longtemps traînée, longtemps braconnée avant de lâcher son coup, avant d'ouvrir le texte en deux, en mille éclats. Elle rôdait dans nos veines, cachée dans l'ombre opaque de la langue. Et elle traverse en diagonale nos sens éteints. C'est l'humeur du sang. Et vouloir la saisir, la comprendre, la tenir est aussi vain que de vouloir retenir dans ses bras une femme tzigane. L'image est une eau débordante et folle. Ce qui la fait naître c'est un désarroi. L'impossibilité de signifier. C'est d'abord un échec. Les mots s'écrasent les uns sur les autres. Ils s'empilent, comme des pierres inertes, et mornes, et mortes, sur le mur plat et triste du texte. Le rêve s'enlise. La main se crispe et tremble. Dans la chambre il faisait froid et il y avait tous ces pétales rouges sur le drap blanc. Et la vie dans mes veines s'est rétrécie. Tout semblait s'être figé en cristaux transparents, coupants, prêts à se briser, même ma mémoire s'est durcie. Même le temps s'est durci. Il fait encore si froid ce matin quand j'y repense. Le drap ne faisait aucun pli, chaque pliure a été cent fois repassée. Elle, elle est là, au milieu des roses. Allongée au milieu des roses. Prise dans le froid des heures. Elle ne parle plus. Quand on est allongé au milieu des roses on ne parle plus jamais. C'est une chose qu'il faut savoir. Le drap la couvrait jusqu'à la taille, ses jambes cachées, ne faisaient qu'une tout petite vague d'écume blanche. Parce qu'il faut comprendre qu'elle était devenue si petite. Si petite. Elle ne pesait plus rien. Sa vie touchait l'os. Son nez paraissait immense. A l'instant je viens d'aller regarder une des rares photographies d'elle, je la connais par cœur cette photo. Elle avait dix-huit ans. Une photo en noir et blanc dans un cadre doré accroché dans le salon. Sur la photo son nez est parfait, comme le reste. Elle avait une beauté évidente, fraîche, avec quelques ombres de gravité, un peu d'inquiétude dans le regard. A dix-huit ans c'est normal, l'inquiétude donne du mystère. Mais là, dans son visage d'os, je ne pouvais plus rien lire. Les lèvres n'étaient pas jointes, de la chaise j'apercevais le reflet blanc d'une dent. La veille les hommes noirs s'étaient enfermés avec elle pour les derniers maquillages, les derniers habillages. J'avais encore dans ma poche les petits poèmes que je lui avais lus. Je m’étais assis sur le lit en désordre dans la chaleur de la chambre, dans la lumière de ses yeux, mon cœur battait, on parlait tout bas, on était juste dans le souffle de nos mots. Je lui ai lu cinq misérables poèmes. J'ai bien vu ses larmes à la fin. Il ne lui restait plus rien, et en plus elle me donnait ses larmes. Nous étions tous les deux, elle a passé sa main dans mes cheveux et son geste s'est terminé en une caresse sur la joue. Après un long silence elle a seulement dit : " Pardonne-moi ". Pourquoi, pardonne-moi ? Pardon de quoi ? Je n'ai rien pu répondre. Pourquoi pardon, maman ? Tu n'as rien à te faire pardonner. Tu meurs, ce n'est pas de ta faute. Nous nous sommes regardés un long moment. Notre dernier tête à tête. Maintenant il fait froid dans cette chambre, assis je serre les papiers de poésie, et mes yeux se perdent dans cette vison de ce corps au milieu d'un cercle de pétales rouge. Quand les hommes noirs sont sortis, quand j'ai pu la revoir, je me suis approché du lit, je me suis penché et j'ai baisé son front. J'ai sursauté. Le froid sur mes lèvres. On sait bien que les corps qui meurent sont froids, on le sait. Et pourtant c'est un savoir impossible. Je suis allé m'asseoir. Deux jours. Deux jours, et je n'ai pas pleuré. Pourquoi ? Pourquoi n'ai-je pas pleuré. Je ne le sais toujours pas. Perceval, durant un instant est arraché de sa vie, arraché de son corps, il ne sent plus rien, ni le froid, ni les hommes qui s'agitent autour de lui. Rien. Je suis dans un silence hagard, pétrifié. Et le temps dure comme l’hiver. Ca fait trente ans, et je suis toujours dans un silence hagard. Je n'ai pas pleuré, est-ce que tu comprends maman ? Je n'ai pas pleuré, est-ce que tu me pardonnes ? Elle est partie la petite fille Dans un ciel boursouflé de tendres blancheurs Elle est partie là où les mots éclatent en grelots Elle est partie sans rien dire à personne En chantant sur des airs symphoniques Douce et folle musique Qui s'étale en éternité Dans cet espace de fluidité Où chaque particule se tait La petite fille est partie Sur son nuage de folie Emportant avec elle Dans ses bras enserré Un bouquet de violettes Un bouquet de bleuets Bleu et rouge Comme un couchant d'hiver Comme un pays perdu Ou comme un enfant triste. Et les mots défont la mémoire. Alors l'image naît du mouvement, du geste, de l'élan, c'est un pas de danse qui échappe au danseur, c'est un temps de plus dans la valse, un pas décalé, invisible et lumineux. Le clair dans l'obscur. Une vision brutale et douce comme la mort. Une île dans l'immensité. A elle seule elle veut sauver le texte qui sombre. Et la main qui fait naufrage. L'image naît du geste. Elle est conséquence et prémonition. Comme la vague qui n'est rien, mais qui est aussi, la mer. Et qui déploie un mouvement qui la dépasse. Car la vague, même la plus insignifiante, sait l'océan dans son entier. Et c'est cette insignifiance suprême qui nous fascine. Et c'est ce savoir fatal qui nous trouble. L'image est d'un autre temps que le texte, d'une autre dimension. Et dans sa trajectoire enveloppante elle cherche un Autre, un pays, un rivage. Elle est de la saison suivante. En coupant le texte dans le gras, dans l'immobile, elle cherche une autre continuité qui devance, outrepasse, submerge, le texte qui croit l'accueillir. Car l'image connaît les lieux, parce qu'elle les visite la nuit, durant notre absence. Elle porte déjà le texte bien avant sa présence, elle sait des espaces interdits que l'écriture ne connaît pas. Elle est ignorante des lois. Et ne vaut que par l'élan silencieux qu'elle dépose entre les mots, et à la suture qu'elle laisse sur l'iris. Alors l'écriture peut continuer à déployer sa lente spirale. Car l'écriture se refuse à commencer. Ecrire c'est continuer. Une façon de tendre vers l'infini. Ecrire c'est continuer, c'est partir et s'éloigner du centre ignoré. Et l'image danse et plie nos paroles, même s'il y a du meurtre en elle, même si elle sauve et tue le texte, même si elle l'affirme et le dénie dans le même souffle. Elle reste le regard de l'éphémère sur la face de l'éternité. L'œil qui la fixe, et qui la fait brûler. Maintenant il fait froid dans cette chambre, assis je serre les papiers de poésie, et mes yeux se perdent dans la vison de ce corps au milieu d'un cercle de pétales rouge. Je me suis approché du lit, je me suis penché et j'ai baisé son front. Et le froid sur mes lèvres a réveillé la mort en moi. On sait bien que les corps qui meurent sont froids, on le sait. Et pourtant c'est un savoir impossible. Je suis allé m'asseoir. J’ai regardé en silence ce navire blanc bordé de pétales. J’ai regardé mon naufrage. L’attente, de ce qui venait d’advenir. Et parfois écrire. .
![]() "Suzette 1931-1973" *****
Franck
NICOLAS
pour francopolis décembre 2008 recherche Liette Clochelune
====== Vous
voulez nous envoyer des articles sur des chanteur de
langue française ou des contes ? Vous
pouvez soumettre vos articles à Francopolis par courrier
électronique à l’adresse suivante : |
Créé le 1 mars 2002
A visionner avec Internet Explorer