Petits tours de champ
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CONTE 

Rubrique nécrologique
de
Michèle Menesclou

Szmul Jakubowicz habitait avec sa famille dans un petit shtetle* près de Lodz en Pologne. Cordonnier de son état il vivait plutôt confortablement, car comme disait son père Itzak-bénit-soit-il, lui-même cordonnier : «on aura toujours besoin de chaussures pour marcher !».
Artisan réputé, Szmul était un des notables du village et faisait partie du comité communal avec Monsieur le rabbin Gootenker, Joseph Greenblatt le boucher, le charpentier Yakkow Pickholtz, Andrzej Schecher l'apothicaire et, chose exceptionnelle dans un schtetel de Pologne, une femme : Chochana-la-marieuse.
C’était un village paisible. Depuis le dernier pogrom, aucun événement exceptionnel ne s’y était produit. Ce que les habitants craignaient plus encore que les Cosaques, c’était les dibbouks, et même si on en parlait, personne n’en avait encore jamais vu. Une fois par mois sur la place, non loin de la synagogue, il y avait un marché où l’on vendait de tout, c’était le plus grand événement en dehors des fêtes religieuses. Tous les ans, après les fêtes de Tichri qui vont de Roch Hachana à Kippour, le comité votait le « budget ».
Après des semaines de ferveur religieuse et de pardon collectif, les honorables membres de cette assemblée reprenaient leurs bonnes habitudes lors de séances houleuses. Durant ces foires d'empoigne où ils ne se gênaient pas pour se traiter de tous les noms d'oiseaux, ils répartissaient les maigres fonds récoltés grâce à la tzedaka* : la rénovation de la toiture de la maison des pauvres, l'achat de bancs neufs pour la synagogue, une rente pour une veuve dans le besoin… Sans être vraiment riche, le village était prospère. Il n'y avait eu, en ces temps bénis, aucun pogrom depuis au moins une décennie et le schtetel vivait en bonne intelligence avec les villages des Gentils* voisins.
 
Szmul était marié depuis de longues années à une femme aimante et attentionnée, Rifka.
Rifka avait toutes les vertus : elle se levait à l'aurore pour préparer les pains, faire la lessive et s'occuper du petit potager.
Elle nourrissait les quelques poules que la famille possédait, préparait les repas quotidiens et les gâteaux des jours de fêtes. Épuisée mais satisfaite, elle se couchait la dernière, après avoir reprisé le linge ou tricoté des chaussettes. Jusqu’à l’allumage des bougies du shabbat*, elle n’arrêtait pas. Rifka n'avait qu'un seul défaut aux yeux de Szmul : elle avait été incapable de lui donner un fils. Trois filles, ils avaient eu trois filles ! Trois dots !

Estera, l'aînée, venait d'avoir 17 ans. Avec ses cheveux de séraphin et ses yeux clairs comme l'eau du mikvé*, elle était la plus jolie des trois. Les commères, qui savent évaluer une jeune fille comme un bouvier sait estimer ses bêtes, la considéraient comme la plus belle du village. Les deux autres filles Jakubowicz : Sarah et Hannah étaient beaucoup plus ordinaires selon lesdites cancanières. Szmul espérait pour son aînée un très beau parti. Les mariages, c’était l’affaire de Chochana-la-marieuse.
 
Chochana Slawinski était veuve depuis longtemps, personne ne pouvait dire son âge. Elle fumait des cigarettes comme les hommes et parlait d’une grosse voix éraillée. On lui prêtait quelques pouvoirs magiques, elle était crainte.
Elle frappa un matin à la cordonnerie de Szmul.
- Szmul, lui dit-elle, j’ai à te parler.
Il posa son marteau et retira de sa bouche la multitude de petits clous qui l’encombraient.
- Qu’y a-t-il Chochana, tu me fais peur, un malheur… ? Le Rabin… ?
- Mais non, le rabbin Gootenker se porte comme un charme. Je viens te voir pour ta fille !
- Laquelle ?
- Tu fais le schmock Szmul ? Estera bien sûr ! Ta fille a dix-sept ans et elle est en âge de se marier.
- Déjà ?
- Ne me dis pas que tu n’y a jamais pensé, Szmul. Comme tout père normalement constitué, tu espères un bon mariage…
- C’est vrai…
- Estera, est une petite effrontée qui danse parmi les hommes à la synagogue, mais elle est belle et peut prétendre à un parti intéressant, reprit Chochana.
 
Une date fut décidée et Chochana-la-marieuse rencontra Estera. Elle la devina charmante, intelligente et douée de qualités féminines comme la fantaisie, l’humour et l’esprit. Mais elle lui trouva aussi les qualités d’une future bonne épouse pieuse et dévouée. Chochana retourna voir Szmul à sa boutique :
- Vois-tu, Szmul Jakubowicz, ta fille est parfaite, je l'ai examinée
des pieds à la tête, elle n'a pas le moindre défaut. On ne pourra pas en dire autant de ta cadette qui a une dentition de cheval et pour laquelle j'aurai beaucoup de mal à trouver un parti !
Quant à ta benjamine , il est un peu tôt pour savoir ce qu'elle donnera, maisj'ai déjà ma petite idée. Estera, elle, peut prétendre épouser un homme fortuné et doté de grandes qualités. Je crois savoir qui il lui faut.
- Ah oui, et qui ? lui demanda Szmul impatient.
- Tu connais Pinkus Zeligman ?
- De nom, comme tout le monde, mais c'est un veuf !
- Exactement, Pinkus Zeligman est veuf depuis deux ans, il est venu me voir récemment pour que je lui trouve une « bonne » fille à marier, jolie et saine. Sa première femme, morte en couches, ne lui a pas donné d'enfant… tout Lodz et ses environs en ont beaucoup parlé à l'époque, tu te souviens ?
- Il n'est pas un peu… âgé ?
- Ne sois pas meshuga* Szmul, il est riche comme le roi Salomon et il ne te demandera pas de dot. De plus il offrira à ta fille de très bonnes conditions de vie : sa maison est grande, il possède de nombreux domestiques et tout le confort moderne. Il paraît même qu'il a un téléphone!
- Un téléphone ? Et pour appeler qui ?
- Peu importe Szmul Jakubowicz ! Qu'est-ce qu'un père peut demander de plus ?

En effet, Szmul ne demanda rien de plus. L'affaire se conclut et il fut entendu que Pinkus Zeligman viendrait au village aux premiers jours du printemps rencontrer Estera.

Quel rude hiver que cet hiver-là ! Il avait neigé abondamment et les routes étaient quasiment impraticables, il n'était question pour personne de se rendre en ville. Le journal et les lettres arrivaient par voiture spéciale de Lodz au compte-goutte, avec le courrier du rabbin. Szmul était abonné à un hebdomadaire dans lequel il lisait les nouvelles de la planète Yiddish (et accessoirement du reste du monde) : le bulletin des naissances, les mariages et la rubrique nécrologique. Le Soir de Lodz l'informait des mouvements cosmiques des collines de Lodz aux rives de la Warta.
Ce vendredi-là, le courrier arriva tard dans l’après-midi. Szmul posa son journal sur la table en se promettant de le parcourir à la sortie du Shabbat*. Lire autre chose que la Thora*, du vendredi à la tombée de la nuit jusqu'au soir du samedi, était sacrilège. Szmul était un homme pieux et n'aurait pêché pour rien au monde. Rivka revenait du mikvé* rose et purifiée comme il se doit de toute femme pratiquante et fidèle aux prescriptions religieuses. Il dînèrent en famille d'un pâté de foie de volaille et de crepler*.

Après avoir écouté Estera entonner quelques chants du shabbat, accompagnée au violon par Hannah, ils allèrent se coucher l'âme en paix, en gens simples.

Le samedi, à son retour de la shoule*, Szmul s'installa confortablement dans son fauteuil favori, porta à la bouche sa pipe de bruyère – il n'était pas question de l'allumer le jour du shabbat - et dévora la première page du Soir de Lodz. Rifka lui apporta ses chaussons et un morceau du makiovec* (gâteau au pavot) qu'elle avait confectionné la veille.
Tout en mangeant, il tournait les pages de sa gazette dans un petit bruit de froissement exagéré qu'il affectionnait. Soudain il émit plusieurs gloussements et commença à s'étrangler. Son visage prit une teinte lie de vin et aucun mot articulé ne sortit de sa bouche, excepté quelques borborygmes inquiétants qui alertèrent Rifka. Elle se précipita : «  Mon Dieu, je suis en train de tuer mon époux avec mon makiovec, que je sois maudite ! ». Elle lui tapa dans le dos avec vigueur jusqu'à ce que les joues de Szmul reprennent une couleur normale. Ses yeux étaient exorbités.
- Re-regarde ordonna-t-il à sa femme, regarde ce qui est écrit ici !
Rifka lut l'entrefilet juste sous l'index de son mari dont l'ongle était noirci par le travail du cuir :
 « Nous avons appris avec beaucoup de chagrin, le décès accidentel de Estera Jakubowicz survenu dans sa dix-septième année. Nous adressons à ses parents, Szmul et Rifka Jakubowicz ainsi qu'à ses sœurs Sarah et Hannah, nos plus sincères condoléances ».
Rifka porta la main à sa poitrine et tomba évanouie.
Qui avait bien pu annoncer une nouvelle pareille. Et pourquoi ? Une fois Rifka ranimée, on convoqua les trois filles. A la lecture du journal, elles semblèrent toute aussi surprises que leurs parents. Estera et Hannah étaient atterrées, mais Sarah, la deuxième des filles Jakubowicz, éclata de rire :
« C'est une farce que quelqu'un a voulu nous faire, il n'y a pas de quoi monter un tel cirque ! »
-C'est bien toi, Sarah, de te moquer ainsi de choses aussi sérieuses que la mort !
-Mais que je sache, personne ici n'est mort !
On frappa à la porte, Szmul et « ses femmes », pétris d'effroi se regardèrent en silence. Les coups redoublèrent.
Szmul se leva et ouvrit prudemment. Dans l'encadrement de la porte, se tenait le rabbin Gootenker, la barbe recouverte de neige. Il brandissait le journal Le Soir de Lodz.
- Qu'est-ce que cela veut dire, demanda-t-il avec colère à Szmul. J'ai vu ta fille à la shoule tout à l'heure et elle chantait les psaumes avec tout le monde ! Sais-tu que c'est un sacrilège, une offense à Dieu que d'annoncer la mort de quelqu'un qui ne l'est pas ?
- Je le sais bien, rabbi, tenta de s'expliquer Szmul, je ne sais pas qui a pu imprimer une horreur pareille.

On frappa à nouveau à la porte, c'était Andrzej Schecher. Puis ce fut au tour de Yakkow Pickholtz de tambouriner chez les Jakubowicz. Bientôt, une bonne partie du village se retrouva dans la petite cuisine de Szmul. Chacun voulait s'assurer qu'il n'était rien arrivé à Estera.
Le calme revint.
Szmul décida de se rendre dès le lendemain à Lodz malgré le temps épouvantable, afin de découvrir qui avait fait paraître une aussi abominable nouvelle.
Il s’équipa d’une pelisse d’un bonnet de fourrure et de bottes bien chaudes.
 
Aux lueurs de l’aube, il attela la jument à la charrette bâchée. Il s’enveloppa de plusieurs couvertures de laine en priant qu’il ne neige pas de la journée. Rifka mit à ses pieds un panier de victuailles et Szmul se mit en route. Par chance, le soleil brilla et la route ne fut pas trop éprouvante.
Quand il arriva dans les locaux du journal, il se rendit au bureau des annonces. Lorsqu'il interrogea le préposé pour savoir qui avait déposé cet avis nécrologique, l'autre haussa les épaules et répondit ironique : « si vous croyez que je me souviens de la bobine de tous ceux qui se présentent ici ! Tiens vous, dès que vous serez sorti d'ici, je vous aurai oublié ! ». Puis il reprit son crayon qu'il avait coincé derrière son oreille et se désintéressa de Szmul. Ce dernier tenta bien d'insister, mais le préposé ne le voyait même plus. Être venu jusqu’ici, avoir bravé les éléments (certes, ils avaient été cléments aujourd’hui), et recevoir une réponse aussi méprisante ! Szmul se sentit humilié, il n’était pas prêt à faire demi-tour sans avoir obtenu de réponse ! Le cordonnier appuya plusieurs fois
sur la sonnette posée sur le bureau afin d'attirer l’attention du gratte-papier.
L’autre ne broncha pas. Szmul en rage cria, menaça, tapa du point sur le comptoir. Deux hommes qu'il n'avait pas vu arriver l'attrapèrent par le col de fourrure et le jetèrent sur le trottoir comme un vulgaire sac de charbon. Ils le menacèrent d'appeler la police.
Découragé, déçu et blessé, Szmul revint au shtetel. Il rumina tout le long du chemin en cherchant la meilleure attitude à adopter en pareille circonstance. Le problème c'est que cette situation ne s'était jamais présentée.
 Avec Rifka, ils décidèrent d'oublier cette histoire et de considérer qu'on leur avait fait une mauvaise plaisanterie.
La vie reprit son cours, Rifka ses occupations, Estera et ses sœurs leurs études, leur couture et leur chant, et Szmul, plus troublé encore que ce qu'il voulait bien avouer, retourna à son atelier.
Au matin du vendredi suivant, le courrier arriva de Lodz et, comme à l'accoutumée, le journal de Szmul s'y trouvait également. Trop fatigué pour le lire, il se promit de le faire le lendemain après la shoule*.

Après le repos sabbatique bien mérité, il s'installa dans son fauteuil. Ses chaussons préférés aux pieds il ouvrit le journal. Les affaires n'étaient pas très bonnes, les cours de la bourse avaient chuté, un nouveau chausseur s'était installé à Lodz : des nouvelles
fort peu palpitantes. Puis il se rendit au carnet mondain pour connaître les nouveautés de la semaine.
-Ça alors, par les poils de ma barbe, s'écria-t-il rouge de colère, ça recommence !
Rifka accourut, il lui jeta presque le journal à la figure.
-Regarde, « ils » ont remis ça !
La même nouvelle annonçant la mort d'Estera était imprimée, encadrée par le décès de madame Badash, 78 ans et la perte du cheval de monsieur Sztykgold.
Rifka se mit à pleurer. Les filles accoururent et il fut décidé de réunir un conseil de famille. Tous les cinq s’installèrent autour de la table ce soir là et la chandelle brûla loin dans la nuit.

Au petit matin le calme était revenu dans la maison et chacun repartit vers ses occupations. Chacun oui, exceptée Estera. Une sourde menace pesait sur la tête de la jeune fille : de qui venait-elle et pourquoi. Ils l'ignoraient, mais si c'était un avertissement divin, il fallait le prendre en compte. Il fut donc décidé que, jusqu'à un jour indéterminé, Estera resterait à l'abri dans sa chambre avec l'interdiction d'en descendre, ainsi il ne lui arriverait rien de fâcheux. Il fut également convenu, qu'à tour de rôle, chacun des membres de la famille s'inquiéterait, chaque fois que l'horloge annoncerait l'heure, de savoir comment elle se portait, ou très exactement de voir si elle était toujours vivante. Un signal avait été mis au point pour que la chose ne devienne pas trop contraignante pour tous : on devait donner un coup de manche à balai contre le plafond, auquel Estera répondrait par deux coups de talon sur le plancher de sa chambre. La nuit, tout le monde dormirait.

La première semaine se déroula sans encombre, chacun prenait ses marques : toutes les heures, Szmul, Rifka, Sarah ou Hannah tapaient du balai au plafond, et attendaient les deux coups de talon tant espérés d'Estera. Hannah, la benjamine était chargée d'apporter le repas à sa sœur deux fois par jour. Estera, sembla contrariée les premiers temps, mais finit par s'habituer à son nouveau régime de recluse.
Le vendredi suivant, le journal arriva. Cette fois, Szmul n'attendit pas le lendemain pour l'ouvrir. Avec fébrilité, il alla directement à la rubrique nécrologique. Hélas, l'annonce du décès d'Estera s'y étalait toujours noir sur blanc. Il pesta et décida que le dispositif resterait en place.
Estera, toujours captive volontaire dans sa chambre pouvait lire invariablement la nouvelle de sa mort dans le journal chaque semaine. La vie s'était organisée autour de cela.
Curieusement, elle n'avait pas l'air de dépérir, au contraire, elle n'avait jamais eu aussi bonne mine : ses joues avaient rosi, sa taille autrefois trop fine s'était légèrement épaissie, son corps de jeune fille était en train de se métamorphoser. Sa mère s'apercevait parfois, qu'un pot de confiture avait disparu, qu'un cou d'oie farci avait
été dérobé dans le plat du shabbat, qu'il manquait un pain au sortir du four. Elle mettait cela sur le compte du désoeuvrement de sa fille et la soupçonnait de descendre quelquefois en cachette pour se nourrir et adoucir sa captivité. Rifka n'en souffla mot à son mari, plaignant sa fille de la position terriblement inconfortable dans laquelle elle se trouvait. Comme un coucou suisse, toutes les heures les coups de balai et de talon se répondaient et, en dehors de Sarah que la contrainte commençait à agacer, tout le monde avait pris son parti de la situation. Sarah négligeait même parfois de donner les coups de balai lorsque c'était son tour. Tout cela l'irritait, cette attention portée à Estera la rendait folle de jalousie.

Mars arriva, le froid se fit moins intense. Dans le village, l'histoire de la « mort de Estera » ne faisait plus les choux gras des conversations des commères. Tout le monde avait même fini par oublier qu'elle vivait prisonnière dans sa chambre depuis des mois.
Tout le monde excepté Chochana-la-marieuse. Fin mars, elle se rendit chez Szmul et lui dit :

- Szmul, dans un mois ce sera le printemps, et tu sais ce que tu as promis.
- Oui, je sais, dit Szmul, Pinkus Zeligman doit nous rendre visite
pour faire sa demande. Mais est-il au courant de notre …  « situation » ?

- Oui, il sait. Je l'ai tenu au courant depuis le début et il pense qu'il s'agit d'une plaisanterie de très mauvais goût. Il n'a pas changé dans son intention d'épouser Estera.
- Bien, dans ce cas, dis-lui que nous l'attendons avec joie ! Pour moi, ce sera un tel soulagement qu'un mari prenne le relais…

Après le départ de Chochana, Szmul fit exceptionnellement descendre Estera dans la salle commune. Elle arriva pimpante et gaie.

- Estera, lui dit-il, le temps est venu pour toi de rencontrer ton futur époux, Pinkus Zeligman.
- Mais père, est-il au courant de la malédiction qui pèse sur moi ?
- Oui ma fille aimée, et il n'en fait pas cas, rassure-toi ! Il sera là dans quelques jours.

Estera remonta dans sa chambre, le rose de ses joues avait disparu.
Aux premiers jours d'avril, le temps était nettement plus clément. Les bourgeons éclataient sur les peupliers du jardin, les robes s'étaient faites légères et les cœurs aussi. La famille Jakubowicz pressentait qu'elle allait enfin être soulagée de sa charge.
Sarah s'était remise à rire et à chanter, Rifka s'activait sur le trousseau de sa fille, Szmul tapait avec entrain sur les semelles des chaussures.

Cette nuit-là, la pleine lune s'épanouissait dans le ciel. Le rossignol rouge-queue entonnait son chant crépusculaire, les fleurs du jardin embaumaient jusque sous les fenêtres. Tout était dans l'ordre cosmique, d'une sérénité, d'une quiétude que rien ne semblait pouvoir déranger.

Soudain un cri retentit. Un cri d'homme déchirant le léger voile du crépuscule. Un cri suivi immédiatement d'un bruit sourd de chute.

La lumière s'alluma dans la maison Jakubowicz, Szmul se précipita le premier dehors, suivi de très près de Rifka puis de Sarah et Hannah. Le spectacle qui s'offrit à leurs yeux les paralysa de stupeur. Dans la clarté de la lune, ils virent un jeune homme en pleurs soutenir le corps sans vie d'Estera.

Szmul le repoussa violemment et prit la dépouille de sa fille dans ses bras.

- Que s'est-il passé, se lamenta-t-il, qui êtes-vous ? Qu'est-il arrivé à ma petite fille ?
Le jeune homme, le visage enfoui dans ses mains, pleurait à chaudes larmes.

- C'est de ma faute gémissait-il, tout est de ma faute !

En un flot de paroles entrecoupé de sanglots, il raconta toute l'histoire.

Lui et Estera étaient amoureux depuis de longs mois déjà. Ils voulaient se marier, mais lui n'avait pas un sou vaillant. Il s'appelait Mosiek Paluch et étudiait dans une Yechiva* proche du village. Il fallait se rendre à l'évidence, il ne serait jamais riche et Szmul n'aurait voulu de lui comme gendre pour rien au monde.
Lorsqu'ils avaient appris que Chochana-la-marieuse était venue proposer un parti pour Estera et que Szmul l'avait accepté, Estera avait eu l'idée d'un stratagème. Toutes les semaines, le bulletin nécrologique annoncerait sa mort. L'image d'une malédiction pesant sur elle ferait alors reculer le plus téméraire des fiancés, sauf lui, Mosiek. Et les choses s'étaient alors passées beaucoup mieux que ne l'avaient espéré les amants. Tous les après-midi, les deux amoureux, à l'insu du village et de la maisonnée, se retrouvaient dans la chambre d'Estera. Mosiek montait par une échelle de corde.
Estera n'avait qu'à répondre de deux coups de talon toutes les heures et la vie était belle. Jusqu'à il y avait quelques jours, lorsqu'ils apprirent que Zeligman avait décidé malgré tout d'épouser Estera. Alors Ils s'étaient résolus à fuir ensemble à Lodz aux premiers jours du printemps. Là-bas, ils se marieraient sans rabbin et sans famille.
Et ce soir, alors qu'elle descendait l'échelle, n'ayant pas fait d'exercice depuis des mois, Estera était tombée de tout son poids au sol et s'était fracassée la tête contre un gros caillou.

Mosiek arrêta là son récit, le visage baigné de larmes.

Rifka, les yeux hagards, caressant les cheveux de sa fille morte répétaient en se balançant comme les aliénés d'un asile de fous : « C'était écrit, je le savais. »
 
 ******
Shtetle : village
Tzedaka : charité
Gentils : traduction habituelle de l'hébreu Goyim, nations, qui finit
par désigner les non-Juifs
Mikvé : c'est un bain rituel utilisé pour l'ablution nécessaire aux
rites de pureté dans le judaïsme. C'est l'un des lieux centraux de la vie communautaire juive, avec la synagogue, l'école juive, la yeshiva.
Meshuga : fou.
Crepler : plat à base de bœuf, de foie de veau et de petits légumes.
Shoule : synagogue
Torah : la Torah (loi en hébreu) est le texte fondateur du judaïsme..
Makiovec : gâteau au pavot

Yeshiva : c'est un centre d'étude de la Torah et du Talmud.
Diboukk : un dibbouk ou dybbouk (plusieurs graphies existent à partir de l'hébreu דיבוק signifiant "attachement") est, dans la mythologie juive et kaballistique de l'Europe de l'Est, un esprit ou un démon qui habite le corps d'un individu auquel il reste attaché. Un dibbouk peut être exorcisé.
 


Michèle Menesclou
pour francopolis janvier 2008
recherche Liette Clochelune


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Créé le 1 mars 2002

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