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Les vaches marines

Paule Doyon



Les vaches marines étaient toutes bleues, d’un bleu transparent. Souvent les gens les voyaient, en demeurant persuadés qu’ils ne les avaient pas vues. C’est que leurs cornes dépassaient à peine la surface de l’eau et pouvaient facilement être confondues avec les bois noyés, ou les rats d’eau.

Mais les vaches marines existaient réellement. Quand on avait vécu assez longtemps sur les rives du Saint-Laurent, on n’en doutait plus. Surtout si on avait plus de soixante-dix ans. Parce qu’il y a soixante-dix ans le fleuve n’était pas encore pollué et les vaches marines pouvaient encore y vivre et s’y promener.

Elles apparaissaient le plus souvent le soir. La nuit, elles étaient presque toujours en vue, et les jours de brume aussi. Quand la lune tendait son filet pâle sur l’eau pour les attraper, les vaches se mettaient à ricaner. Car le filet, beaucoup trop mince pour leur taille, remontait toujours vide vers la lune déconcertée.

Mais les vaches marines n’étaient pas si mauvaises qu’on le répétait. Si elles mugissaient souvent toute la nuit, empêchant les habitants des villages riverains de dormir, c’est qu'elles avaient très peur des bateaux. Aussi, quand elles les voyaient venir, elles meuglaient très fort afin que les navires évitent de leur passer sur le dos.

Elles portaient pour la plupart des noms très jolis comme : Rosabel, Adeline Amaryllis, Isolde, ou Nellie. Dans leur pacage, tout au fond du fleuve, elles broutaient les algues à la lueur d’un poisson phosphorescent venu tout droit de l’océan, - et qu’elles avaient baptisé Horatio. Nom qui signifiait, selon elles : « lumière du soleil ».

Horatio était leur chien fidèle. Il n’exigeait, en retour de ses services d’électricité, que la permission de téter de temps en temps le lait de leurs mamelles gonflées... Quand les vaches marines avaient bien brouté, elles se reposaient en se laissant flotter entre deux eaux, pendant qu’Horatio montait la garde autour du troupeau.

Parfois elles faisaient des cauchemars terrifiants, sursautaient… ce qui ne manquait jamais d’agiter fortement les eaux. Si Horatio, s’étant lui-même assoupi, négligeait de les réveiller, des vagues très hautes brassaient alors la surface du fleuve. - Quelle vacherie ! hurlaient alors les marins anxieux.

Mais les vaches marines étaient, en ces moments–là, bien plus malheureuses qu’eux. Quand elles s’agitaient ainsi, c’est que Rufus, le gros taureau roux, à coup sûr enfonçait la porte de leurs rêves, et son œil de flamme les calcinait jusqu’aux os.

Ce que les habitants des bords du Saint-Laurent taisaient, quand ils accusaient les vaches marines de s’être paresseusement laissé couvrir par les eaux, plutôt que de fuir la marée qui un jour de printemps, par curiosité, était montée un peu plus haut, c’est le nom de Rufus, leur vénéré taureau...

Rufus avait gagné toutes les médailles du mérite agricole, tous les rubans. Aussi, au retour de l’exposition - lui dont le caractère n’était déjà pas facile avant - devint si autoritaire, si méchant, que les vaches devaient, pour ne pas déclencher sa colère, s’interdire de somnoler quand il était présent. À tour de rôle, chacune devait lécher, afin qu’ils soient toujours bien propres, chacun de ses rubans. Et vint un jour où Rufus s’emporta même de leurs ruminements !

Les vaches, interdites, ne savaient plus comment digérer… et Rufus finit par leur commander, pour leur propre bien, de ne plus manger. C’est alors qu’elles avaient commencé à maigrir. Leur corps avec le temps devint translucide. Quand la marée monta jusqu'à elles, elles étaient devenues si légères, qu’en redescendant tout naturellement elle les entraîna…

Rufus, devant la marée qui lui ravissait son troupeau, fit une scène terrible. En le voyant trépigner au bord de l’eau, les vaches apeurées nagèrent un tout petit peu pour aider la vague à les emporter. Rufus, toujours en colère, avança imprudemment dans le fleuve…et sous le poids de ses médailles en deux glouglous se noya.

Les vaches, grâce à leur maigreur, longtemps surnagèrent. Elles eurent le temps de se construire des ouies et quand, engraissées par le plancton qui flotte en abondance sur l’eau, elles commencèrent à s’enfoncer, elles pouvaient aussi bien vivre immergées que les poissons qui les saluaient amicalement pendant qu’elles descendaient, d’étage en étage, vers le fond.


Elles s’installèrent en un endroit où poussaient en quantité les herbes marines. Dès qu’arriva Horatio et qu’elles eurent, par le fait même, l’électricité, elles se trouvèrent si heureuses que l’appât du plus magnifique champ terrestre à brouter n’aurait pu, en ce temps là, les convaincre de remonter.

Hélas! avec les années l’herbe marine s’épuisa. Les hommes déversaient toutes sortes de vilaines choses dans le fleuve. Les vaches, peu à peu, se mirent à dépérir. Elles avaient profité trop longtemps de l’apesanteur de l’eau et leurs membres s’étaient atrophiés. Les vaches marines, avec leurs courtes pattes, étaient devenues incapables de marcher.

Quasi asphyxiées par la pollution de plus en plus prononcée du Saint-Laurent, elles remontaient de plus en plus souvent à la surface des eaux pour meugler leur tristesse aux habitants des villages.

Et c’est ainsi que les phares, en les entendant chaque nuit, finirent par se mettre à meugler eux aussi…
 
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Paule Doyon
Recherche Juliette Clochelune
pour Francopolis
novembre 2007 

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Créé le 1 mars 2002

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