Rêve en Roulis-Clapotis
Où
il est question d’une Maman qui était une toute petite fille...
C’était une fois, une fois de plus,
comme souvent commencent les histoires, un endroit très beau où vivaient la
plus étrange des Petites Filles et la plus étrange des Mamans.
Iskay, c’était le
nom de la petite fille – et l’on sent bien déjà toute l’étrangeté de cette
histoire à la seule étrangeté de son nom – habitait une péniche, dont les
fenêtres rondes ouvraient vers le ciel de grands carrés bleus. La péniche
était solidement amarrée entre les grosses et larges pierres, qu’un maçon de
la Creuse, rêveur... et tailleur de pierres de surcroît, avait finement
ouvrées sous les fenêtres et les balcons ventrus.
Nous pouvons être étonnés de
l’emplacement de la péniche, mais tout grand navigateur peut affirmer que ce
qui différencie une péniche, d’un paquebot, d’un triporteur, d’un cargo, d’un
trimaran, d’un gros chaland, c’est bien évidemment, la petitesse de ses
chambres et la finesse des dentelles à ses carreaux. Tel était donc le signe
distinctif qui faisait vivre Iskay dans une
péniche.
Au caractère étrange de son
habitation, s’ajoutait le nom, non moins étrange de sa rue, bien nommée la
rue des Wallons, pour le bombement lisse et gris de ses pavés et aussi, et
surtout pour ces petits vallons verts et fleuris que l’imagination de tout
enfant citadin substitue aisément à l’encombrement hurlant des voitures, à la
géométrie anguleuse des immeubles et des carrefours, à la bouche édentée et
nauséabonde du métropolitain.
Enfin, ce qui confirmait le signe
d’une prédestination à l’étrangeté c’était que le métro trouvait à cet
endroit-là un trou du ciel, où il s’engouffrait, prenait son élan, faisant
semblant de toucher encore les rails et au mépris de toutes les règles de
sécurité, agitait ses vieux wagons de bois. Les voyageurs riaient très fort,
car ils se croyaient à la foire du Trône, cette grande fête royale qui
clignotait au loin de tous ses néons emmitouflés d’hermine.
Iskay plaçait ses
mains sur les vitres pour éviter les inconvénients du tangage et là,
regardait inlassablement l’envol du métro. Parfois, le chef de train mettait
un gros œillet à sa boutonnière et saluait la péniche d’un grand cri de corne
de brume.
*
Dans la
péniche vivait Maman. La plupart du temps, elle allait à terre pour le
ravitaillement bien sûr, et aussi pour se promener. Elle aimait tant dévorer
le temps en café crème et croissants chauds, marcher sur les ponts frileux en
travers de la Seine, fouiller les vieilles malles aux Puces, ce grand marché,
où les chats et les puces réconciliés somnolent sur des monceaux de dentelles
et passementeries. Lorsqu’elle rentrait à la péniche, elle s’asseyait tout
près du bastingage, prenait tendrement Iskay pour
la bercer en rêve-et-roulis clapotis.
Tel était ce moment-là du retour de
Maman.
Mais l’histoire ne peut s’arrêter là,
à ce point de voyage immobile… Maman savait si bien marcher sur la péniche
qu’elle courrait parfois dans tous les sens. Et pour se donner de
l’importance, elle retapait un lit, cuisinait des petits plats et de gros
gâteaux. Toute cette agitation dans le but quelque peu exhibitionniste de
montrer qu’elle avait le pied marin...
La deuxième manie de Maman était
d’entreprendre d’énormes lessives pour le plaisir malicieux d’y accrocher des
épingles en bois et d’écouter le linge claquer dans le vent. Il faut dire
aussi qu’elle nourrissait le rêve d’un grand voilier pur et blanc. Iskay le savait. Aussi la laissait-elle avec un rien de
condescendance placer son oreille près du séchoir de la salle de bain, où le
vent glissait parfois, les matins calmes et soyeux.
Mais venait aussi le MOMENT le grand
moment des métamorphoses. Ce moment-là que nul Chat Botté, nulle Petite
Sirène, nul Petit Poucet n’est censé ignorer. Iskay
quittait alors son poste de vigie, fouillait la boîte à jouets et installait
table magique, assiettes de bois doré, lits de poupées, petits papiers
froissés, secrets, peluches râpées et perles colorées et...tant et tant de
tout petits objets que je n’en peux conter. C’était alors le signal pour que
Maman, nullement déconcertée, se RAPETISSE.
Eh Oui ! À peine cet attirail
lilliputien était-il installé que Maman devenait toute petite, si petite
qu’elle aurait pu entrer dans la boîte à jouets ! Mais Iskay
s’en gardait bien car elle avait en horreur les jouets animés. Non !
Simplement, Maman devenait une petite fille qui savait immédiatement
grignoter un gâteau imaginaire, préparer une recette fameuse avec de l’eau et
du sable, tailler dans un mouchoir un drap de lit, s’habiller d’un bout de
ruban, écraser un tube de gouache, se barbouiller le visage de couleurs
vives, mâchonner un fil pour avoir l’air de manger du chewing-gum, traverser
entre les pieds de table les salles immenses d’un palais. Bref tout ce qui
conditionne la vie d’une véritable petite-fille.
*
Iskay choisissait
ce moment-là pour jouer, disait-elle, « à la Maman » et imitait en
tout point Maman, de petits plats en gros gâteaux et même de café-crème en
croissants chauds. Maman, quant à elle, se laissait bercer en
rêve-de-roulis-clapotis, où défilaient dans sa mémoire, à peine déformées par
le temps du voyage, des images de terres rousses et de granit bleu, avec des
chênes creux où dorment les hiboux, images d’enfant, d’avant qu’elle soit
Maman.
Il faudrait bien des lignes et du
papier si beau pour raconter avec minutie, le mouvement subtil du rêve-en-roulis-clapotis et des minutes
pleines jusqu’aux silences ronds... À force de regarder tourner les ronds
dans l’eau, avec des trous profonds où plonge la mémoire. À force d’enjamber
les ponts entre les mots, j’ai toqué au carreau. Maman avait repris sa taille
de Maman et déjà s’affairait : « À table ! Il faut manger ! »
Iskay s’ébrouait,
au sortir de son jeu, encore tout étourdie. N’était-elle pas en train
d’imaginer un beau voilier pur et blanc pour elle et pour Maman ! Le
linge claquait au vent, juste derrière la nuit. Le métro repliait ses ailes.
La péniche assoupie clignotait aux
étoiles.
© Mireille Diaz-Florian
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