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Petits tours de champ 

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Archives : Contes et chansons 

 

Novembre-Décembre 2023



Michel Ostertag : À Paris, l’hiver n’est pas un cadeau

 

(Pour rêver d’une histoire vraie qui finirait en conte de fée…)

 

Une image contenant plante, arbre, sapin, conifère

Description générée automatiquement

Peinture par l’auteur.

 

 

 

Le froid est tombé sur Paris. C’était devenu difficile de coucher dehors. Franky, par copinage, connaissait une cabane de chantier pour la nuit, du côté de l’Opéra, rue de Provence où un immense chantier venait de s’ouvrir. Deux cabanes, en retrait, étaient offertes pour la nuit. Le chef de chantier leur faisait de la place avant de quitter son travail et permettait qu’ils allument le réchaud afin de chauffer l’atmosphère, mais seulement une heure ou deux. Par économie et aussi par mesure de sécurité. Une asphyxie est vite arrivée et il ne voulait pas être embêté par ce genre de maladresse.

Entassés, les copains, les uns sur les autres se tenaient presque chaud. Le matin, ils se faisaient chauffer un petit café noir, ils étaient frigorifiés, la mise en route pénible, les membres endoloris, la tête vide, la poitrine comme givrée de l’intérieur. Le liquide brûlant coulait en traînée de feu à l’intérieur des boyaux. On pouvait suivre son itinéraire point par point. Ils n’osaient pas se lever et encore moins sortir pour aller pisser ; dès les premières lueurs du jour, ils devaient déguerpir pour laisser place nette aux ouvriers du chantier. Alors, ils nettoyaient tout, avec soin, c’était la moindre des choses, ils savaient trop la chance qu’ils avaient et ils ne voulaient pas la perdre. Le plus dur, c’était de reprendre la rue, sans but précis. À la première heure, P’tit Louis avait du mal à suivre les autres, sa jambe le faisait souffrir. En queue de peloton, il se laissait couler. Au début, ils ne l’attendaient pas, alors, ils disparaissaient au coin d’une rue et il restait seul. Par la suite Franky avait dû leur expliquer, pour qu’ils prennent patience et P’tit Louis pouvait recoller au groupe.

Quand P’tit Louis touchait sa pension, ils mangeaient tous ensemble. « Je n’allais pas bouffer mon fric seul dans un coin sous le regard des autres. Quel type aurai-je été ? ».

L’hiver était revenu sur la capitale. Il avait de plus en plus de mal à marcher. Faut dire aussi qu’il ne faisait pas trop d’efforts à combattre la maladie. Le vin blanc était toujours le meilleur remède qu’il connaissait pour supporter le mal de vivre… Avec le mauvais temps son désir de liberté lui fit abandonner le petit groupe. Il perdit de vue Franky et ses compagnons. Il se surprit à errer dans des quartiers qu’il ne connaissait pas, à la découverte de lieux inconnus, terres vierges, encore quelques ponts, quelques rues, abris insolites, figures nouvelles, il posait son baluchon ici ou là, il se lavait les pieds à la grande eau de la Seine et le visage au grand air du large.

Appartenir à Paris, être de Paris, vivre à Paris, quelle ville envoûtante ! C’est comme faire l’amour avec une femme, c’est respirer son parfum, goûter à sa chair, boire à sa bouche, c’est entendre le plus petit souffle de sa respiration, c’est écouter sa voix, retenir ses paroles, comprendre sa pensée, c’est vouloir la protéger. Il était en elle, sur elle, près d’elle, il lui parlait à l’oreille et quand quelqu’un lui manquait de respect, il était le premier à vouloir la défendre. Il était son amant le plus fidèle. Paris, c’est aussi comme un jouet qu’on aurait dans les mains et avec lequel on jouerait du matin au soir, sans se lasser jamais. Mais ce qu’il voyait dans certains coins de Paris lui donnait à penser que la gangrène s’installait en plusieurs de ses membres… Abattu, il s’asseyait par terre les deux mains sur les genoux, le menton dessus et il réfléchissait aux remèdes à apporter, insensé qu’il était ! Qu’avait-elle à espérer de lui, cette ville lumière ! Il avait le sentiment d’être un amant trompé par toutes ces hordes d’étrangers qui déferlaient des quatre horizons du monde.

Barda sur le dos, P’tit Louis devait reprendre la route… La quitter une bonne fois pour toutes ; il n’en avait pas vraiment le courage… Et puis tant qu’il fait à peu près beau sur Paris, il ne peut s’y résoudre. Il connaît chacune de ses pierres, de ses recoins, de ses impasses sans lumière ni air, de ses porches accueillants, de ses bouches de métro aux courants d’air chauds les soirs d’hiver, des petits bistrots au zinc de sa jeunesse, mais pourquoi a-t-il fallu que tes habitants aient changé autant ? « Dis-moi, explique-moi, je ne demande qu’à comprendre… » murmurait-il à lui-même.

Fêtes carillonnées au Sacré-Cœur. La Grand-messe tonitruante de musique et de fastes. Ors et splendeurs de la religion. À mendier, on se sent bien petit ! Mais P’tit Louis ne mendie pas, nuance, il étudie, il savoure le spectacle de ses concitoyens. Avec intensité. Rien ne le réjouit autant que de voir les gens aller à la prière et en revenir. Le supplément d’âme qu’ils acquièrent, les changent-ils au point de le voir, lui, P’tit Louis ? Il n’a pas cette impression… Il irait même à croire le contraire ! Il est celui qu’on ne voit pas. Il n’existe pas… Il est un passe muraille, couleur camouflage, il se confond avec les pierres des immeubles. Debout ou couché, vivant ou mourant, qui verrait la différence ? Personne. Il est hors statistique, hors recensement. Il n’est plus un des leurs. Pourtant, le geste de René, son copain, un clochard comme lui, sauvant un enfant qui se noie sous un pont de Paris, qui est-il ? Troublante confusion… Merci à dire ou pardon à demander… On ne sait plus très bien. Il n’a de mains à tendre à personne. Un signe tout au plus. Il reste prêt à qui viendra le voir, lui prouver à lui, en fait, qu’il existe quelque part et qu’il peut rendre service encore. Sa vie est à celui qui veut bien s’en saisir, s’en occuper…

Son périmètre de marche se réduit de jour en jour. Paris devient une petite ville de province, un quadrilatère bordé d’un fleuve, d’un square, de quelques rues, de deux ou trois cafés… Une certaine angoisse coule en lui. Avoir peur de mourir, avoir peur de souffrir, avoir peur de l’hôpital toujours un peu sordide malgré les modernisations successives, avoir peur de disparaître seul, tu comprends ça, SEUL !

Vivre seul, c’est une chose. Un choix de vie. Mais mourir seul, c’est tout autre chose. Les mômes, si seulement il y avait les mômes. Plein autour de lui, autour de son lit d’hôpital… Mieux qu’une infirmière trop souvent absente et qu’il faut sonner longtemps pour l’avoir à soi une petite seconde. « Je ne retournerai pas à l’Hôtel-Dieu, à quoi bon, je ne suis pas dans la norme des malades qu’ils savent soigner. Je mourrai dans mon coin, comme j’ai vécu. Incognito ».

Un rayon de soleil, bien pâle, sur ses jambes lui fait le plus grand bien. À l’inverse du froid, il lui redonne force et vitalité. Le sang circule à nouveau dans toutes ses artères. Le soleil, un bon remède qui combat les méfaits du froid de la nuit.

Et quand la nuit est un peu fraîche, il y a toujours une bonne âme qui étend sur lui une petite couverture afin qu’il dorme en paix.

Le bien de certains quartiers, c’est qu’on dirait qu’ils ont été pensés pour les miséreux, construits pour eux, rien que pour eux. Petites rues reliées les unes aux autres par de longues cours, escaliers tarabiscotés conduisant à des paliers à claire-voie, à la lumière blafarde où il n’est pas rare de retrouver des potes à P’tit Louis, emmitouflés, dilués dans la nuit, le souffle court comme pour ne déranger personne. Les ballots de tissu laissés par les ateliers de confection offrent un endroit moelleux pour s’étendre et se cacher tout à la fois. Le long du passage à ciel ouvert la nuit donne à celui qui veut regarder, quelques-unes de ses étoiles posées sur un fond bleu noir. On peut s’endormir ravi d’un tel spectacle. Demain, c’est dimanche et la vie appartient à tous.

Pour se donner du courage, il repense à ces jours d’été qui ont été pour lui de vrais jours de vacances. P’tit Louis n’a jamais goûté avec autant de ferveur l’indicible bonheur d’être de Paris, de vivre Paris, de respirer Paris pendant ces jours d’été. Le jour du 14 Juillet par exemple, ses bals, ses flonflons, la musique militaire ; le mois d’août aux rues désertes et aux touristes ébahis. Paris est à lui seul. Gardien du temple, voici ce qu’il était devenu !

Puis il a fallu rendre ce qu’il s’était approprié.

Puis le froid est revenu, par période, à la tombée de la nuit, pour disparaître aux premiers rayons de soleil. Par petites touches successives. Jusqu’au moment où il est revenu au grand jour, le salaud ! Franky n’avait plus eu la permission de la cabane de la rue de Provence, le chef de chantier avait quitté son boulot et le nouveau, un petit pète-sec, ne voulait rien entendre de cette magouille humanitaire !

Cette fois-ci, ils ont été pris de court, lui et ses foutues jambes qui réduisent sa liberté de manœuvre… une nuit, il a failli crever net… Il se souvient, il s’est retrouvé à la péniche de l’Armée du salut comme un novice qui passe sa première nuit à la belle étoile… pourtant, le froid n’avait pas été aussi terrible que ça, il l’avait ressenti comme une simple petite poussée sans plus, c’était tellement vrai que des gars de son âge, il était le seul ou presque à avoir mal réagi. Il était devenu plus sensible aux variations de température, il fallait qu’il se rende à l’évidence, l’âge lui jouait des tours ! Après quelques jours, pas plus que le délai régle­mentaire, il s’est ressaisi et il a repris sa vie déambulatoire. Il avait beaucoup de mal à changer de quartier. Revenir du côté des Halles lui prit presque deux jours… Le froid devenait intense. Il se mit à tousser. Il avait pris froid, sûr ! Il ne sortait plus de sa tanière. L’argent qu’il avait en poche ne lui servait plus vraiment. Peu d’amis autour de lui. Seuls deux petits enfants, un Portugais et un Antillais qui habitaient dans le quartier venaient lui rendre visite de temps en temps, à la sortie de l’école. Ils lui achetaient un croissant ou un pain au chocolat. Un mercredi où ils n’avaient pas classe, ils voulurent l’emmener faire une promenade. À force de persuasion, ils réussirent à le convaincre :

- Si, P’tit Louis, laisse-toi faire, on t’aidera, tu verras… Regarde le ciel, il fait beau, profitons-en…

Il avait du mal, énormément de mal à marcher, mais au bout d’un moment, ça allait mieux. Ils ont longé le Seine, il avait voulu revoir le Louvre, son cher Louvre ! Puis ils ont atteint St-Germain l’Auxerrois où il s’est effondré sous le porche pour souffler un moment. Entouré de ses deux enfants de rencontre comme il les appelait, il se sentait, malgré tout, en confiance. Soudain, une vieille voiture s’est arrêtée devant eux. Deux enfants qu’il a reconnus tout de suite en ont jailli. Adrienne et Mathieu, deux enfants qu’il connaissait bien, deux enfants du temps heureux où il avait un toit, une chaleur autour de lui, deux enfants qu’il aimait comme si ç’avait été ses propres enfants…

Puis le type qui était au volant est descendu et les deux enfants se sont dirigés vers lui. Adrienne et Mathieu se sont jetés dans ses bras.

- Qu’est-ce que vous foutez là, vous deux ? Lança P’tit Louis.

- Hé, ça fait deux semaines que nous te cherchons, dans toutes les rues de Paris… Regarde, on a une photo de toi pour demander aux gens s’ils ne t’avaient pas vu ! Où étais-tu passé, dis, P’tit Louis ?

- Oh ! Partout et nulle part !

- Ce monsieur, c’est un voisin, dit Adrienne en présentant le type qui était au volant.

- Et ces deux-là, ce sont mes aides, tu vois… répondit P’tit Louis.

- Viens, on t’emmène chez nous. Je veux pas que tu sois dehors cet hiver, et puis c’est très bientôt Noël. On t’a trouvé un coin tranquille, tu verras, ça te plaira, j’en suis sûre. Et puis, tu pourras nous aider à nouveau dans nos devoirs… Viens, ne te fais pas tirer l’oreille, p’tit Louis.

Et tout bas :

- On a besoin de toi, tu sais…

Il n’y avait rien à ajouter.

Il s’est laissé conduire dans la Renault ferrailleuse, ils sont passés dans son antre prendre une dernière harde qui lui appartenait. Il embrassa ses petits camarades, les seuls visages humains de ces derniers jours. Il a promis de revenir les voir, dès le printemps, histoire de prendre de leurs nouvelles. Adrienne avait pensé à tout. Une bouteille thermos contenant du café chaud les réconforta. La chaleur du liquide, P’tit Louis avait un peu oublié combien ça pouvait être bon au ventre.

Quand ils arrivèrent, Yvonne était sur le pas de sa boulangerie, les mains sur les hanches, le sourire aux lèvres.

– Voici, notre P’tit Louis ! Eh ! Bien, tu nous en as fait du souci !

Il sentait mauvais, il s’en rendait compte. Il avait mal à la poitrine, il toussait, une barbe de plusieurs jours, les vêtements en haillons, mais le portefeuille plein de billets de sa pension qu’il venait de toucher. Chez elle, la chaleur subite lui fit tourner de l’œil : manque d’habitude. La piaule qu’on lui avait trouvée, c’était juste derrière. Une grande pièce chauffée, un lit, une table, un abri, un toit…

Pour le premier soir, ils n’ont pas voulu le laisser seul. Il s’est lavé à l’eau chaude, on lui a donné des vêtements propres, il a taillé sa barbe. Plus présentable, le gars ! Puis, ce fut le repas, tous ensemble, dans la fumée des cigarettes, à boire et à manger avec frénésie, le bonheur ! Les conversations à haute voix, il n’avait plus l’habitude, trop de choses à la fois. Il avait la tête qui lui tournait. Il n’a pas pu rester jusqu’à la fin. Il a préféré aller se coucher. S’enfouir au plus profond des draps. Le pyjama, à la place de ses vêtements, lui fit l’effet d’être tout nu !

La tête sur l’oreiller, il avait la sensation de tomber dans un puits infini ; la douceur des couvertures, la chaleur qui l’entourait, tout cela l’empêchait de dormir. Où était-il ? Il pensait à ses nuits dernières, au froid, à la solitude des coins perdus, aux ombres qui se faufilent entre deux rayons de lune, au froid qui s’insinue entre le papier journal froissé, à travers le plus petit interstice, le froid qui vous gèle le bout des oreilles et vous prend les pieds dans son étau mortel… Engelures, le drame !

Il avait chaud au ventre, le vin l’avait réchauffé comme il avait oublié qu’il pouvait le faire, quand il accompagne un morceau de viande. Il avait le rouge aux joues et la chaleur était descendue jusqu’au bout des jambes. Bien-être suprême !

Il s’est endormi et il a rêvé.

Il a rêvé qu’il était riche et qu’il habitait dans le quartier des Halles un palais ancien. Deux fois par semaine, il appelait son valet de chambre et lui disait :

- Gaston (il s’appelait Gaston), veuillez préparer le repas traditionnel…

Et aussitôt, voici Gaston qui habille la grande table de la salle à manger d’une nappe rutilante de blancheur, sort la plus belle vaisselle qu’on puisse posséder, les verres en cristal, allume de magnifiques flambeaux aux mille bougies, tandis qu’une douce musique se répand dans toute la maison. Quand il eut fini tous ces préparatifs, il se tourna vers P’tit Louis et lui dit :

- Maître, tout est prêt.

Alors, il dit :

- C’est maintenant l’heure, vous pouvez ouvrir les portes.

Alors, les portes de la maison se sont ouvertes. Dehors, sous la neige qui tombait à gros flocons, une foule de miséreux, en guenilles, la barbe glacée, attendait là depuis de très nombreuses heures, car cela se savait dans tout Paris qu’à une certaine adresse du quartier des Halles, un homme immensément riche offrait deux fois par semaine un repas de fête à tous les miséreux de la capitale.

Le vin chaud coulait en abondance, la viande rouge garnissait les grandes assiettes, une pièce montée finissait la fête. Puis chacun repartait sans avoir oublié de recevoir, juste au moment de quitter le porche d’entrée, une pièce de cent francs en argent et des jouets car c’était la veille de Noël… Des jouets de toutes sortes, des traditionnels et aussi des modèles électroniques, de ceux qui s’allument et s’éteignent sans arrêt…

À son réveil, P’tit Louis n’a parlé à personne de ce rêve, il l’a gardé pour lui seul. Il n’a pas voulu se lever de suite. Un rayon du soleil d’hiver filtrait de la fenêtre près de son lit. Ses rayons chauffaient sa couverture. On tambourina vigou­reusement à la porte d’entrée. C’étaient Adrienne et Mathieu, tout essoufflés, ils avaient couru, ils portaient avec eux des croissants et un bol de café chaud.

- Tiens, c’est pour toi, pour te donner des forces !

Et Mathieu d’ajouter :

- Joyeux Noël ! Et puis on a apporté nos livres d’arithmétique… Il faut que tu nous aides à résoudre un problème qu’on ne comprend pas…

À ces mots, P’tit Louis ne put retenir les sanglots qui montaient de sa poitrine, il se retourna contre le mur pour se cacher de tant d’émotion et se laissa aller à pleurer tout son saoul le temps aux enfants de monter sur le lit et de l’étreindre de toute la force de leurs petits bras.

- Vous êtes mon plus beau cadeau de Noël ! Murmura P’tit Louis.

 

©Michel Ostertag



 

Michel Ostertag

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Créé le 1 mars 2002

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