Petits tours de champ
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BEYA

Michèle Ménesclou


 
« Beya ? Elle n’a que cinq ans et je dis, moi, qu’un vieux sage s’est caché dans l’écorce de cette petite fille. »
Voilà ce que disait son grand-père lorsqu’il parlait de Beya.
Depuis qu’elle savait mettre un pied devant l’autre, Beya accompagnait sa mère au marché, elle trottinait derrière elle en soulevant un gigantesque couffin. Elle soufflait, elle peinait, mais ne disait rien, ne se plaignait pas.
Aujourd’hui, maman a une charge tellement pénible : elle porte un bébé dans son cœur. Il a l’air si gros, si lourd, que parfois Beya a peur qu’il perce le ventre de maman et tombe au sol.
On lui a dit : « Beya, tu vas avoir un petit frère ou, qu’à Dieu ne plaise, une petite sœur. Tu seras la grande, celle qui devra lui montrer ! ». Lui montrer quoi s’est demandé la petite fille, cette nouvelle responsabilité semble si grave, si sérieuse… Elle se sent une personne importante, mais pas l’héroïne de cette histoire à venir , le vrai personnage central, c’est le petit frère. Même si son devoir est sacré, ce ne sera plus elle la reine !
Elle grimpe sur le petit marchepied en bois que lui a fabriqué son père et elle est à la bonne hauteur pour aider maman à la cuisine. Elle pétrit de ses doigts légers la pâte du pain qui, à force de petits coups donnés de la paume de la main, s’affermit jusqu’à devenir dure comme la corne du bélier. Elle se bat contre cette matière indocile, elle ne veut pas se laisser vaincre. Mais maman la lui retire des mains : « Laisse, je vais finir ! ».
Lorsqu’elle a un moment, juste après avoir lavé la vaisselle, Beya s’assoit devant la maison, à même la terre. Devant elle, le désert. Elle habite ce que d’autres appellent « les portes du désert ». Ces portes, elles sont faites de vent et de sable, elles sont invisibles et mystérieuses comme le chant du chergui, se dit Beya. Elle regarde le soleil - prodigieuse orange tombée du ciel - se poser l’espace d’un souffle entre deux collines. Puis il disparaît, laissant l’horizon orphelin de lumière.  Des larmes coulent alors sur ses petites joues brunes. Prise par l’émotion, Beya frissonne, c’est son secret.
Mais la voix de papa gronde : « Beya, il faut te coucher, demain nous partons à l’aube. »
Elle sait que demain, maman, papa et elle, prennent la route pour se rendre chez Omma, la mère de papa, une vieille dame revêche et rugueuse comme la peau du lézard ; elle fait peur à Beya. Chaque fois qu’Omma la voit, elle lui claque un baiser sec et pointu et soupire en disant, « J’espère que le prochain sera un fils ! »
Beya s’endort, le cœur un peu lourd, la tête sur l’oreiller bosselé par les boules de coton mal réparties. Elle devine qu’après ce voyage, rien ne sera plus pareil.

Les bruits familiers et légers du matin la tirent du sommeil. Elle sait bien, petite fille que le vent a élue pour confidente, elle sait que le bébé est sur le point d’arriver. Plus personne ne lui porte la moindre attention, elle n’existe plus, et s’efface pourtant de bonne grâce devant l’événement imminent. Autrefois, papa sortait son tambourin, il frappait sur la peau tendue et, pendant qu’il agitait les clochettes, Beya dansait en cadence, marquant chaque son de grelot d'un petit pas, elle ondulait ses jolies mains, frisant l'air brûlant de l'été. Elle semblait flotter au-dessus du sol, au dessus du temps, suspendue en apesanteur. Papa riait aux éclats, maman tapait dans ses mains… Il y a longtemps que le tambourin n’a plus fait écho dans la maison…

Maman est montée sur l’âne, elle est grosse, si grosse et son visage a l’air si las. On marche des heures, le soleil vient à peine de se lever et n’a pas encore rendu brûlant le sable de la route. Beya tombe de sommeil, elle marche les yeux fermés. Elle dort en avançant. Dans son rêve elle se voit voler au dessus des collines, à la rencontre de l’orange céleste, elle la découpe en quartiers, chacun irradiant une lumière dorée. Beya rit dans son rêve. Elle doit rire aussi dans la réalité parce que papa la regarde puis arrête le cortège en essuyant son front. « Nous allons souffler un moment », il sort les gargoulettes et boit une bonne rasade d’eau fraîche après avoir servi maman et Beya. Maman geint un peu, elle est épuisée ! Beya lui masse le bas du dos. Cela repose un peu la pauvre femme fatiguée. Et Beya a les mains si douces, si sûres pour une enfant de son âge, elle sait quels sont les gestes, quelles sont les positions et où sont les points de souffrance. Beya soulage.
« Repartons ! dit papa directif et impérieux malgré les faibles protestations de maman, nous devons arriver avant que le soleil soit au zénith. »
Maman s’est levée, courbée en deux, se tenant à l’épaule menue de Beya, elle est remontée sur l’âne et la procession est repartie dans la chaleur de la matinée.
Pas âme qui vive à des kilomètres, la route est peu empruntée, les chameliers préfèrent les pistes mieux tracées traversant les oasis du nord. Beya avance, ses pieds laissent des empreintes de coquillages dans le sable, elle se met à rêver de la mer, la mer toute proche et pourtant inaccessible. Un jour elle le sait, elle ira caresser le dos des dauphins bleus, elle en a vu dessinés sur les cruches dans la maison de Mouna la voisine.
Un brusque bruit mat et mou lui fait tourner la tête. Maman est tombée de l’âne. Beya et papa se précipitent. Maman se tord de douleur, elle crie. Et pour la première fois, Beya a peur. Maman va mourir. « Dis papa, maman elle va mourir ? ».
-    Non, elle va avoir le bébé ! Et c’est trop tôt.
Papa n’a pas l’air content, il abrite maman à l’ombre de l’âne et lui mouille le visage. Elle a arrêté de hurler et ne se débat plus, sa figure n’est plus déformée par la souffrance. Mais elle transpire et halète comme si elle venait de courir après des chèvres égarées.  Papa lui dit de se calmer, qu’ils sont  arrivés…, qu’il va chercher du secours…, que Beya va rester avec elle et qu’il n’en a pas pour longtemps. Beya le regarde, effrayée. La laisser seule avec maman ? Et si elle recommençait a avoir mal, elle ne saurait pas quoi faire…
« Il n’y a rien à faire, lui a dit papa, juste rester auprès d’elle, je reviens le plus vite possible, je ne serai pas long, je te fais confiance Beya, c’est entre tes mains. »
Beya a hoché la tête en jetant un œil à ses paumes ouvertes. « D’accord papa ». Et il est parti très vite, si vite que sa silhouette s’est perdue à l’horizon dans un nuage doré. Beya a installé la tête de maman sur ses genoux et s’est mise à chanter, une berceuse qu’elle est allée chercher loin, très loin dans sa mémoire. Quelques mots d’une langue gutturale et rauque qu’elle chante d’une voix qu’elle ne se connaît pas, une voix usée et râpeuse, une voix de vieille dame que la vie a accablée.
Tout s’est passé si vite, dans un espace, une fissure entre la douleur et la vie. Le soleil s’est accroché un instant au fil d’un nuage dans un ciel pourtant d’airain, et des cris sont montés jusqu’à lui.

Lorsque papa est revenu, il n’en a d’abord pas cru ses yeux. Il a pensé à un mirage, une forme d’hallucination engendrée par l’inquiétude, la fatigue et la crainte. Il a jeté furtivement un coup d’œil au toubib. En fait, celui-ci n’était pas encore descendu de la carriole tirée par un vieux cheval. Non, il ne rêve pourtant pas ! Et, à la tête que fait le docteur, il voit bien que tous deux assistent au même spectacle miraculeux…
Une demi-heure, il ne lui a pas fallu plus d’une demi-heure pour aller chercher le toubib et revenir comme un fou avec lui auprès de sa femme, sa fille et le fils qui allait venir au monde.

Mais Beya est assise là, portant dans ses bras diaphanes un petit paquet emmailloté d’un morceau de drap découpé dans sa robe. Sa mère endormie a posé sa tête sur les genoux de la petite fille. Beya chante toujours sa berceuse, l’air paisible et reposé. Le bébé gigote dans son lange improvisé et la poitrine de maman se soulève tranquillement, elle est profondément endormie. Papa la regarde, mais Beya ne sait pas si ses yeux sont chargés de courroux ou s’il a peur. Puis reviennent dans la mémoire de Beya les paroles terribles d’Omma : « jespère que le prochain sera un fils » ; et elle craint pour l’enfant.

-Tout va bien papa, n’aie pas de colère, voilà ma sœur !

Beya petite fille du désert porte en elle toutes les femmes du passé, toutes les femmes à venir.




Présentation par Michèle Ménesclou
Recherche Juliette Clochelune
pour Francopolis
septembre 2007 

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Créé le 1 mars 2002

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