|
|
Mai-juin 2023 Patrice Perron Amália Rodrigues, Abandono : quand une
chanson s’inscrit dans l’histoire |
|
Quand, en 1962 sort le disque Asas Fechadas,
aussi appelé Busto
en raison du désormais célèbre buste représentant la chanteuse Amália Rodrigues sur le disque, le Portugal est soumis à
la dictature d’un certain António de Oliveira Salazar. Cet homme, élu
président du conseil en Ce 33 tours vinyle (le CD n’existait
pas encore, vous l’aurez noté) contient en première place de la face B, une
chanson intitulée Abandono.
(Cet effet de premier titre de Face B ne peut pas exister dans le CD). Le
texte parle d’un prisonnier détenu, pour sa libre pensée ou sa liberté
de penser, dans la forteresse de Péniche, là où sont enfermés les
opposants politiques. L’interprète féminine serait amoureuse de cet homme.
Voici un court extrait du texte : Por teu livre pensamento / Foram-te longe encerrar. / Tão longe que o meu lamento / Não te consegue alcançar ./E apenas ouves o vento / E apenas ouves o mar. Que l’on
peut traduire ainsi : À cause de ta liberté de penser / Ils
t’ont enfermé au loin / Si loin que ma plainte / Ne peut t’atteindre. / Et tu
n’entends que le vent / Et tu n’entends que la mer.
Écouter Abandono par Amália
Rodrigues en 1962 (Disque Asas
Fechadas) Le texte intégral de la chanson, écrit par David Mourão-Ferreira
(musique : Alain Oulman) est reproduit
ci-dessous : Por teu livre pensamento Foram-te longe encerrar Tão longe que o meu lamento Não te consegue alcançar. E apenas
ouves o vento E apenas
ouves o mar. À cause de ta liberté de penser Ils t’ont enfermé au loin, Si loin que ma plainte Ne peut t’atteindre. Et tu n’entends que le vent Et tu n’entends que la mer. Levaram-te a meio da noite A treva tudo cobria. Foi de noite,
numa noite De todas
a mais sombria. Foi de noite,
foi de noite E nunca
mais se fez dia Ils t’ont emmené au cœur de la nuit Les ténèbres couvraient le monde. Il faisait nuit ; c’était la nuit La plus sombre de toutes. Il faisait nuit, il faisait nuit Et le jour ne s’est plus jamais levé. Ai dessa
noite o veneno Persiste em
me envenenar. Oiço apenas o silêncio Que ficou
em teu lugar. Ao menos
ouves o vento! Ao menos
ouves o mar! Ah ! Le poison de cette nuit Ne cesse de m’empoisonner. Je n’entends que le silence Qui t’a remplacé. Au moins, tu entends le vent, Au moins, tu entends la mer ! Traduction
reprise en large partie sur le blog Je pleure sans raison que je pourrais
vous dire. Merci à eux. Obrigado. La réaction du
dictateur ne se fait pas attendre : alors qu’Amália
est déjà légèrement soupçonnée par la population d’avoir quelque sympathie
pour le régime, Salazar interdit sa chanson. En fait, il l’interdit
d’antennes, (radio et télévision), mais, curieusement, pas à la vente !
Il y voit un soutien aux opposants politiques. Ce dont se défend Amália, confirmant naïvement, ou maladroitement, son
positionnement par rapport au régime. Mais, chacun le sait, un acte de
censure ou l’interdiction de diffusion d’une œuvre, quel que soit l’endroit
du monde où cela se produit, déclenche une réaction contraire et donne de la
visibilité à cette œuvre montrée du doigt. Cette censure transforme la
chanson en un véritable succès. Face à cette décision du pouvoir autoritaire,
la chanson devient rapidement le symbole du soutien aux opposants politiques,
comme un signe de ralliement. Elle prend même le titre officieux, puis plus
tard officiel sur les disques, de Fado de Péniche. Super résultat pour un
titre interdit ! Sans doute touchée par
cet enchaînement d’événements, la chanteuse se rattrapera en créant une
structure (ou une fondation) venant en soutien financier aux familles des
prisonniers politiques. Photo de BUSTO,
seconde version de la pochette David Mourão-Ferreira,
(24 février 1927-16 juin 1996) l’auteur du texte, poète déjà connu (premier ouvrage
publié en 1950), et auteur régulier de la fadista,
confirme les propos d’Amàlia, en parlant d’un texte
d’une femme amoureuse d’un détenu qui serait le seul individu à s’être évadé
de la Forteresse de Péniche ! Il concernerait un certain Alvaro Cunhal, d’après le catalogue de l’exposition du musée du
fado de Lisbonne, exposition consacrée à Alain Oulman
en 2009, mais l’évasion de ce détenu (ainsi que celle de quelques-uns de ses
compagnons), datant officiellement de 1960, est postérieure à l’écriture du
texte. David Mourão-Ferreira ne semble pas avoir
été inquiété par la police politique. Photo du poète et
auteur David Mourão-Ferreira Le texte aurait été écrit en avril 1959. La
musique est du jeune Alain Oulman, compositeur
récurrent d’Amàlia dans ces années-là. Alain Oulman est le petit-fils, par sa mère, du fondateur des
Éditions Calmann-Lévy. Sa famille a fui le nazisme et s’est installée à
Lisbonne. Il sera arrêté en 1966, détenu, puis finalement expulsé en 1968, en
raison de sa nationalité française d’origine. Il se réinstalle en France et
reprend des activités liées à la culture, à l’écriture et à l’édition, à
Paris. Il est intéressant de noter que c’est aussi en 1968, que Salazar doit
abandonner le pouvoir en raison de son état de santé (il décède en 1970). Il
s’en remet à Marcelo Caetano qui restera au pouvoir jusqu’à la révolution des
œillets, en étant confronté à une montée de la contestation sociale,
notamment à propos des guerres coloniales (le régime y expédie les étudiants
contestataires), et de la situation intérieure. Photo du compositeur
Alain Oulman Suite à la révolution du 25 avril 1974 et au
rétablissement officiel de la démocratie en 1976, la carrière d’Amàlia Rodrigues connaitra un
long trou d’air, car ses anciennes sympathies pour la dictature lui seront
rappelées. Il faudra attendre l’élection du président socialiste Màrio Soares pour qu’elle connaisse un certain retour en
grâce suite à la remise d’un titre, puis en corollaire, à une véritable
relance de sa carrière. Curieusement, Abandono
ne figure pas dans les disques « live » (ou plutôt « Ao
Vivo » en portuguais) d’Amàlia.
Par contre, la chanson figure dans l’anthologie « The art of Amàlia Rodrigues volume 2 ». Cette chanson est la
plus longue du répertoire, en dépassant légèrement les 5 minutes. En 2020, pendant le confinement, Camané, célèbre fadisto, en
fera une superbe reprise dans une émission de variétés sur antena 3, accompagné par une guitarra
portuguesa, une viola et une contrabaixa,
en bénéficiant des excellentes conditions d’enregistrement du studio de
télévision. Bien supérieures à celles de 1962 et de l’enregistrement
original. Écouter : Abandono par Camané
en 2020 sur Antena 3 Ainsi, une chanson pas forcément appelée à sortir
du lot d’un répertoire déjà dense, parvient, indépendamment de la volonté de
ses artistes créateurs, à prendre une place dans l’histoire, par le
déroulement imprévisible, au jour le jour, des événements constitutifs de
l’évolution de la société. Abandono est
désormais connue, également sous son second titre de Fado De Péniche,
comme la chanson parlant des prisonniers politiques, sous la dictature de
Salazar. Il existe quelques versions récentes de cette chanson, notamment par
la soprano Lara Martins (2021) et Raquel Maria 2019. Écouter Abandono par Raquel Maria le 19
octobre 2020 sur
Fado TV © Patrice Perron |
|
Patrice Perron Contes & chansons Francopolis mai-juin 2023 Recherche Dana Shishmanian |
Accueil ~ Comité Poésie ~ Sites Partenaires ~ La charte ~ Contacts |
Créé le 1 mars 2002
A visionner avec Internet Explorer