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Archives : Contes et chansons 

 

Mai-juin 2023

 

Patrice Perron

 

Amália Rodrigues, Abandono :

quand une chanson s’inscrit dans l’histoire

 

 

 

 

Quand, en 1962 sort le disque Asas Fechadas, aussi appelé Busto en raison du désormais célèbre buste représentant la chanteuse Amália Rodrigues sur le disque, le Portugal est soumis à la dictature d’un certain António de Oliveira Salazar. Cet homme, élu président du conseil en 1932, a instauré dès l’année suivante, 1933, l’Estado Novo, régime autoritaire largement inspiré du fascisme et du nazisme, à la différence près, que Salazar, détestant le rapport à la foule, ne développe pas le culte de la personnalité. La devise du pouvoir est le triple F : Fado, Futebal, Fatima.

 

 

Ce 33 tours vinyle (le CD n’existait pas encore, vous l’aurez noté) contient en première place de la face B, une chanson intitulée Abandono. (Cet effet de premier titre de Face B ne peut pas exister dans le CD). Le texte parle d’un prisonnier détenu, pour sa libre pensée ou sa liberté de penser, dans la forteresse de Péniche, là où sont enfermés les opposants politiques. L’interprète féminine serait amoureuse de cet homme. Voici un court extrait du texte :

Por teu livre pensamento / Foram-te longe encerrar. / Tão longe que o meu lamento / Não te consegue alcançar ./E apenas ouves o vento / E apenas ouves o mar.

Que l’on peut traduire ainsi :

À cause de ta liberté de penser / Ils t’ont enfermé au loin / Si loin que ma plainte / Ne peut t’atteindre. / Et tu n’entends que le vent / Et tu n’entends que la mer.

  

Écouter Abandono par Amália Rodrigues en 1962 (Disque Asas Fechadas)

 

Le texte intégral de la chanson, écrit par David Mourão-Ferreira (musique : Alain Oulman) est reproduit ci-dessous :

Por teu livre pensamento

Foram-te longe encerrar

Tão longe que o meu lamento

Não te consegue alcançar.

E apenas ouves o vento

E apenas ouves o mar.

 

À cause de ta liberté de penser

Ils t’ont enfermé au loin,

Si loin que ma plainte

Ne peut t’atteindre.

Et tu n’entends que le vent

Et tu n’entends que la mer.

 

Levaram-te a meio da noite

A treva tudo cobria.

Foi de noite, numa noite

De todas a mais sombria.

Foi de noite, foi de noite

E nunca mais se fez dia

 

Ils t’ont emmené au cœur de la nuit

Les ténèbres couvraient le monde.

Il faisait nuit ; c’était la nuit

La plus sombre de toutes.

Il faisait nuit, il faisait nuit

Et le jour ne s’est plus jamais levé.

 

Ai dessa noite o veneno

Persiste em me envenenar.

Oiço apenas o silêncio

Que ficou em teu lugar.

Ao menos ouves o vento!

Ao menos ouves o mar!

 

Ah ! Le poison de cette nuit

Ne cesse de m’empoisonner.

Je n’entends que le silence

Qui t’a remplacé.

Au moins, tu entends le vent,

Au moins, tu entends la mer !

 

Traduction reprise en large partie sur le blog Je pleure sans raison que je pourrais vous dire.

Merci à eux. Obrigado.

 

La réaction du dictateur ne se fait pas attendre : alors qu’Amália est déjà légèrement soupçonnée par la population d’avoir quelque sympathie pour le régime, Salazar interdit sa chanson. En fait, il l’interdit d’antennes, (radio et télévision), mais, curieusement, pas à la vente ! Il y voit un soutien aux opposants politiques. Ce dont se défend Amália, confirmant naïvement, ou maladroitement, son positionnement par rapport au régime. Mais, chacun le sait, un acte de censure ou l’interdiction de diffusion d’une œuvre, quel que soit l’endroit du monde où cela se produit, déclenche une réaction contraire et donne de la visibilité à cette œuvre montrée du doigt. Cette censure transforme la chanson en un véritable succès. Face à cette décision du pouvoir autoritaire, la chanson devient rapidement le symbole du soutien aux opposants politiques, comme un signe de ralliement. Elle prend même le titre officieux, puis plus tard officiel sur les disques, de Fado de Péniche. Super résultat pour un titre interdit !

Sans doute touchée par cet enchaînement d’événements, la chanteuse se rattrapera en créant une structure (ou une fondation) venant en soutien financier aux familles des prisonniers politiques.

 

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Photo de BUSTO, seconde version de la pochette

 

David Mourão-Ferreira, (24 février 1927-16 juin 1996) l’auteur du texte, poète déjà connu (premier ouvrage publié en 1950), et auteur régulier de la fadista, confirme les propos d’Amàlia, en parlant d’un texte d’une femme amoureuse d’un détenu qui serait le seul individu à s’être évadé de la Forteresse de Péniche ! Il concernerait un certain Alvaro Cunhal, d’après le catalogue de l’exposition du musée du fado de Lisbonne, exposition consacrée à Alain Oulman en 2009, mais l’évasion de ce détenu (ainsi que celle de quelques-uns de ses compagnons), datant officiellement de 1960, est postérieure à l’écriture du texte. David Mourão-Ferreira ne semble pas avoir été inquiété par la police politique.

 

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Photo du poète et auteur David Mourão-Ferreira

 

Le texte aurait été écrit en avril 1959. La musique est du jeune Alain Oulman, compositeur récurrent d’Amàlia dans ces années-là. Alain Oulman est le petit-fils, par sa mère, du fondateur des Éditions Calmann-Lévy. Sa famille a fui le nazisme et s’est installée à Lisbonne. Il sera arrêté en 1966, détenu, puis finalement expulsé en 1968, en raison de sa nationalité française d’origine. Il se réinstalle en France et reprend des activités liées à la culture, à l’écriture et à l’édition, à Paris. Il est intéressant de noter que c’est aussi en 1968, que Salazar doit abandonner le pouvoir en raison de son état de santé (il décède en 1970). Il s’en remet à Marcelo Caetano qui restera au pouvoir jusqu’à la révolution des œillets, en étant confronté à une montée de la contestation sociale, notamment à propos des guerres coloniales (le régime y expédie les étudiants contestataires), et de la situation intérieure.

 

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Photo du compositeur Alain Oulman

 

Suite à la révolution du 25 avril 1974 et au rétablissement officiel de la démocratie en 1976, la carrière d’Amàlia Rodrigues connaitra un long trou d’air, car ses anciennes sympathies pour la dictature lui seront rappelées. Il faudra attendre l’élection du président socialiste Màrio Soares pour qu’elle connaisse un certain retour en grâce suite à la remise d’un titre, puis en corollaire, à une véritable relance de sa carrière.

Curieusement, Abandono ne figure pas dans les disques « live » (ou plutôt « Ao Vivo » en portuguais) d’Amàlia. Par contre, la chanson figure dans l’anthologie « The art of Amàlia Rodrigues volume 2 ». Cette chanson est la plus longue du répertoire, en dépassant légèrement les 5 minutes.

En 2020, pendant le confinement, Camané, célèbre fadisto, en fera une superbe reprise dans une émission de variétés sur antena 3, accompagné par une guitarra portuguesa, une viola et une contrabaixa, en bénéficiant des excellentes conditions d’enregistrement du studio de télévision. Bien supérieures à celles de 1962 et de l’enregistrement original.

 

Écouter : Abandono par Camané en 2020 sur Antena 3

 

Ainsi, une chanson pas forcément appelée à sortir du lot d’un répertoire déjà dense, parvient, indépendamment de la volonté de ses artistes créateurs, à prendre une place dans l’histoire, par le déroulement imprévisible, au jour le jour, des événements constitutifs de l’évolution de la société. Abandono est désormais connue, également sous son second titre de Fado De Péniche, comme la chanson parlant des prisonniers politiques, sous la dictature de Salazar. Il existe quelques versions récentes de cette chanson, notamment par la soprano Lara Martins (2021) et Raquel Maria 2019.

 

Écouter Abandono par Raquel Maria le 19 octobre 2020 sur Fado TV

 

© Patrice Perron

 

 

 

Patrice Perron

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Créé le 1 mars 2002

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