La carriole, cahin-caha, sur les chemins tortueux, sur les sentiers
boueux, s’en va, cahin-caha. Tangue, cahote, elle passe, elle va,
bringuebalante, sautillante, bondissante. Elle va. Par les routes,
les rues, les grandes avenues, chemine sur deux roues branlantes,
charrette secouée par maints hoquets, ballottée. On l’a vue passer
près de tous les fossés, on l’a vue se glisser entre des immeubles
élevés, on l’a vue disparaître dans des venelles pavées. Un petit
cheval, fluette haridelle, tire la charrette, inlassable, sans peine.
Elle m’est apparue un soir, ombre mouvante, forme troublante, entre
le soleil et l’horizon.
Elle m’est apparue, j’ai tout laissé, j’ai tout quitté, j’ai couru
derrière elle. J’ai rejoint la carriole, je l’ai suivie, je n’avais
plus de liens, plus rien pour me tirer hors de l’ennui, hors de la
vie déchirée, déglinguée, je l’ai suivie, j’ai marché dans son
sillage imbibé de rosée, traînée scintillante, chemin de mer, sillon
miroitant, chemin ouvert, je l’ai suivie.
J’ai suivi la charrette surmontée d’une bâche couleurs bariolées,
teintée bleu fluorescent, rouge sang, toile taggée de visages
grimaçants, souriants, variables expressions au gré du vent, au gré
de chaque aventure au coin de l’instant en bordure des routes de
passage, des sentiers, des chemins aux grands rivages.
Le chariot, et derrière toute une troupe tapageuse, bigarrée,
sauvage. Pitres farceurs à se maquiller de boue et de nuages,
saltimbanques à courir, sauter, bondir, histrions bouffons, rieurs,
joueurs, crieurs de bonnes nouvelles à braver le destin, bateleurs,
gitanes rebelles à danser, légères, aériennes : tous derrière,
chariot devant, suiveurs, tous nomades, errants, tous dans le sillon
du chariot, de la carriole qui s’en va, cahin-caha.
Folle suite de la charrette. Folle suite du chariot qui jamais ne
s’arrête.
« Il faut suivre, il faut suivre, me lança un surprenant arlequin, ne
pas se décoller, non, non, pas se laisser distancer, pas s’écarter,
ah non, pas se détacher » Etrange polichinelle, il court toujours en
chien de berger, pour empêcher dans la troupe, tout écart, toute
rupture, toute déchirure. Pas d’éparpillement, tous soudés, unis,
resserrés derrière la charrette devant, toujours devant.
Tout passait, les paysages défilaient, nous étions les suivants.
Nous venions après, toujours après. Et la carriole toujours nous
précédait.
Que poursuivions-nous ? Où allions-nous ? Nul ne le savait.
La carriole va, cahin-caha. Toute une foule suivant, clopin-clopant.
Son visage. Une femme, une enfant. De grands yeux noirs étonnés,
ouverts sur toute réalité, grands ouverts toujours sur toute vérité,
sur la nuit, sur le jour, songeurs pourtant de lointains émerveillés,
rêveurs d’idéalités sublimes, rayonnantes. Un soleil au creux de ses
yeux. Un éclat au clair de sa voix. Attiré irrésistiblement, j'allais
vers elle, vers ses yeux, à vouloir entrer en eux, à regarder avec
elle, avec son regard, avec ses yeux ébahis, la marche du jour et les
stations de nuit. Je n'osais dire pourtant, entre les cris, le
tumulte, le brouhaha, la parole qui réunit, qui relie deux âmes. Ames
solitaires dans la foule. Foule bruyante des suivants derrière la
carriole toujours devant.
Nous marchions l'un près de l'autre, îlot calme et silencieux dans
le flot du vacarme, dans les vagues d'un tintamarre incessant,
bouillonnant, effervescent, l'un près de l'autre. Un sourire sur les
lèvres, elle, enfant si belle aux yeux amusés. Etonnés, amusés.
Emerveillés, amusés. Eblouis. Ravis. Apeurés aussi.
Le jour reculait les horizons, creusait le ciel profond, et nous
avancions, nous suivions dans le vent, dans la poussière, la
charrette, le chariot, dans les ornières et le goudron, elle près de
moi, moi près d'elle, aux environs du monde, dans un tourbillon de
musiques en rondes, nos âmes à l'envers.
Sur des chemins avançant, entre les carrés de bleu et de mauves
tourbillonnants, près d'elle, femme enfant, près des hommes vêtus de
rubans aux couleurs des alluvions du temps, près des hommes aux bras
levés vers le ciel à vouloir jongler avec les étoiles, une femme au
visage pâle, très pâle, tout blanc, teint diaphane, presque
transparent, légère dans le vent, femme comme un souffle, toute en
voiles, onde vacillante, femme à la voix blanche de mélancolie, pâle
comme ses mains, comme son visage, son teint, femme répétant :
- Où es-tu, mon esprit, mon amant ?
Une litanie dans le vent, dans le chaos assourdissant :
- Où es-tu, mon esprit, mon amant ?
Mes yeux irrités par une poussière de tristesse, je les frottais, je
les frottais, quand un épouvantail géant, ventripotent, obèse, à
quelques pas de hasard s'écria, d'une voix tonitruante :
- Oh, allumeuse de fantômes, courtisane de fantaisies, amoureuse de
lubies, cesse donc ta plainte. On ne gémit pas, on ne se lamente pas.
On suit la carriole, on rigole, c'est la fête à la charrette. Ah,
nous le trouverons, blanche vestale, nous le trouverons ton amant
spectral !
Rires, éclats de voix, souffle du vent, et les poussières voltigeant,
derrière, derrière, chariot devant, et l'arlequin criant « Il faut
suivre, il faut suivre. Collez, collez devant », et le géant hilare « c'est la fête à la charrette... c'est un amant idéal, un amant
spectral » et tous les jours sur les chemins, tous les matins, les
soirs, en folle cavale accompagnés des bouffons rieurs, des histrions
chanteurs, la femme enfant mit sa main dans la mienne, et mes rêves
dans ses songes, et mes yeux dans les siens. Nous allions main dans
la main. Nous allions dans un même frisson sur les chemins, à
longueur d'horizons, deux mains unies, deux âmes nouées, une
sensation, une union, un parcours d'émotions.
Nous allions sur des chemins pavés de coquillages, nous allions parmi
la troupe folle, horde sauvage. Entre deux rideaux de pluie de chaque
coté du chemin, d'un passage, pluie striée d'étincelles, pointillés
incandescents, scintillants, courant dans les voiles, franges d'eau
et de lumière, et dans l'âme, et dans la vie tout entière, des
pointillés incandescents, nous allions derrière, carriole devant.
Entre le bleu en cascade, et des rivières de jaune ocre, les
cataractes de fleurs aux chignons de nuit, les fleuves aux couleurs
de lune et les océans de nacre, nous suivions, main dans la main, le
chariot, le chemin.
Nuit aux visages, aux yeux brillants, nuit des extravagants
maquillages, des rouges saisissants autour des lèvres blanches, sous
les flambeaux, sous les grandes torches aux mains des suivants, nous
couchions sur la belle étoile, ou sur des bancs de hasard, à l'hôtel
des vents, ou dans les campements de fortune, dans les caravanes qui
ne passent plus. Main dans la main, nous traversions la nuit, les
mains enlacées résistaient à l'obscurité, les mains enlacées,
barrières à la nuit glacée.
Elle dit dans le matin blême, elle dit son nom : « Francesca ». « Je
suis Francesca ». Et puis elle demanda doucement, d'une voix portée
par l'éclat de ses yeux brillants :
- Croyez-vous qu'il y ait des paradis partout en miettes
minuscules, partout des jardins dispersés, éparpillés, des flocons
d'éden, des fragments d'éternité, et puis qu'il y ait aussi les
pointes de l'enfer partout plantés sur la terre ?
« Francesca. Francesca » ai-je répété. Je ne croyais rien, je ne
pensais rien. Je n'étais que trouble, point de convergence de ciel et
de terre, mémoire de chemins et de poussières. Chantait en moi la
belle sonorité douce de sa voix. Une miette de paradis. Une parcelle
d'infini.
Toute la troupe s'ébrouait, on repartait derrière le chariot secoué
de cahots, ma main dans la chaleur douce d'une autre main. Francesca.
Je marchais dans la résonance ondoyante des mots en échos : fragments
de vies éparses, fugaces, miettes d'existences qui me constituent,
et ne suis pas, et ne suis plus ; parcelles de vides parcourus, de
ce rien qui s'enroule à l'aplomb d'un instant démesuré et se déroule
en lambeaux déchirés.
Un clown blanc, visage blafard, proclamait d'une voix étrange : « Ne
pas abolir le moment somptueux d'un regard ! » Ebouriffé, sourcils
hérissés, un auguste clamait : « Tout scruter, tout explorer du fond
des êtres jusqu'à la cime de la suprême réalité ». Arlequin
s'égosillait : « Il faut trouver les jointures du monde. Nous
ferons la suture des choses. Chercher encore le fil de l'aiguille
universelle. Couture ! Texture ! On raccommodera l'étoffe des choses,
leur velours et leur soie, plus de séparations, plus de trous, plus
de déchirures. Plus de désunions. Tout coller, tout renouer, tout
fusionner. Plus d'abandon. Trouver les jointures du monde. » La foule
vociférait, exultait, j'allais ébahi, main dans la main de Francesca,
accolé à son insouciance, accouplé à son innocence, étourdi, emporté
dans un vertige, dans une étrange griserie, enivré de bouffées
d'amertumes anciennes, de liqueurs nouvelles, de nuances d'un monde
illimité à perte de toute contenance. J'allais graduant chaque pas
aux degrés d'une démence, d'une folie d'existence. Je surveillais
l'aube dans ses yeux. J'avais son regard en permanence au fond de mes
pensées. Nous allions entre les parenthèses des grands horizons. Nous
suivions le chariot, la carriole qui caracole en tous lieux aux
environs du monde, nous deux.
Cabrioles des baladins, voltiges des acrobates aux sillages de la
charrette et l'inventaire des dieux psalmodié par un mage, fakir
coiffé d'un grand turban de soie : Aelmanius, Phébus, Ammon...
Francesca souriait... Eole, Inti, Cronos... Elle souriait quand cette
femme, baladine surprenante en tenue de postière répétait chaque
jour : « J'ai une lettre d'amour. Je sais à qui je dois la remettre.
Le premier qui, un jour, me demandera son chemin ». Aphrodite,
Osiris, Shiva... Francesca, ses yeux écarquillés, son visage
rayonnant, son doux sourire...Hestia, Athéna... Francesca, son
admiration devant le soleil levant, son perpétuel étonnement pour
tout être existant...Vénus, Hélios...Toutes ces voix, et la
poussière, le vent et ce surcroît d'existence, Francesca... Hermès,
Dionysos... Un écho lancinant : « Où es-tu mon esprit, mon amant ? »
Un extravagant bouffon proclamant : « Ouvrons les trappes de
l'absurde sous nos pieds de raison »...Vishnu, Eros...Tant de raisons
de tenir la main de Francesca, tant de déraisons... « Où es-tu mon
esprit, mon amant ? », « trappes de l'absurde »... Kama,
Quetzalcóatl... Cris d'Arlequin : « Souder les continents, lier les
uns et les autres, et trouver la matière à fusion, et unir toutes les
âmes à jamais. »... Héphaïstos... « Une lettre d'amour ». Mon
esprit... fusion... Mon amant... absurde... Imhotep... Déméter...
Oh, Francesca...
Si gaie, Francesca, tellement exubérante les jours de grand carnaval,
quand les pierres des chemins se déguisaient en étoiles
scintillantes, quand la terre s'habillait de nuages et se parait de
ciel, quand la boue des sentes se travestissait en coulée d'azur ; si
triste, Francesca, dans la traversée des paysages désolés, nus et
vides, hérissés de grands panneaux où coulaient les rivières en
images ; en images les arbres, les forêts et les cités, en images le
monde représenté, la vie quand elle s'est éloignée.
Elle aimait les ponts par-dessus les vallées où s'écoulent les eaux
tristes, elle aimait les passerelles par-dessus les mornes
dépressions, par-dessus les eaux noires de sombres vallons. Elle
accrochait du regard les nuages papillons aux ailes de vent. Elle
fuyait les ombres et les explosions en gouttes de nuit des nappes
nocturnes qui envahissent la vie, inondent l'âme démunie. Elle
imaginait des sirènes qui voguent dans les moments amers, brisent les
ondes cruelles pour flotter sereines dans les cours limpides, calmes
et clairs. Elle dansait sur la roue du temps, sautillait sur les
pierres des routes, souriait, suivait la vie par tous les chemins,
carriole devant.
Parfois le soir, sur la planche de matière azur d'une balançoire,
debout les mains serrées sur les cordes, filins de toiles filées, de
lumières tressées, elle berçait les songes insensés, les rêves
enluminés, d'arrière soleil couchant en avant soleil levant, d'un
horizon lointain rougi au versant or des mondes reculés enfouis dans
le ciel infini, de nuages aux bords inversés aux parages des vallées
fleuries de giroflées pourpres, jaune soleil ; elle oscillait du
chariot sur le chemin à la Grande Ours céleste, le monde polaire aux
multiples univers.
Elle respirait les chemins, elle inspirait le matin, elle expirait
les précipices, les gouffres, les ravins. Je lui tenais la main.
Un jour, une nuit, un matin, un soir, elle resta assise au bord du
chemin. Arlequin criait : « Il faut suivre. Ne pas se détacher. Pas
de rupture ». Elle resta assise au bord du chemin. La troupe
s'éloignait derrière la charrette. Je restais près d'elle. Non, pas
de séparation. Une larme coulait de ses yeux vers son sourire.
Francesca ! Debout près d'elle, je gardais ma main dans la sienne.
Qu'arrivait-il ? Je ne comprenais pas, je tremblais. Une inquiétude.
Un précipice s'ouvrait en moi. Francesca ne marchait plus, Francesca
ne suivait plus le chariot, la carriole. Elle ne dansait plus, elle
ne berçait plus ses rêves aux talons des chemins. Des nappes grises,
sombres, menaçantes ombraient la route entre les flaques de soleil.
Un cortège d'ombres défilait. Francesca, sur quelle pointe infernale
avais-tu trébuché ? Tu devenais si blanche, si pâle, diaphane,
presque transparente. Francesca ne marchait plus. La carriole
s'éloignait suivie de sa troupe frivole. Je restais près d'elle. Je
voulais lui insuffler ma vie, lui donner mon sang. Francesca ne
suivait plus le chariot qui s'en va au loin, à perte de vue. D'une
voix blanche de mélancolie, pâle comme ses mains, comme son visage,
son teint, elle me dit « Où es-tu ? Je ne te vois plus. Où es-tu ? ». Je suis là, près de toi, je serre ta main dans la mienne. « Je
ne te vois plus. Où es-tu ? » Elle ne peut pas s'éloigner, non, non,
elle ne peut pas s'éloigner. Elle ne peut pas descendre les marches
d'ombre une à une vers la nuit infinie. Francesca, où irais-je sans
toi ? Quel chemin suivrais-je sans toi ? Oh, Francesca, quel est le
chemin parsemé de miettes d'éden, la route sans pointes noires, dis-
moi ? D'un geste fragile, délicat, elle me tendit une lettre d'une
main affaiblie. « Je l'ai écrite pour toi » me dit-elle. « Rejoins la
troupe derrière la carriole, va, et tu liras ces mots pour toi ».
Francesca s'est étendue dans l'herbe humide, Francesca s'est étendue
sous les étoiles. Francesca ne s'est plus relevée, et je suis resté
longtemps debout près d'elle à contempler son visage enfant, ses yeux
à vouloir entrer en eux pour regarder avec elle, avec son regard, la
nuit noire, le long chemin infini constellé de paradis, de points
incandescents à jamais brillants.
Francesca, mon nord, mon étoile, ma déesse !
J'ai rejoint la troupe. Arlequin, je cherche les jointures du monde,
je cherche la matière à fusion pour tout unir, tout réunir, la colle
universelle, pour tout lier, tout allier, la futée pour tout joindre,
tout conjoindre.
Quand se noue, légère aux auréoles, la lumière, les arcs en cercles,
en courbes où glissent les regards mouillés, en boucles, les arcs
encerclent des yeux ouverts, et quand des taches de brume sur des
lèvres closes s'élèvent jusqu'aux paupières, dans l'éclaircie d'un
sourire, dans l'instant éphémère, il y a cette lueur dans un regard
profondément clair, un éclat. Eclat d'enfances qui ne meurent pas.
La carriole, cahin-caha, sur les chemins tortueux, sur les sentiers
boueux, s'en va, cahin-caha. Tangue, cahote, elle passe, elle va,
bringuebalante, sautillante, bondissante. Elle va. Par les routes,
les rues, les grandes avenues, chemine sur deux roues branlantes,
charrette secouée par maints hoquets, ballottée. Un petit cheval,
fluette haridelle, tire la charrette, inlassable, sans peine.
Il n' y a pas de cocher, et je suis la charrette surmontée d'une
bâche couleurs bariolées, teintée bleu fluorescent, rouge sang.
Le chariot, et derrière toute une troupe tapageuse, bigarrée,
sauvage. Pitres farceurs, à se maquiller de boue et de nuages,
saltimbanques à courir, sauter, bondir, histrions bouffons, rieurs,
joueurs, crieurs de bonnes nouvelles à braver le destin, bateleurs,
gitanes rebelles, à danser, légères, aériennes : tous derrière,
chariot devant, suiveurs, tous nomades, errants, tous dans le sillon
du chariot, de la carriole qui s'en va.
La carriole va, cahin-caha. Toute une foule suivant, clopin-clopant.