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LA CARRIOLE

Louis Primerano


 
La carriole, cahin-caha, sur les chemins tortueux, sur les sentiers boueux, s’en va, cahin-caha. Tangue, cahote, elle passe, elle va, bringuebalante, sautillante, bondissante. Elle va. Par les routes, les rues, les grandes avenues, chemine sur deux roues branlantes, charrette secouée par maints hoquets, ballottée. On l’a vue passer près de tous les fossés, on l’a vue se glisser entre des immeubles élevés, on l’a vue disparaître dans des venelles pavées. Un petit cheval, fluette haridelle, tire la charrette, inlassable, sans peine.

Elle m’est apparue un soir, ombre mouvante, forme troublante, entre le soleil et l’horizon.

Elle m’est apparue, j’ai tout laissé, j’ai tout quitté, j’ai couru derrière elle. J’ai rejoint la carriole, je l’ai suivie, je n’avais plus de liens, plus rien pour me tirer hors de l’ennui, hors de la vie déchirée, déglinguée, je l’ai suivie, j’ai marché dans son sillage imbibé de rosée, traînée scintillante, chemin de mer, sillon miroitant, chemin ouvert, je l’ai suivie.

J’ai suivi la charrette surmontée d’une bâche couleurs bariolées, teintée bleu fluorescent, rouge sang, toile taggée de visages grimaçants, souriants, variables expressions au gré du vent, au gré de chaque aventure au coin de l’instant en bordure des routes de passage, des sentiers, des chemins aux grands rivages.

Le chariot, et derrière toute une troupe tapageuse, bigarrée, sauvage. Pitres farceurs à se maquiller de boue et de nuages, saltimbanques à courir, sauter, bondir, histrions bouffons, rieurs, joueurs, crieurs de bonnes nouvelles à braver le destin, bateleurs, gitanes rebelles à danser, légères, aériennes : tous derrière, chariot devant, suiveurs, tous nomades, errants, tous dans le sillon du chariot, de la carriole qui s’en va, cahin-caha.

Folle suite de la charrette. Folle suite du chariot qui jamais ne s’arrête.

« Il faut suivre, il faut suivre, me lança un surprenant arlequin, ne pas se décoller, non, non, pas se laisser distancer, pas s’écarter, ah non, pas se détacher » Etrange polichinelle, il court toujours en chien de berger, pour empêcher dans la troupe, tout écart, toute rupture, toute déchirure. Pas d’éparpillement, tous soudés, unis, resserrés derrière la charrette devant, toujours devant.

Tout passait, les paysages défilaient, nous étions les suivants. Nous venions après, toujours après. Et la carriole toujours nous précédait.

Que poursuivions-nous ? Où allions-nous ? Nul ne le savait.

La carriole va, cahin-caha. Toute une foule suivant, clopin-clopant.

Son visage. Une femme, une enfant. De grands yeux noirs étonnés, ouverts sur toute réalité, grands ouverts toujours sur toute vérité, sur la nuit, sur le jour, songeurs pourtant de lointains émerveillés, rêveurs d’idéalités sublimes, rayonnantes. Un soleil au creux de ses yeux. Un éclat au clair de sa voix. Attiré irrésistiblement, j'allais vers elle, vers ses yeux, à vouloir entrer en eux, à regarder avec elle, avec son regard, avec ses yeux ébahis, la marche du jour et les stations de nuit. Je n'osais dire pourtant, entre les cris, le tumulte, le brouhaha, la parole qui réunit, qui relie deux âmes. Ames solitaires dans la foule. Foule bruyante des suivants derrière la carriole toujours devant.

Nous marchions l'un près de l'autre, îlot calme et silencieux dans le flot du vacarme, dans les vagues d'un tintamarre incessant, bouillonnant, effervescent, l'un près de l'autre. Un sourire sur les lèvres, elle, enfant si belle aux yeux amusés. Etonnés, amusés. Emerveillés, amusés. Eblouis. Ravis. Apeurés aussi.

Le jour reculait les horizons, creusait le ciel profond, et nous avancions, nous suivions dans le vent, dans la poussière, la charrette, le chariot, dans les ornières et le goudron, elle près de moi, moi près d'elle, aux environs du monde, dans un tourbillon de musiques en rondes, nos âmes à l'envers.

Sur des chemins avançant, entre les carrés de bleu et de mauves tourbillonnants, près d'elle, femme enfant, près des hommes vêtus de rubans aux couleurs des alluvions du temps, près des hommes aux bras levés vers le ciel à vouloir jongler avec les étoiles, une femme au visage pâle, très pâle, tout blanc, teint diaphane, presque transparent, légère dans le vent, femme comme un souffle, toute en voiles, onde vacillante, femme à la voix blanche de mélancolie, pâle comme ses mains, comme son visage, son teint, femme répétant :

- Où es-tu, mon esprit, mon amant ?

Une litanie dans le vent, dans le chaos assourdissant :

- Où es-tu, mon esprit, mon amant ?

Mes yeux irrités par une poussière de tristesse, je les frottais, je les frottais, quand un épouvantail géant, ventripotent, obèse, à quelques pas de hasard s'écria, d'une voix tonitruante :

- Oh, allumeuse de fantômes, courtisane de fantaisies, amoureuse de lubies, cesse donc ta plainte. On ne gémit pas, on ne se lamente pas. On suit la carriole, on rigole, c'est la fête à la charrette. Ah, nous le trouverons, blanche vestale, nous le trouverons ton amant spectral !

Rires, éclats de voix, souffle du vent, et les poussières voltigeant, derrière, derrière, chariot devant, et l'arlequin criant « Il faut suivre, il faut suivre. Collez, collez devant », et le géant hilare « c'est la fête à la charrette... c'est un amant idéal, un amant spectral » et tous les jours sur les chemins, tous les matins, les soirs, en folle cavale accompagnés des bouffons rieurs, des histrions chanteurs, la femme enfant mit sa main dans la mienne, et mes rêves dans ses songes, et mes yeux dans les siens. Nous allions main dans la main. Nous allions dans un même frisson sur les chemins, à longueur d'horizons, deux mains unies, deux âmes nouées, une sensation, une union, un parcours d'émotions.

Nous allions sur des chemins pavés de coquillages, nous allions parmi la troupe folle, horde sauvage. Entre deux rideaux de pluie de chaque coté du chemin, d'un passage, pluie striée d'étincelles, pointillés incandescents, scintillants, courant dans les voiles, franges d'eau et de lumière, et dans l'âme, et dans la vie tout entière, des pointillés incandescents, nous allions derrière, carriole devant. Entre le bleu en cascade, et des rivières de jaune ocre, les cataractes de fleurs aux chignons de nuit, les fleuves aux couleurs de lune et les océans de nacre, nous suivions, main dans la main, le chariot, le chemin.

Nuit aux visages, aux yeux brillants, nuit des extravagants maquillages, des rouges saisissants autour des lèvres blanches, sous les flambeaux, sous les grandes torches aux mains des suivants, nous couchions sur la belle étoile, ou sur des bancs de hasard, à l'hôtel des vents, ou dans les campements de fortune, dans les caravanes qui ne passent plus. Main dans la main, nous traversions la nuit, les mains enlacées résistaient à l'obscurité, les mains enlacées, barrières à la nuit glacée.

Elle dit dans le matin blême, elle dit son nom : « Francesca ». « Je suis Francesca ». Et puis elle demanda doucement, d'une voix portée par l'éclat de ses yeux brillants :

- Croyez-vous qu'il y ait des paradis partout en miettes minuscules, partout des jardins dispersés, éparpillés, des flocons d'éden, des fragments d'éternité, et puis qu'il y ait aussi les pointes de l'enfer partout plantés sur la terre ?

« Francesca. Francesca » ai-je répété. Je ne croyais rien, je ne pensais rien. Je n'étais que trouble, point de convergence de ciel et de terre, mémoire de chemins et de poussières. Chantait en moi la belle sonorité douce de sa voix. Une miette de paradis. Une parcelle d'infini.

Toute la troupe s'ébrouait, on repartait derrière le chariot secoué de cahots, ma main dans la chaleur douce d'une autre main. Francesca.

Je marchais dans la résonance ondoyante des mots en échos : fragments de vies éparses, fugaces, miettes d'existences qui me constituent, et ne suis pas, et ne suis plus ; parcelles de vides parcourus, de ce rien qui s'enroule à l'aplomb d'un instant démesuré et se déroule en lambeaux déchirés.

Un clown blanc, visage blafard, proclamait d'une voix étrange : « Ne pas abolir le moment somptueux d'un regard ! » Ebouriffé, sourcils hérissés, un auguste clamait : « Tout scruter, tout explorer du fond des êtres jusqu'à la cime de la suprême réalité ». Arlequin s'égosillait : « Il faut trouver les jointures du monde. Nous ferons la suture des choses. Chercher encore le fil de l'aiguille universelle. Couture ! Texture ! On raccommodera l'étoffe des choses, leur velours et leur soie, plus de séparations, plus de trous, plus de déchirures. Plus de désunions. Tout coller, tout renouer, tout fusionner. Plus d'abandon. Trouver les jointures du monde. » La foule vociférait, exultait, j'allais ébahi, main dans la main de Francesca, accolé à son insouciance, accouplé à son innocence, étourdi, emporté dans un vertige, dans une étrange griserie, enivré de bouffées d'amertumes anciennes, de liqueurs nouvelles, de nuances d'un monde illimité à perte de toute contenance. J'allais graduant chaque pas aux degrés d'une démence, d'une folie d'existence. Je surveillais l'aube dans ses yeux. J'avais son regard en permanence au fond de mes pensées. Nous allions entre les parenthèses des grands horizons. Nous suivions le chariot, la carriole qui caracole en tous lieux aux environs du monde, nous deux.

Cabrioles des baladins, voltiges des acrobates aux sillages de la charrette et l'inventaire des dieux psalmodié par un mage, fakir coiffé d'un grand turban de soie : Aelmanius, Phébus, Ammon... Francesca souriait... Eole, Inti, Cronos... Elle souriait quand cette femme, baladine surprenante en tenue de postière répétait chaque jour : « J'ai une lettre d'amour. Je sais à qui je dois la remettre. Le premier qui, un jour, me demandera son chemin ». Aphrodite, Osiris, Shiva... Francesca, ses yeux écarquillés, son visage rayonnant, son doux sourire...Hestia, Athéna... Francesca, son admiration devant le soleil levant, son perpétuel étonnement pour tout être existant...Vénus, Hélios...Toutes ces voix, et la poussière, le vent et ce surcroît d'existence, Francesca... Hermès, Dionysos... Un écho lancinant : « Où es-tu mon esprit, mon amant ? » Un extravagant bouffon proclamant : « Ouvrons les trappes de l'absurde sous nos pieds de raison »...Vishnu, Eros...Tant de raisons de tenir la main de Francesca, tant de déraisons... « Où es-tu mon esprit, mon amant ? », « trappes de l'absurde »... Kama, Quetzalcóatl... Cris d'Arlequin : « Souder les continents, lier les uns et les autres, et trouver la matière à fusion, et unir toutes les âmes à jamais. »... Héphaïstos... « Une lettre d'amour ». Mon esprit... fusion... Mon amant... absurde... Imhotep... Déméter...
Oh, Francesca...

Si gaie, Francesca, tellement exubérante les jours de grand carnaval, quand les pierres des chemins se déguisaient en étoiles scintillantes, quand la terre s'habillait de nuages et se parait de ciel, quand la boue des sentes se travestissait en coulée d'azur ; si triste, Francesca, dans la traversée des paysages désolés, nus et vides, hérissés de grands panneaux où coulaient les rivières en images ; en images les arbres, les forêts et les cités, en images le monde représenté, la vie quand elle s'est éloignée.

Elle aimait les ponts par-dessus les vallées où s'écoulent les eaux tristes, elle aimait les passerelles par-dessus les mornes dépressions, par-dessus les eaux noires de sombres vallons. Elle accrochait du regard les nuages papillons aux ailes de vent. Elle fuyait les ombres et les explosions en gouttes de nuit des nappes nocturnes qui envahissent la vie, inondent l'âme démunie. Elle imaginait des sirènes qui voguent dans les moments amers, brisent les ondes cruelles pour flotter sereines dans les cours limpides, calmes et clairs. Elle dansait sur la roue du temps, sautillait sur les pierres des routes, souriait, suivait la vie par tous les chemins, carriole devant.

Parfois le soir, sur la planche de matière azur d'une balançoire, debout les mains serrées sur les cordes, filins de toiles filées, de lumières tressées, elle berçait les songes insensés, les rêves enluminés, d'arrière soleil couchant en avant soleil levant, d'un horizon lointain rougi au versant or des mondes reculés enfouis dans le ciel infini, de nuages aux bords inversés aux parages des vallées fleuries de giroflées pourpres, jaune soleil ; elle oscillait du chariot sur le chemin à la Grande Ours céleste, le monde polaire aux multiples univers.

Elle respirait les chemins, elle inspirait le matin, elle expirait les précipices, les gouffres, les ravins. Je lui tenais la main.

Un jour, une nuit, un matin, un soir, elle resta assise au bord du chemin. Arlequin criait : « Il faut suivre. Ne pas se détacher. Pas de rupture ». Elle resta assise au bord du chemin. La troupe s'éloignait derrière la charrette. Je restais près d'elle. Non, pas de séparation. Une larme coulait de ses yeux vers son sourire. Francesca ! Debout près d'elle, je gardais ma main dans la sienne. Qu'arrivait-il ? Je ne comprenais pas, je tremblais. Une inquiétude. Un précipice s'ouvrait en moi. Francesca ne marchait plus, Francesca ne suivait plus le chariot, la carriole. Elle ne dansait plus, elle ne berçait plus ses rêves aux talons des chemins. Des nappes grises, sombres, menaçantes ombraient la route entre les flaques de soleil. Un cortège d'ombres défilait. Francesca, sur quelle pointe infernale avais-tu trébuché ? Tu devenais si blanche, si pâle, diaphane, presque transparente. Francesca ne marchait plus. La carriole s'éloignait suivie de sa troupe frivole. Je restais près d'elle. Je voulais lui insuffler ma vie, lui donner mon sang. Francesca ne suivait plus le chariot qui s'en va au loin, à perte de vue. D'une voix blanche de mélancolie, pâle comme ses mains, comme son visage, son teint, elle me dit « Où es-tu ? Je ne te vois plus. Où es-tu ? ». Je suis là, près de toi, je serre ta main dans la mienne. « Je ne te vois plus. Où es-tu ? » Elle ne peut pas s'éloigner, non, non, elle ne peut pas s'éloigner. Elle ne peut pas descendre les marches d'ombre une à une vers la nuit infinie. Francesca, où irais-je sans toi ? Quel chemin suivrais-je sans toi ? Oh, Francesca, quel est le chemin parsemé de miettes d'éden, la route sans pointes noires, dis- moi ? D'un geste fragile, délicat, elle me tendit une lettre d'une main affaiblie. « Je l'ai écrite pour toi » me dit-elle. « Rejoins la troupe derrière la carriole, va, et tu liras ces mots pour toi ».

Francesca s'est étendue dans l'herbe humide, Francesca s'est étendue sous les étoiles. Francesca ne s'est plus relevée, et je suis resté longtemps debout près d'elle à contempler son visage enfant, ses yeux à vouloir entrer en eux pour regarder avec elle, avec son regard, la nuit noire, le long chemin infini constellé de paradis, de points incandescents à jamais brillants.

Francesca, mon nord, mon étoile, ma déesse !

J'ai rejoint la troupe. Arlequin, je cherche les jointures du monde, je cherche la matière à fusion pour tout unir, tout réunir, la colle universelle, pour tout lier, tout allier, la futée pour tout joindre, tout conjoindre.

Quand se noue, légère aux auréoles, la lumière, les arcs en cercles, en courbes où glissent les regards mouillés, en boucles, les arcs encerclent des yeux ouverts, et quand des taches de brume sur des lèvres closes s'élèvent jusqu'aux paupières, dans l'éclaircie d'un sourire, dans l'instant éphémère, il y a cette lueur dans un regard profondément clair, un éclat. Eclat d'enfances qui ne meurent pas.

La carriole, cahin-caha, sur les chemins tortueux, sur les sentiers boueux, s'en va, cahin-caha. Tangue, cahote, elle passe, elle va, bringuebalante, sautillante, bondissante. Elle va. Par les routes, les rues, les grandes avenues, chemine sur deux roues branlantes, charrette secouée par maints hoquets, ballottée. Un petit cheval, fluette haridelle, tire la charrette, inlassable, sans peine.

Il n' y a pas de cocher, et je suis la charrette surmontée d'une bâche couleurs bariolées, teintée bleu fluorescent, rouge sang.

Le chariot, et derrière toute une troupe tapageuse, bigarrée, sauvage. Pitres farceurs, à se maquiller de boue et de nuages, saltimbanques à courir, sauter, bondir, histrions bouffons, rieurs, joueurs, crieurs de bonnes nouvelles à braver le destin, bateleurs, gitanes rebelles, à danser, légères, aériennes : tous derrière, chariot devant, suiveurs, tous nomades, errants, tous dans le sillon du chariot, de la carriole qui s'en va.

La carriole va, cahin-caha. Toute une foule suivant, clopin-clopant.




Louis Primerano
Recherche Juliette Clochelune
pour Francopolis
octobre 2007 

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Créé le 1 mars 2002

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