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Archives : Contes et chansons 

 

Mars-Avril 2022

 

 

« Les poètes avancent sur des lames de rasoir » :

 

(Re)découvrir Vladimir Vyssotski

 

En poèmes et chansons

 

 

Vladimir Vyssotsky interprète Hamlet, de William Shekespeare, au Théâtre de la Taganka à Moscou en 1971

Vladimir Vyssotski interprète Hamlet de William Shakespeare, au Théâtre de la Taganka à Moscou en 1971  Crédits : ITAR-TASS – Getty (source : le site de France Culture, présentation de l’émission « Vladimir Vyssotski, le cri de l’âme (1938-1980) », diffusée le 5 janvier 2019)

 

Poète, acteur, chanteur et compositeur, Vladimir Vyssotki (né et mort à Moscou, 1938-1980) a tourné dans une trentaine de films et écrit près de 800 chansons – dont Marina Vlady, son épouse pendant la dernière décennie de sa vie, souligne, significativement pour le destin d’électron libre et subversif qu’il a assumé, qu’aucune, pas plus que les poèmes correspondants, n’a connu de diffusion publique du vivant de l’auteur : ni album, ni impression des textes. Mais, circulant en mode samizdat par des enregistrements privés faits lors de ses concerts clandestins, elles ont connu une énorme popularité, aussi bien en Russie soviétique qu’à l’étranger, notamment en France où il a séjourné plusieurs fois, et ont donné lieu après sa mort à de nombreuses publications.

Nous souhaitons faire découvrir ou redécouvrir à nos lecteurs cet immense artiste, dont la voix singulière se reconnaît parmi mille… Inimitable, rugueuse et dissonante ou mélancolique et sobre, elle déclame, crie et virevolte à travers l’incroyable diversité de rythmes et de tonalités en tous genres que nous fait entendre la guitare dont le chanteur-poète-diseur s’accompagne – et c’est un régal de musique et de poésie que seul, peut-être, Jim Morrison nous a encore offert en son temps, le chanteur-poète américain qui était son cadet de cinq ans, né à l’autre bout du monde et disparu à Paris neuf ans avant lui (1943-1971) : ils aurait pu s’y rencontrer…

« Décrire la voix de Vladimir Vissostky est impossible. C’est une voix de baryton qui devenait grave et rocailleuse. Il avait une voix exceptionnelle, originale et reconnaissable, très troublante, très séduisante qui parlait de la douleur d’une façon formidable. C’était une voix de tragédien. Je n’ai jamais vu quelqu’un d'adulé par le public comme il l’a été. » (Marina Vlady, citée d’après l’émission susmentionnée).

Il a dû sans doute incarner, par la force inspirée de sa parole, les sentiments de révolte contenue de millions de Russes dans les années 60 et 70, comme en témoignent même des opposants avérés : « Notre intime désaccord avec le régime nous semblait inexprimable à voix haute, et nous n’avions pas de mots assez décents pour traduire notre malaise, notre amertume, notre protestation. Or, ces mots avérés, Vyssotski les puisait sans relâche, on aurait dit qu’il les tirait du puits insondable de la mémoire séculaire du peuple. » (Vadim Toumanov, ancien condamné du Goulag, dans Tu Seras Un Homme – cité d’après l’émission susmentionnée).

Dans sa préface à l’anthologie de poèmes qui lui est dédiée, en édition bilingue (Vladimir Vyssotski, Ballades, Éditions Janus 2003), Marina Vlady se demandait, en 2002 : « L’homme qui n’a jamais vu éditée une seule de ses lignes, jamais entendu sa voix à la radio, jamais vu son visage à la télévision, avait tout pressenti. "Le mouvement", "Qu’a-t-on donc cette maison", et surtout "Je n’aime pas", prédisent cruellement l’état actuel de ce pays qu’il aimait tant… Qu’aurait-il écrit sur la spoliation de la richesse nationale par les ex-apparatchiks, sur les mafias, sur les guerres ignobles menées par l’armée russe ? Nul ne peut le dire. (…) Vladimir Vissotsky a toujours porté le fer dans la plaie. Jusqu’à en mourir… »

Qu’aurait-il chanté aujourd’hui, quand le mal qu’évoquait l’actrice en 2002 s’est propagé en intensité et en horreur ?

Sans doute ses paroles seraient plus intenses encore, plus directes, plus explicites, mais l’essentiel, il l’a dit, et ce qu’il a chanté dans son temps est toujours vrai, actuel et fort : privilège des poètes… Ils savent, et après et avant, les tragédies de ce monde, ils ont en eux la totalité du Temps, avec toutes ses atrocités et toutes ses sublimités passées, présentes et futures : écoutons-les, apprenons à voir ce qu’ils voient, et cessons d’écouter les politiciens et les tireurs de ficelles, de quelque bord qu’ils soient.

Nous donnons ci-dessous quelques textes emblématiques et quelques liens permettant d’écouter Vyssotski, tant dans sa langue qu’en français, qu’il chantait avec une parfaite maîtrise.

 

La chasse aux loups (video, sous-titrage en français, traduction Aytsana Ochirova)

Voir aussi la chanson-autocommentaire Sur « La chasse aux loups » !

Plus rien ne va (chanté en français, texte reproduit ci-dessous, traduction Charles Level, 1977)

Sommeillant, je vois, la nuit, des crimes lourds où l'on saigne

Pauvre moi, pauvre de moi ! L'outre est pleine à craquer

Au matin, comme il est âcre, le goût du vin maudit !

Va, dépense tout mon crédit, car j'aurai soif aujourd'hui…

 

Rien ne va, plus rien ne va

pour vivre comme un homme, comme un homme,

comme un homme droit.

Plus rien ne va pour vivre comme un homme doit !

 

Dans tous les cabarets sans fond où je m'enterre chaque nuit,

je suis l'empereur des bouffons, le frère de n'importe qui.

Je vais vomir mon repentir au pied des tabernacles,

mais comment prier dans la fumée de l'encens des diacres ?

 

Rien ne va, plus rien ne va

pour vivre comme un homme, comme un homme,

comme un homme droit.

Plus rien ne va pour vivre comme un homme doit !

 

Et comme un vieux loup dans les bois, en fuyant le pire,

je suis resté tout seul avec moi, près des montagnes où l'on respire.

C'est là que je voulais trouver un air nouveau sur un sommet plus haut,

mais qui reconnaît de loin un vrai sapin d'un faux sapin ?

 

Rien ne va, plus rien ne va

pour vivre comme un homme, comme un homme,

comme un homme droit.

Plus rien ne va pour vivre comme un homme doit !

 

Loin de tout manège, je suis ma vie en laissant ma trace dans la neige

Pour qu'il me trouve, l'ami qui me suit loin de tout cortège

Ah venez, levez-vous, venez par ici, devant et derrière !

Nous n'avons que faux amis, faux amours, faux frères

 

Rien ne va, plus rien ne va

pour vivre comme un homme, comme un homme,

comme un homme droit.

Plus rien ne va pour vivre comme un homme doit !

 

Vois-tu les sorcières ici ou là, dans la forêt qui bouge ?

Vois-tu le bourreau tout là-bas avec son habit rouge ?

Plus rien ne va ici, déjà sur nos chemins de terre,

mais j'ai bien peur que l'au-delà ressemble à un enfer

 

Rien ne va, plus rien ne va

pour vivre comme un homme, comme un homme,

comme un homme droit.

Plus rien ne va pour vivre comme un homme doit.

 

La fin du bal (chanté en français, début du texte ci-dessous, traduction Maxime Le Forestier, 1977)

Comme le fruit tombé sans avoir pu mûrir

La faute à l’homme, la faute au vent

Comme l’homme qui sait en se voyant mourir

Qu’il n’aura plus jamais de temps

 

Un jour de plus ; il aurait pu chanter

Faute au destin, faute à la chance

Faute à ses cordes qui s’étaient cassées

Son chant s’appellera silence

 

Il peut toujours le commencer

Nul ne viendra jamais danser

 

Nul ne le reprendra en chœur

Il n’aura jamais rien fini

À part cette blessure au cœur

Et cette vie

 

Pourquoi. Je voudrais savoir pourquoi... Pourquoi ?

Elle vient trop tôt la fin du bal

C’est les oiseaux, jamais les balles

Qu’on arrêté en plein vol (…)

 

Les cordes d’argent (traduction par Michel & Robert Bedin, dans Vladimir Vissotsky. Ballades, Éditions de Janus, 2003) :

Je serre ma guitare contre moi, les murs, écartez-vous !

La Fortune me fut contraire, je n’aurai de liberté, ma vie durant.

Tranchez-moi donc les veines, tranchez-moi donc le cou,

Seulement, ne coupez pas Mes cordes, mes cordes d’argent !

 

Je m’enfouis dans la terre, je pourris solitaire.

Qui de ma jeunesse se montrera compatissant ?

On rampe dans mon âme, on la coupe en lanières.

Pourvu qu’on ne coupe pas mes cordes, mes cordes d’argent !

 

Emportant ma guitare, ils m’ont pris la liberté.

Je me suis effondré, je criais. « Bande de salauds, de truands !

Noyez-moi, écrasez-moi dans la boue à coups de pied,

Seulement, ne coupez pas mes cordes, mes cordes d’argent !»

 

Qu’est-ce que c’est que ça, les gars ? Je ne verrai plus jamais

Ni les nuits sans lune, ni les petits matins blancs ?

Ils ont gâché mon âme, ma vie, m’ont privé de liberté,

Maintenant, ils ont brisé mes cordes, mes cordes d’argent.

 

Les Poètes (traduction par Michel & Robert Bedin, dans Vladimir Vissotsky. Ballades, Éditions de Janus, 2003) :

 

Celui dont la vie a fini de façon tragique est un véritable poète.

Et s’il est mort à une date fatidique, à plus forte raison.

À vingt-six ans, l’un d’eux a marché droit sur le pistolet

Un autre s’est glissé dans un nœud coulant à l’Hôtel d’Angleterre.

 

À trente-trois ans le Christ - et c’était un poète - disait :

« Tu ne tueras point. Et s’il t’arrive de tuer, je te retrouverai ».

Mais on lui a cloué les mains, pour qu’il n’aille pas encore inventer quelque chose

Pour qu’il n’écrive pas, et pour qu’il pense moins.

 

Quand j’entends le chiffre trente-sept, je suis aussitôt dégrisé,

Maintenant que je vous en parle, je sens comme un souffle froid.

À cet âge Pouchkine s’est trouvé un duel à faire

Et Maïakovski a collé sa tempe au canon.

 

Arrêtons-nous au chiffre trente-sept : Dieu est perfide,

Il vous dit carrément : de deux choses l’une.

Ni Byron ni Rimbaud n’ont franchi cette barrière,

Mais ceux d’aujourd’hui, ils se sont débrouillés.

 

Le duel n’a pas eu lieu, ou bien on l’a remis

Ou bien à trente-trois ans, ils ont été crucifiés, mais sans pousser.

Et à trente-sept ans - sans parler de sang - qu’est-ce qu’il viendrait faire là…

L’argent vient à peine tacheter leurs tempes.

 

Pas le courage de se tirer une balle, depuis longtemps on n’a plus de cœur au ventre

Patience, dingues et hystériques !

Les poètes avancent sur des lames de rasoir

Et blessent jusqu’au sang leur cœur à nu.

 

Le poète, c’est un animal au long cou.

Raccourcir le poète, la conclusion s’impose.

Le transpercer d’un couteau !

Mais il serait heureux de ne tenir qu’au fil de la lame

D’être égorgé pour avoir été dangereux.

 

Je vous plains, adeptes des dates et des chiffres fatidiques.

Vous pouvez languir comme des captives au harem !

La vie est maintenant plus longue, et peut-être que la fin de celle

Des poètes a été repoussée pour un temps.

 

Près de 400 textes en version bilingue, dont une bonne part, en la traduction française de Michel & Robert Bedin, sont extraits de Vladimir Vissotsky. Ballades, Éditions de Janus, 2003.

Ja ne liubliu (Je n’aime pas) : un très rare enregistrement live accessible, commençant avec cette célèbre chanson, qui nous permet de voir et d’écouter Vyssotski monologuant et chantant devant un public de jeunes sidérés, à Léningrad en 1967.

3 albums en russe, dont le seul paru de son vivant, réalisé et publié en France : Vladimir Vissotsky (1977), Le vol arrêté (1981) et Robin Hood (1982).

Enfin, Les soldats du groupe Zentrum à l’assaut de l’Ukraine, chanson écrite en 1965, évoquant l’invasion allemande en Ukraine pendant la 2e guerre mondiale : ressentie naturellement dans le contexte d’aujourd’hui comme pouvant s’appliquer à l’invasion russe en Ukraine, par des chars et des soldats marqués « Z », la chanson a été postée le 7 mars 2022 dans un agencement video d’images d’actualité.

 

D.S.

 

Vladimir Vyssotski

Francopolis mars-avril 2020

Recherche : Dana Shishmanian

 

 

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Créé le 1 mars 2002

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