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Transgression -
J’aime la mer vue du train. Elle est plus grande et plus belle
que l’année dernière.
J’éclate avec l’ongle les petites boules lisses
et fermes du goémon, si elles s’affaissent sans faire
de bruit, je suis bien déçue.
Je hume la forte odeur des sardines séchant au soleil sur des
claies, et celle de la colle de poisson dont on se sert pour fabriquer
les cordes de chanvre et les voiles.
J’extirpe doucement la fleur mauve des luzernes pour suçoter
la base blanche un peu sucrée.
J’attends le premier repas de mon père en vacances pour
me gaver de langoustines.
J’ai peur des grosses araignées de mer que mon frère
pose sur mon lit juste à la hauteur de mes yeux, quand je me
réveille.
Un matin, je pars à la pêche en bateau avec deux vieux
pêcheurs et je n’ose pas leur dire que j’ai envie
de faire pipi.
Je vais en visite à l’école du village, et je
suis bouleversée car les élèves écrivent
avec des lettres droites tandis qu’à Paris j’ai
appris à écrire en lettres penchées.
Je redoute en fin de journée le moment sur la plage où
le contact de mon maillot mouillé et froid m’oblige à
quitter mes copains.
Je suis enfouie dans un gros édredon rouge et je répète
chaque phrase du « Notre Père » après une
vieille bretonne toute ronde et très souriante.
Je ne renonce pas à goûter chaque jour les prunelles
violettes dont cependant l’âpreté me paralyse l’intérieur
de la bouche à chaque fois.
J’essaie de décoller les berniques sur les rochers, quelquefois
j’y arrive et je les goûte, c’est bon mais tous
les doigts de ma main droite sont éraflés.
Je ne dois pas franchir la petite place au bout de la rue avec mon
vélo rouge, c’est l’ordre des grands, J’obéis.
Un jour à midi, je suis seule! je roule! je roule! je suis
au bout de la rue! Sans une hésitation je traverse la place
irradiée de soleil.
J’éprouve un bonheur total, absolu.
Jamais retrouvé.
Aglaé Vadet