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ARCHIVES : CRÉAPHONIE

 

 

 

Mars-Avril 2020

 

 

Les douze dormants

 

Peintures de Caroline Biaggi

 

/

poèmes de la Kolyma de Varlam Chalamov

 

(*)

 

Dans un passé encor récent,

Le soleil réchauffant les pierres,

La terre brûlait mes pieds

Nus tout couverts de poussière.

Et je gémissais sous les tenailles du froid

Qui m’avaient arrachées ongles et chair,

Je brisais mes larmes avec la main,

Non, ce n’était pas en rêve.

Là-bas dans des comparaisons banales

Je cherchais la raison des coups,

Là-bas le jour même était supplice

Et arrangement avec l’enfer.

J’écrasais sous mes mains terrifiées

Mes tempes blanchies et en sueur,

Et ma chemise salée

Se cassait fort bien en morceaux.

Je mangeais comme une bête, rugissant après la nourriture,

Ce m’était merveille des merveilles

Qu’une simple feuille de papier à écrire

Tombée des cieux dans notre triste forêt.

Je buvais comme une bête, lapant l’eau,

Je trempais mes lèvres enflées,

Ne vivais au mois ni à l’année

Et prenais mon parti des heures.

Chaque soir dans la surprise

De me savoir vivant,

Je me disais des poèmes,

J’entendais à nouveau ta voix.

Je les chuchotais comme des prières,

Les vénérais comme une eau vivante

Et dans cette lutte gardais leur image

Et leur fil conducteur.

Ils étaient ce lien unique

Avec l’autre vie, là-bas

Où le monde nous étouffe sous son ordure,

Où la mort se déplace sur nos talons…

Tout se tait – bêtes et oiseaux,

Le printemps même

Comme s’il sortait de l’hôpital

Est si blême.

Dans les haillons d’herbe

De l’an passé qui ont jauni,

Il s’est traîné en

Linge de corps tout déchiré.

De ses gencives enflées

Du sang exsude.

Combien de printemps jusqu’ici ?

Et combien en reste-t-il ?

On dirait le revers d’un nouveau conte

Et sa transfiguration,

Une approche vivante

D’autre latitudes et d’autres longitudes.

 

 

Extraits de Varlam Chalamov. Cahiers de la Kolyma.

Et autres poèmes, traduits du russe par Christian Mouze,

Maurice Nadeau éd., 1991.

 

 

(*)

Des « douze dormants » de Caroline Biaggi - ces "douze corps vulnérables en leur dénouement, enfermés chacun dans le silence et la solitude du Sheol: à la ressemblance des tableaux de la Déposition de croix, où Jésus est tout à la fois abandonné et comme endormi, mais cependant à demi-dressé, prêt à revêtir son corps de gloire" - j’en ai gardé des photos prises sur place, et une très forte impression, avec la promesse que je me suis faite alors de les faire connaître aux lecteurs de Francopolis. Je les ai découverts à l’occasion d’une exposition de l’artiste à l’enceinte de cet espace culturel et spirituel d’exception qu’est Notre-Dame de Pentecôte, en plein milieu du quartier d’affaires de la Défense, où j’ai passé une bonne vingtaine d’années de ma vie au travail en tant qu’informaticienne. L’exposition s’appelait Des ténèbres à la joie et fut ouverte du 21 mars au 6 mai 2019, pendant la période pascale. Je l’ai visitée le 11 avril, quelques jours avant l’incendie qui allait ravager Notre-Dame.

Presqu’un an après, jour pour jour, souhaitant remplir la promesse que je m’étais faite de les faire partager sur Francopolis, notamment au numéro de Pâques, je me suis retrouvée encore au défi de les faire accompagner, et dans le constat sans appel de ne pas être à même de le faire, tellement ils sont forts, ne supportant l’ajout d’aucune parole ; je n’ai de toute manière pas les mots qui pourraient ne serait-ce que de loin les suivre, comme les douze stations du chemin de croix. J’allais renoncer une fois encore, quand tard dans la nuit, l’idée de chercher cet accompagnement dans le petit recueil, non encore lu, Les cahiers de la Kolyma de Varlam Chalamov, auteur récemment découvert, me vint. Et ce fut vite fait : dès le premier poème, en 9 strophes, intitulé Au poète et dédié à Boris Pasternak – le seul poème ayant un titre d’ailleurs – cela coulait de source, c’était un chemin de croix. Il me fallait encore 3 strophes pour en faire 12… et plusieurs poèmes de 3 strophes se présentèrent candidats ; mais le dernier d’entre eux s’imposa, il y était question du printemps malade, en haillons, et du nombre de printemps passés, et incertains restant à venir… cela avait une résonnance très actuelle, le chemin était complet. Mais il y a quelque chose qui surgit hors chemin, au-delà de tout supplice humain… la 13ème strophe, celle de la Transfiguration, se présenta alors, juste sur la page suivante du petit recueil des poèmes, comme pour faire éclater une lumière au-dessus des ténèbres. Et j’ai vu que ces textes faisaient un face à face saisissant avec les peintures de l’artiste. C’est ainsi que le message se construit, tout seul, nous en sommes seulement des récepteurs et des porteurs, de temps en temps.

Varlam Chalamov (1907-1982) a passé près de vingt ans de sa vie dans les goulags de la Kolyma, en Sibérie. Ses récits et ses poèmes sont bouleversants, et je crois qu’autant qu’on parle des horreurs nazies, autant il faut parler des atrocités des régimes communistes en Europe de l’Est, et en tout premier lieu, en Russie soviétique ; je trouve qu’on ne le fait qu’avec pudeur, en sous-main, sans trop secouer l’opinion publique, comme si le monopole de l’horreur devait rester confiné à Hitler, puisque là, il y a eu jugement et mea culpa de l’Allemagne, et donc, libre cours à toutes les dénonciations, alors que de l’autre côté, JAMAIS… on évite donc de vraiment fâcher un régime totalitaire encore et toujours en place, bien établi à vie désormais, et on fait ami avec Poutine…

Varlam Chalamov est mort, sourd et aveugle, dans un hôpital psychiatrique de Moscou. La poésie l’a fait vivre et survivre. Maintenant, elle parle et voit pour lui.

Je remercie infiniment l’exceptionnelle artiste qu’est Caroline Biaggi d’accepter ce montage, dont je prends l’entière responsabilité, en permettant ainsi la reproduction de ses œuvres dans ce contexte inattendu. Bonne contemplation !

 

Dana Shishmanian

10 avril 2020

 

 

 

 

Créaphonie : Caroline Biagghi

recherche Dana Shishmanian

Francopolis, mars-avril 2020

 

 

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Créé le 1 mars 2002