Dans un passé encor récent,
Le soleil réchauffant les
pierres,
La terre brûlait mes pieds
Nus tout couverts de poussière.
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Et je gémissais sous les
tenailles du froid
Qui m’avaient arrachées ongles et
chair,
Je brisais mes larmes avec la
main,
Non, ce n’était pas en rêve.
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Là-bas dans des comparaisons
banales
Je cherchais la raison des coups,
Là-bas le jour même était
supplice
Et arrangement avec l’enfer.
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J’écrasais sous mes mains
terrifiées
Mes tempes blanchies et en sueur,
Et ma chemise salée
Se cassait fort bien en morceaux.
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Je mangeais comme une bête,
rugissant après la nourriture,
Ce m’était merveille des
merveilles
Qu’une simple feuille de papier à
écrire
Tombée des cieux dans notre
triste forêt.
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Je buvais comme une bête, lapant
l’eau,
Je trempais mes lèvres enflées,
Ne vivais au mois ni à l’année
Et prenais mon parti des heures.
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Chaque soir dans la surprise
De me savoir vivant,
Je me disais des poèmes,
J’entendais à nouveau ta voix.
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Je les chuchotais comme des
prières,
Les vénérais comme une eau
vivante
Et dans cette lutte gardais leur
image
Et leur fil conducteur.
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Ils étaient ce lien unique
Avec l’autre vie, là-bas
Où le monde nous étouffe sous son
ordure,
Où la mort se déplace sur nos
talons…
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(*)
Des « douze dormants »
de Caroline Biaggi - ces "douze corps vulnérables en leur dénouement, enfermés chacun dans le silence et la solitude du Sheol: à la ressemblance des tableaux de la Déposition de croix, où Jésus est tout à la fois abandonné et comme endormi, mais cependant à demi-dressé, prêt à revêtir son corps de gloire" - j’en ai gardé des photos prises sur place, et une très forte impression,
avec la promesse que je me suis faite alors de les faire connaître aux
lecteurs de Francopolis. Je les ai découverts à l’occasion d’une exposition
de l’artiste à l’enceinte de cet espace culturel et spirituel d’exception
qu’est Notre-Dame de Pentecôte, en plein milieu du quartier d’affaires de
la Défense, où j’ai passé une bonne vingtaine d’années de ma vie au travail
en tant qu’informaticienne. L’exposition s’appelait Des ténèbres à la joie et fut
ouverte du 21 mars au 6 mai 2019, pendant la période pascale. Je l’ai
visitée le 11 avril, quelques jours avant l’incendie qui allait ravager
Notre-Dame.
Presqu’un an après, jour pour
jour, souhaitant remplir la promesse que je m’étais faite de les faire
partager sur Francopolis, notamment au numéro de Pâques, je me suis
retrouvée encore au défi de les faire accompagner, et dans le constat sans
appel de ne pas être à même de le faire, tellement ils sont forts, ne
supportant l’ajout d’aucune parole ; je n’ai de toute manière pas les
mots qui pourraient ne serait-ce que de loin les suivre, comme les douze
stations du chemin de croix. J’allais renoncer une fois encore, quand tard
dans la nuit, l’idée de chercher cet accompagnement dans le petit recueil,
non encore lu, Les cahiers de la Kolyma de Varlam Chalamov,
auteur récemment découvert, me vint. Et ce fut vite fait : dès le premier
poème, en 9 strophes, intitulé Au poète et dédié à Boris Pasternak –
le seul poème ayant un titre d’ailleurs – cela coulait de source, c’était
un chemin de croix. Il me fallait encore 3 strophes pour en faire 12… et
plusieurs poèmes de 3 strophes se présentèrent candidats ; mais le
dernier d’entre eux s’imposa, il y était question du printemps malade, en
haillons, et du nombre de printemps passés, et incertains restant à venir…
cela avait une résonnance très actuelle, le chemin était complet. Mais il y
a quelque chose qui surgit hors chemin, au-delà de tout supplice humain… la
13ème strophe, celle de la Transfiguration, se présenta alors,
juste sur la page suivante du petit recueil des poèmes, comme pour faire
éclater une lumière au-dessus des ténèbres. Et j’ai vu que ces textes
faisaient un face à face saisissant avec les peintures de l’artiste. C’est
ainsi que le message se construit, tout seul, nous en sommes seulement des récepteurs
et des porteurs, de temps en temps.
Varlam Chalamov (1907-1982) a passé près de
vingt ans de sa vie dans les goulags de la Kolyma, en Sibérie. Ses récits
et ses poèmes sont bouleversants, et je crois qu’autant qu’on parle des
horreurs nazies, autant il faut parler des atrocités des régimes
communistes en Europe de l’Est, et en tout premier lieu, en Russie
soviétique ; je trouve qu’on ne le fait qu’avec pudeur, en sous-main,
sans trop secouer l’opinion publique, comme si le monopole de l’horreur
devait rester confiné à Hitler, puisque là, il y a eu jugement et mea
culpa de l’Allemagne, et donc, libre cours à toutes les dénonciations,
alors que de l’autre côté, JAMAIS… on évite donc de vraiment fâcher un
régime totalitaire encore et toujours en place, bien établi à vie
désormais, et on fait ami avec Poutine…
Varlam Chalamov est mort, sourd
et aveugle, dans un hôpital psychiatrique de Moscou. La poésie l’a fait vivre
et survivre. Maintenant, elle parle et voit pour lui.
Je remercie infiniment
l’exceptionnelle artiste qu’est Caroline Biaggi d’accepter ce montage,
dont je prends l’entière responsabilité, en permettant ainsi la
reproduction de ses œuvres dans ce contexte inattendu. Bonne
contemplation !
Dana Shishmanian
10 avril 2020
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