Quelques
aspects d'évolution de la littérature marocaine
d'expression française
par
Mohamed Agoujil
Quelques aspects d'évolution de la littérature marocaine
d'expression française
La
littérature marocaine moderne fait partie de la
littérature maghrébine d'expression française
née dans les trois pays du Maghreb (le Maroc, l'Algérie
et la Tunisie) vers les années 40. L'avènement de cette
littérature, survenu à l'époque du militantisme
nationaliste, a été salué par certains, pour qui
la langue française est un plus, une valeur ajoutée au
profit de la modernisation du pays, "un
butin" de guerre dirait même Kateb Yassine. Toutefois,
d'autres la condamnent prétendant qu'elle utilise la langue du
colonisateur qui porte en elle une culture hostile à la leur. En
faire usage, pour eux, est une sorte de soumission à la culture
occidentale colonisatrice. On allait même jusqu'à
considérer les écrivains maghrébins en
français comme des acculturés et traîtres
même.
De son coté, la critique,
particulièrement sensible au choix de la langue
d'écriture se posait des questions sur le pourquoi et le comment
de cette prédilection ou de cette contrainte historique, et cela
continue, de nos jours, à provoquer des réactions
diverses. Corrélativement à cette question, et vu le
rapport de force qui oppose deux cultures différentes à
des niveaux de développement inégal la
problématique identité/altérité, toujours
d'actualité, s'était pareillement imposée à
tous de façon impérieuse. La littérature
maghrébine en général est devenue depuis, un objet
d'engouement et d'études un peu partout dans le monde.
Ce n'est que
vers les années 80 qu'on a commencé à parler
distinctement de littérature marocaine, algérienne ou
tunisienne. Nous nous proposons, dans le temps imparti à cette
intervention de répondre à la question suivante : quels
sont les aspects d'évolution que la littérature marocaine
moderne d'expression française a connu depuis sa naissance
jusqu'à nous jours ? Pour ce faire, nous partons d'une
périodisation qui marque cette évolution en trois
étapes chacune d'elles ayant une vision du monde qui l'inspire
et une manière d'écrire qui lui est propre.
D'emblée, la littérature marocaine d'expression
française moderne désigne la dernière étape
dont nous essaierons de retracer les conteurs en nous appuyant sur nos
lectures personnelles qui serviront de corpus à cette modeste
approche.
Périodisation
de la littérature marocaine d'expression française :
A part ce qu'on pourrait lire un peu partout, soit dans les livres de
critique ou dans la presse littéraire en général,
notre intérêt est plutôt porté, sur ce qui
caractérise cette période qu'on peut qualifier de moderne
et qui débute en 1990. Mais avant d'aborder cette étape
d'évolution, disons un mot sur les deux premières
périodes qui la précédent.
a) 1945 - 1965 :
identité et altérité
A cette
époque les écrivains maghrébins d'expression
française sont les premiers à s'être posé
des questions sur leur identité. Ignorés du peuple
analphabète, condamnés par l'intelligentsia
traditionnelle, marginalisés, en tant que colonisés, par
les Français dont ils utilisent la langue, ces écrivains
étaient, plus que quelqu'un d'autre, les plus sensibles à
la question de l'altérité et de l'identité. La
nécessité de se faire connaître culturellement et
de s’affirmer en tant qu'identité constituent un fond
thématique sur lequel se dessinait la vision du monde
génératrice des oeuvres tels "Le fils du pauvre" de Mouloud
Feraouen en Algérie ou de "La
boîte à merveilles” de Ahmed Sefrioui au Maroc et
de "La statue de sel” d'Albert
Memmi en Tunisie. C'était la raison pour laquelle les
premières oeuvres de ces écrivains étaient du
genre autobiographique : écrire en français était
une manière de valoriser la culture autochtone et de la
défendre contre les préjugés qui l'assaillaient.
Il n’y a qu'à contempler les titres "Boîte à merveilles”
ou "Chapelet d'ambre” pour
comprendre que les récits proposés sont des merveilles
à découvrir, au même titre que l'est la culture
traditionnelle marocaine. Et pourtant cette métaphore n'a pas
dispensé la littérature maghrébine, en
général, d'être considérée comme une
littérature ethnographique, une littérature carte postale
à valeur folklorique et à dessein touristique.
Au Maroc, et
c'était déjà en 1945, Driss Charaibi a aussi
bâti la fiction autobiographique de son roman intitulé “Le passé simple” sur la
réalité socio-culturelle de son pays mais dans un style
virulent, car il y montre les failles d’une société
marocaine aux traditions figées et mentalités
sclérosées. Il s'y attaque au père symbole de la
dictature et du pouvoir absolu. "Mon
père c'est quelqu'un qui parle à Dieu d'égal
à égal" a-t-il fait dire à son personnage
principal Driss Ferdi. Pour lui, la colonisation n'est pas une cause
mais une conséquence. Cette attitude, cette manière de
voir les choses, une année juste après la
présentation du manifeste de l'indépendance par le
mouvement nationaliste à Feu Sa Majesté Mohamed V a
attiré sur lui les foudres de la classe politique et
intellectuelle marocaine de l'époque, car un seul sujet
était à l'ordre du jour : l'indépendance du pays.
En conséquence Driss
Chraibi quitte le Maroc et n'y revient qu'en 1986 pour
découvrir l'importance de ce qu'il avait condamné jusque
là et pour qu'on découvre en lui le fils fidèle
à ses racines et à sa culture dont rien ne lui avait
échappé malgré l'exil. Quelques titres en
témoignent : "Une
Enquête au pays", "La
mer
du printemps", "l'Inspecteur
Ali", "l'Homme du soleil"...
etc.
b) 1965- 1990 :
littérature de la mise en cause
Pendant cette
période le Maroc n'a pas été loin des courants
d'idées qui traversaient le monde. En effet, on est en pleine
guerre froide. Les idéologies marxistes léninismes
promettaient de réaliser les promesses que l'indépendance
n'avait pas tenues. Les jeunes sous l'influence de Mai 68 en France
aspiraient aux changements que leurs parents n'avaient pu
réaliser totalement, La défaite des armées arabes
contre Israël en juin 1967 n'avait fait qu'attiser les
colères. Ainsi, une nouvelle vague d'écrivains et
poètes est née, constituée
généralement d'universitaires et d'enseignants. Dans
leurs écrits, ils protestent contre tout, même contre la
langue française, jugée comme étant incapable
d'exprimer leurs sentiments et leurs idées. Les autobiographies
se multiplient et les romans inspirés du patrimoine populaire
prospèrent. La question de la modernité et de
l'authenticité s'intensifie et sert de prétexte à
pas mal de romans et de nouvelles : "La
civilisation ma mère !" de Driss Chraibi traite ce sujet
dans un style humoristique poignant. Parmi les auteurs les plus connus,
on cite le nom d'Abdelkabir Khatibi, à qui on doit l'un des
premières oeuvres de critique littéraire(le roman
maghrébin) avec “La
mémoire tatouée” à facture
autobiographique, Mohamed Khir-Eddine, l'enfant terrible de la
littérature marocaine en particulier et maghrébine en
général, pour qui la poésie est évasion et
colère, et dont les oeuvres sont interdites au Maroc de son
vivant mais rééditées en 2002 et
programmées ensuite au lycée. Avec "Agadir" inspiré du
tremblement de terre qui avait frappé sa ville, Mohamed
Khir-Eddine met en évidence les tares dont souffre la
société marocaine de l'époque. En exil, Le
souvenir du pays d’origine habite presque toute son oeuvre.
L’éloignement a renforcé ses liens avec le pays, ses
maux, ses problèmes et a tissé de solides liens
d’amitié avec des amis poètes et écrivains qui
sont restés sur place pour mener le combat, son propre combat.
Tahar Ben Jalloun avec "Harrouda"
dresse une critique acerbe à la bourgeoisie marocaine et se
rallie du coté de la classe ouvrière sur le dos de qui se
construit l'avenir du pays qui profite aux autres riches. Tous
s'accordent à mettre en cause un système culturel et
même politique qui étouffe au lieu d'épanouir, qui
opprime au lieu de libérer. A la même époque Drisse
Chraibi publie " Les boucs"
qui traite de la condition des émigrés marocains en
France qui vivent et travaillent dans des conditions sociales hostiles
et souffrent de la rupture entre la culture d'origine et celle
où ils évoluent.
c) 1990- à nos
jours : élargissement des thèmes et des genres
La
littérature marocaine d'expression française depuis 1990
a évolué sur deux voix différentes. D'un
coté, elle a élargi son champs d'investigation pour
embrasser des problèmes différents de ceux qu'elle avait
déjà traités depuis ses débuts, des
problèmes qui s'ouvrent sur le devenir de la
société, sur l'exploration du patrimoine culturel soit
amazigh arabe ou juif. De l'autre, la catégorie sociale des
écrivains s'est élargie, la femme y fait son
entrée pendant les années 80.
Pendant les années 90 les témoignages d'anciens
détenus politiques sur leur vie carcérale attire beaucoup
plus de lecteurs et de critiques, le but étant de promouvoir une
culture qui a su durant l'histoire garder l'équilibre entre
l'identité et l'altérité, entre
l'authenticité et la modernité mais en même temps
témoigner d'un passé dit " les années de plomb".
1) Aspects
thématiques
Qu'en est-il
de la production littéraire de ces vingts dernières
années où l'on assiste à l'essor des moyens de
communication moderne, à la chute des idéologies
totalitaires et à l'élargissement des libertés
individuelles. Il y a un foisonnement de production littéraire
au Maroc. Un vent de renouveau a soufflé grâce à
l'évolution du pays en matière surtout des droits
d'expression et des moyens de communication modernes qui ont
facilité l'accès au livre à un public large. La
littérature marocaine moderne est étudiée au
lycée et les rencontres autours des livres écrits en
français se multiplient d'une année à l'autre.
Il est donc temps de s'intéresser
à cette littérature qui a atteint l'universalité
grâce aux sacrifices des prédécesseurs en lui
posant des questions élémentaires du genre :
s'inscrit-elle dans la continuité ou dans la rupture par rapport
à la précédente ? Le rapport à la langue
d'écriture est-il resté le même ou l'envisage-t-on
autrement ? Il faudrait aussi voir dans quel genre littéraire
verse la majorité des nouveaux écrivains. L'étude
quantitative et qualitative de cet aspect fondamental donnera
certainement un éclairage particulier sur l'évolution des
goûts et des intérêts d'une frange de la population
lettrée du Maroc d'aujourd'hui.
Il s'agit
aussi de mettre à jour les soucis majeurs de la nouvelle
génération des hommes et des femmes de lettres marocains
issus de différentes catégories sociales et qui
s'expriment dans une langue qu’ils ne considèrent plus comme
étrangère.
2) Aspects
génériques
contrairement
aux aspirations des détracteurs qui s'attendaient à sa
mort juste après l'indépendance, cette littérature
ne fait que s'élargir et conquérir d'autres horizons et
interpeller d'autres catégories d'écrivains.
Dominée par l'autobiographie, jusqu'au
début des années quatre vingts et par une
thématique mettant au clair les questions relatives à
l'altérité et l'identité ou la modernité et
l'authenticité d'un point de vue idéologique bien
déterminé, les écrivains d'aujourd'hui viennent
d'horizons différents et se penchent sur des questions à
même de donner à leurs écrits une dimension
universelle.Dans quel genre littéraire verse actuellement la
littérature marocaine d'expression française ? Quels sont
les thèmes récurrents qui dressent le panorama de cette
littérature ?
a)littérature
des marocains résidants à l'étranger, en France en
particulier
Aujourd’hui, l’antagonisme langue arabe /
langue française pour réfléchir et écrire,
les conflits identitaires et la crainte de la dépossession de
soi ne sont plus des thèmes à l’air du temps. Il y a une
tendance vers une écriture plus réaliste et
linéaire de nouveau. Et la «première»
génération d’écrivains marocains d’expression
française se trouve enrichie par l’apparition de nouveaux jeunes
écrivains comme par exemple, Youssouf Amine Le Alami avec "Un Marocain à New-York" ou
Fouad Laroui avec "Les Dents du
Topographe" où il explore la perte de l'identité
chez des gens qui ne sont d'aucun monde.
Fouad Laroui, marocain né à Oujda
en 1958, explore dans ce premier roman la perte d'identité de
ces hommes qui ne sont ni du Maghreb, ni de l'Europe.
En effet, les chapitres se succèdent
comme autant de tableaux autonomes qui relatent cette montée de
l'incompréhension. Le personnage principal n'a pas de nom. Il
est désigné comme "fils
de Kader". Parfois, ce sont des insultes qui définissent
sa différence. Marocain, il se fait traiter de "Nasrani" (chrétien) ou
encore de "fils de la Mission"
(l'école française où il a étudié).
Tout est là pour lui rappeler sans cesse son
altérité indésirable. "Si tu ne sais
même pas qui tu es, si tu n'es pas sûr de ta propre nature,
de ton destin, ne va pas t'exposer à d'autres regards qui
révéleront ta nudité."
L'écriture incisive et le style
satirique de Fouad Laroui donnent un rythme endiablé à ce
roman. Formant une sorte de mosaïque, les histoires et les vies
convergent vers cette impossibilité à être. On
découvre dans "Les dents du
topographe", les enfants illégitimes d'un Maroc à
deux visages.
b)
Littérature féminine au Maroc
La littérature féminine
marocaine, quant à elle, est récente. Il y a eu une ou
deux tentatives dans les années 80 mais ce n’est qu’aujourd’hui
que nous assistons à une floraison de jeunes romancières.
Celles-ci mettent en scène des sujets qui évoquent
l’influence de l’univers social et culturel du Maroc dans la vie des
femmes marocaines. Les droits et l’émancipation de la femme,
thèmes marginalisés jusqu’à maintenant, sont
aujourd’hui à l’ordre du jour au Maroc. Ayant acquis, au fil des
ans, une culture et une éducation identiques à celles des
hommes, de plus en plus de femmes marocaines dénoncent les
travers d’une société moderne d’apparence mais qui reste
très patriarcale sur bien des plans.
On cite à titre d'exemple, Rachida
Yacoubi "Mon amour, ma blessure"
ou Soumia Ben Chakroune dans "Oser
vivre"
c)
littérature des étrangers vivants au Maroc ou ayant
vécus au Maroc :
L'intérêt de ces textes
réside dans ce témoignage que des personnes
étrangères à la culture marocaine nous livrent sur
les rapports qu'ils ont entretenus avec les Marocains et leur culture.
Dans "la perle du Tafilalet"
Jeanne Bonigno nous raconte comment Claudia, jeune italienne, tour
à tour passionnée, révoltée, provocante, va
défier son entourage familial, les préjugés de la
société européenne et mettre en lumière les
mérites de la culture qui l'accueille.
"Buccoliques
berbères, Itto, fille de l'Atlas" de Simone Bocognano est
un roman d’une douceur exquise qui éternise une histoire de
grand amour dans une communauté de pasteurs nomades au Maroc.
Les événements se déroulent dans la région
de Midelt. L'auteure y a passé neuf ans de sa vie avec ses
pasteurs et s'est sentie comme un devoir de reconnaissance de faire un
livre sur leur vie pleine d'amour, de tolérance, et de lutte
pour vivre aussi.
d) La
littérature carcérale au Maroc :
Ce genre littéraire
est d'abord apparu en arabe surtout, vers la fin des années
quatre vingts avec "
Kana wa akhawatouha
" de Abdelkader Chaoui. Pendant les années 90, d'autres
écrivains entrent sur scène avec leurs récits de
prisons. Il s'agit en effet des bagnards de Tazmamart, en particulier
et de Kallaat Magouna, pour rendre publiques les atrocités
qu'ils avaient dû subir durant des années de
détention. On cite, Ahmed Al Marzouki avec " la cellule 10". Abdel Aziz Bin
Bin avec "Tazmamort", Mohamed Rais, Salah
Hachad avec "Kabazal"
et Abdelaziz Mourid "On
affame bien les rats" » fait de caricatures comme d'ailleurs,
Mohamed Nebrani, un ex détenu de Kalaat Magouna, qui a
publié un livre de caricature intitulé "Les sarcophages du Complexe".
Sur un autre plan Tahar Ben Jallloun , Prix Goncourt 1987, a
reçu le prestigieux prix international Impact Dublin pour son
roman "Cette
aveuglante absence de lumière" qui est un roman de
fiction mais inspiré des récits des prisonniers de
Tamamart.
e) la
traduction des contes et poèmes amazigh :
L'essor que connaît
la culture amazigh, surtout depuis la création de IRCAM
(Institut Royal pour la Culture AMazigh) et l'adoption du tifinagh
comme graphie de transcription, la littérature amazigh
s'enrichit du jour au lendemain par l'apport des écrivains en
français mais aussi de ceux qui s'occupent de la traduction des
poèmes, chants et contes amazigh en français. Je me
limiterai ici à citer ceux qui sont de ma région et qui
ont chacun leur mot à dire sur le sujet : Ali Iken avec Asekkif N Inzaden, Zaid Ouchna
qui traduit les poèmes de Feu Sakkou, et Omar Taouss, avec son
recueil de poésie "iladjiyen n
iganna" et bien sûr Moha
Souag connu pour ses romans écrits en français mais
souvent inspirés de la culture amazigh. Lui aussi a en sa
possession des textes traduits du tamazight mais non encore
publiés.
Conclusion
Après ce tour d'horizons, plus au moins
large sur la littérature marocaine d'expression
française, je tiens à préciser que cette
littérature ne fait que prospérer et s'enrichir en
thème et en genre textuel. La critique littéraire
à laquelle Abdelkebir Khatibi a donné le coup d'envoie
avec " Le roman "maghrébin" ne cesse, à son tour de
se développer. Les détracteurs qui espéraient sa
disparition depuis belle lurette ne peuvent plus continuer à
nourrir le même espoir tant que la jeunesse marocaine au pays ou
ailleurs est passionnée pour la culture de ses ancêtres et
les valeurs de tolérance, d'amour pour l'autre qu'elle ne cesse
de promouvoir durant l'histoire.
Mohamed
Agoujil
recherche Ali Iken
pour francopolis décembre 2009
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