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PIERRE AUTIN-GRENIER



Décembre

            Peinture écaillée aux coques des voiliers et pêcheurs qui repeignent leurs barques en noir, sous un ciel sans mouette donnent soudain à décembre des allures de cocher conduisant le deuil de la mer, cependant que dans l'arrière-pays des ânes devenus frileux regagnent leur abri.
            D'un soir l'autre, les veillées réclament de plus en plus de patience, de moins en moins de paroles, et dans l'âtre assoupi la bûche qui lentement se consume ruse davantage avec le feu qu'elle ne crépite et rassure. La nuit venue, les derniers-nés encore au berceau sont agités de rêves trop grands pour eux qu'une aïeule économe de ses mots s'en vient dissiper d'un fugitif effleurement.
            Décembre, s'il reste comme un cloître silencieux sous la neige, délivre aussi de leur cécité à voir le monde les coeurs les plus endurcis pareillement qu'il nous mène à voiles déployées au tréfonds de nos mers intérieures.



Espérance

            Même en plein hiver, toujours il parlait une hirondelle dans la bouche. Il enfourchait un vieux vélo sans freins et dévalait les pentes verglacées à tombeau ouvert. Parvenu sans encombre sur la place du village, son panier d'osier au bras, il se mettait alors à chanter. Souvent c'était la Troisième Chanson golde de Naïsso Baldakchan, parce que lui-même venait d'au-delà les limites connues de notre contrée sans qu'on puisse cependant dire de quel endroit précisément.
            Des femmes silencieuses, toujours parmi les plus pauvres, déléguaient de jeunes enfants pour aller déposer dans son panier qui un oeuf, qui une tranche de polenta, un pied de cochon ou alors une morceau de pain bis; parfois aussi deux-trois piécettes de nickel pour l'achat d'un brin de tabac.
            Malgré l'hostilité déclarée des autorités et la réprobation constante des bien-pensants, la coutume s'était peu à peu établie de soutenir ainsi celui dont les chansons, et les paroles qu'il prononçait à la suite de leurs refrains, redonnaient si fort l'espérance de se débarrasser un jour de la domination des marchands et retrouver peut-être le temps de l'antique fraternité.



Passerelle

            Quand avril fait deuil de ses lilas, que moutonne l'eau du lac sous les rafales du mistral et que merles transis pas plus que rousserolles ne vous donnent envie de chanter, alors où voulez-vous aller puiser la force d'encore continuer jusqu'à la passerelle, là-bas, où les grands roseaux bleus font signe et nous appellent ?
            Une averse sauvage désole soudain sentes et sous-bois qu'au sortir de la forêt ne viendra consoler aucun arc-en-ciel, ils sont tombés des nues les cerfs-volants de fine étoffe qu'enfant nous lancions à l'assaut du soleil et maintenant même l'iris des marais prend sous nos pas une pâleur d'ennui tandis que s'évanouissent en ricanant dans le vent les souvenirs jaunis des jours passés.
            Quelque chose de nous déjà doucement gagne l'agonie qu'on voudrait voir encore cavaler vers la vie, au cœur cependant la tranquille espérance qu'un frisson de lumière, agitant là-bas les grands roseaux bleus, suffira sans doute pour atteindre bientôt la passerelle.



Poète

            De longs jours et de longues nuits nous vivons en ces lieux où les chevaux, même morts, encore cavalent à la folie, crin hérissé sous les rafales, écorniflant au gré des bruyères ou des forêts l'instant de répit qu'il faut pour éclaircir les tourments de l'infini et continuer la course, ensemble, vers de lointaines et fraternelles utopies.
            Nous ne connaissons ni caparaçon ni mèche de cravache, seulement menés que nous sommes par les désordres voulus du vent, le tremblement confus des étoiles dans l'eau des lacs, l'obstination des grands arbres à défier le carnage du temps. Le plus souvent seul le silence nous sert de signe de reconnaissance et nous savons aussi comment appréhender l'aube sans avoir même à la nommer.
            Notre liberté n'est pas celle du cavalier pomponné comme pour la parade et caracolant sur l'esplanade en plein soleil; elle tient au contraire tout entière dans les quelques mots fragiles que trace le poète d'une plume incertaine sous la lumière rouge de la lune.



Voix

            C'est une bouche cachée dans le noir de la nuit qui parle bas et invite, par-delà les rêves incertains, à la révolte. Une voix de velours violet frémissant dans les plis du vent, semblable à celles de ces statues qu'on recouvrait jadis d'un voile le mercredi des Cendres et dont les forces mystérieuses nous fascinaient jusqu'au vertige. Avant de quitter le sommeil pour les prémices de l'aube, embrasse passionnément cette bouche; et cette voix, qu'elle vibre en ton coeur de plaisir et de défi tout le long du jour si tu tiens à gagner la paix du soir sans avoir mis genou en terre.
            Tu n'auras plus rien à redouter ainsi, ni le joug humiliant des possédants ni l'entrave de leurs lois à ta liberté; le tourment des heures impossibles à vivre aura beau lâcher contre toi tous ses chiens, la meute n'atteindra ta conscience ni n'ébranlera ta volonté. Tu pourras aller debout dans le tohu-bohu du monde sans abdiquer rien de tes espérances, le clavecin des oiseaux dans les arbres accompagnera tes pas et le chemin sera tout entier tracé par le granit du pavé.
            Mais cette bouche qui murmure dans le noir, es-tu prêt à l'écouter? Cette voix violette de colère contre les mille complots de l'ordre, es-tu vraiment décidé à l'entendre ?



Fenêtres

            Infinie patience des fenêtres, jamais fatiguées d'ouvrir à nos regards absents des matins sans cesse renouvelés, des soirs chargés de parfums, des journées entières avec vue sur la mer et souvenirs d'enfance. Heureux celui qui sait, par une fenêtre large ouverte sur rien du tout, découvrir la vie, sentir soudain frissonner la peau du monde ; il peut sans frayeur aucune s'élancer dans l'air : déjà il vole, oiseau léger ! Car les fenêtres conduisent très loin au-delà des déserts quotidiens, pour peu que l'on veuille emprunter leurs chemins tranquilles, embrasser l'immense horizon de leur œil inattendu. Fenêtres : perpétuelle apothéose du printemps !

Pierre Autin-Grenier


Ces textes sont extraits du recueil «Les radis bleus»,
à paraître en mars 2005 dans la collection Folio/Gallimard.



Créé le 1 mars 2002

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