«
Tout visage qui me fait face est une
ouverture vers l’infini, et c’est cette ouverture qui non seulement
m’impose une attitude morale mais également me désenclave
de l’être dans lequel je suis embourbé en me guidant vers
cet autrement qu’être que sont l’amour et la responsabilisation
à l’égard de l’autre homme. » Morad Le
Hattab, Chroniques d’un buveur de lune, sur le mal et l’amour, Albin
Michel, 2006, p.241
La présente
communication se propose de réfléchir sur le visage comme
présence et comme fonction immédiates de l’être
dans le monde.
Il s’agit de penser le visage comme trace assurant la
particularité de l’être dans sa relation avec l’autre. Si
l’être, nous en avons la conviction, est principalement visagéité, c’est dire
présence palpable dans le monde, il est métaphysiquement
absence en devenir.
Ceci dit, nous voudrions mentionner au passage que
notre communication s’inscrit dans le cadre
d’un travail de recherche en cours, portant à la fois sur le
philosophe Emmanuel Levinas et sur le mystique Ibn Arabi.
I- Visage, rencontre,
communication
La pensée
d'Emmanuel Levinas demeure un hymne simple et profond à
l'altérité et à la communication comme
éthiques. A plus forte raison l'originalité de ce
philosophe s'avère être l'introduction de l'éthique
dans la philosophie, ou encore philosopher l'éthique sans pour
autant nuire à la spécificité originale et
originelle de la philosophie : stimuler la compréhension du
métaphysique via le physique. Levinas se propose de penser
l'éthique comme philosophie et, conséquemment, penser la
philosophie comme éthique. Tout se passe dans cet esprit comme
s'il n'y avait plus de frontières étanches entre
philosophie et éthique. Levinas, en effet, fonde ses
méditations philosophiques sur le principe de dialogue, de
rencontre, de communication et
d'interpénétrabilité entre philosophie et
éthique, entre l'être de l'immanence et l'être de la
transcendance, entre l’extériorité comme
altérité, et l’intériorité comme
transparence heuristique. Ne s'approche-il pas ici d'un Ibn Arabi
posant que toute connaissance devrait d'abord passer par le truchement
du bâtin, le latent, et du zâhir, le patent. En effet,
atteindre l'absolu, avoir accès à l'infini chez Levinas
sourd essentiellement de la rencontre de l'autre homme, de ce
face-à-face entre ces deux consciences que sont l'autre et le
même. En d'autres mots, chez Levinas la quête de l'infini,
de l'absolu, voire de Dieu devrait nécessairement passer par le
biais de la rencontre de l'autre en tant que visage. Le visage demeure
dans cette optique le critérium fondamental structurant le
système de pensée Levinassienne, il s'agit là du
creuset de toute éthique :"
l'accès au
visage est d'emblée éthique",
dit Levinas. (Ethique et infini,
1982 :79) C'est principalement au cours de la rencontre que la
signification du visage commence effectivement à prendre forme
dès lors qu'il a deux présences : latente et patente.
S'agissant de la première présence, le visage est forme
géométrique, nudité où se neutralisent
signification et expression. Le visage est dans ce sens présence
physique de l'être. S'agissant de la seconde présence, le
visage est l'être de l'être, sa profondeur, sa douleur, il
est sa métaphysique, sa transcendance et son
conscient/inconscient. Il le dit, il l'exprime, il le représente
comme trace parmi les traces. Le visage dans ce sens est
présence métaphysique de l'être. Le même
entreprend la mise en fonction, voire la mise en signification du
visage de l'autre à partir du moment où il a conscience
de sa double présence, latente et patente. Lors de la rencontre
le même entreprend la mise en fonction et en signification du
visage profond de l'autre, sa confidence qu'il ignore, dans l'exacte
mesure qu'il y voit invitation, accueil, lumière et
spiritualité. Le visage a en effet le bonheur d'être
conçu comme le lieu physique le plus métaphysique du
corps, il est le lieu nu le plus voilé du corps, il est le lieu
présent le plus absent du corps, il est un espace mythique dont
toute réception devrait être mystique. D'où,
l'éthique Levinassienne commence à partir de la rencontre
de l'autre homme comme visage, c'est dire que l'accessibilité
aux intrigues profondes de l'autre devrait forcément passer par
- il l'est d'emblée - le lieu de l'inaccessibilité
apparente : le visage.
Lieu dubitatif, le visage est aussi le lieu de questionnement de
l'autre, il se présente à lui comme ça a
été, comme ça est et comme ça serait. Le
visage ne communique pas seulement l'être comme vécu
(expériences), il le raconte aussi comme possibilité
d'être, comme devenir, il est donc une structure ouverte, il est
infini,"
le visage,
écrit Levinas,
est
présent dans son refus d'être contenu. Dans ce sens il ne
saurait être compris, c'est-à-dire englobé."(Totalité
et infini, 1971 :211) Le visage est donc le lieu définissant
l'être comme structure inchoative, elle commence et ne fait que
commencer. C'est entre la totalité de la signification et son
infinitude que se tracent en définitive les structures de la
mise en fonction du visage. Ses structures sont
généralement liées aux dires que produit le visage
dans sa relation avec autrui : invitation à la communication,
responsabilisation, condamnation,
etc.
II- Visage, discours,
signification
Signification, le visage est d'emblée discours. Le discours que
produit le visage est à lire d'abord sous le signe de
l'étonnement et de l'émerveillement, et, ensuite, sous
celui de questionnement et de prolongement. C'est dire que, dans un
premier temps, le visage étonne et émerveille car il est
la lumière de Dieu qui s'humanise, donc dans le visage de
l'autre le même rencontre l'image de Dieu. Dans un second temps,
le visage devient interrogateur puisqu'il s'adresse à la
conscience de l'autre pour l'interroger sur sa
réalité/vérité comme trace dans le monde.
Dans ce sens, le même entreprend la conscientisation du visage de
l'autre comme prolongement de sa propre expérience-visage
(expérience d'être visage) dans le monde. Il se laisse
entendre dans ce cadre qu' "
il n'y a pas du tout
d'autoresponsabilité de sa propre vie. Tout est pris en charge
(…)"(
Jean
Baudrillard, Figures de l’altérité, 1994 :
139)
Si selon
Levinas "le sens est
donné dans la droiture même qui caractérise la
relation entre la noèse et le noème" (Humanisme de
l’autre homme,1972 : 19), le visage serait à la fois
noèse et noème, c'est-à-dire outil de
réflexion et lieu de réflexion. Tout se passe ici comme
si le visage fonctionnait simultanément comme producteur de
discours et comme faiseur de sens. Le visage du même est
présentement son propre visage/trace mais aussi le lieu de son
extériorité/altérité. Le visage dit
l'être, le visage prolonge l'être seraient à plus
forte raison les deux manières de dire qui résumeraient
la présence visage dans le monde. Le visage de l'autre le
raconte, le visage du même le raconte, l’emboîtement de
l'un dans l'autre se fait dans le partage de l'expérience
d'être visage-expérience dans le monde.
III- Visage, regard,
ontologie
Ceci dit, la question du visage nous introduit dans des horizons de
réflexions si délicates. Le visage en effet est le lieu
premier de toute rencontre, de toute altérité, et comme
tel il est représentation de sens sans pour autant se
réduire à une simple possibilité
sémantique, dès lors qu'il ne signifie que lorsqu'il se
saisit de l'extérieur par le regard de l'autre. Telle demeure la
réflexion de
Francis Affergan
pensant altérité et visagéité dans une
perspective anthropologique :"
la question de
l'altérité tourne autour de cette problématique de
la représentation de ce qui fait sens et qui pourtant ne se
réduit pas à une simple sémiotique."
(Exotisme et altérité, 1987 :153-154) Car "
comment traduire un visage ?",
s'interroge
Affergan (Ibid.,
153) qui considère que "
la complexité
d'une telle entreprise s'accroît lorsqu'on sait qu'un visage ne
se résume pas à un type racial ou ethnique, mais qu'il
contient en lui tout un passé culturel et expressif, toute
sédimentation historique, l'irréductibilité d'une
durée propre. Le visage porte sur lui les traces des attitudes,
des coutumes, des postures et de toute une vision du monde."(Ibid.)
Espace dans l'espace, le visage acquiert ses fonctions fondamentales
dans sa relation immédiate avec le regard. Visage et regard sont
en effet si liés que l'un définit l'autre, il s'agit ici
de deux visages (celui du même et celui de l'autre) qui
s'entrecroisent car ils sont d'abord deux regards, le mot d'
Affergan l'illustre à bien
des égards : "
le regard fait prise
sur les visages, en est bouleversé ou les bouleverse. Il fait
peur, induit la confiance, terrifie, rapproche ou sépare. (…).
C'est le regard dans un autre regard qui crée la réaction
affective et partant symbolique. Ce n'est pas un hasard si toute une
partie du sacré et du magico-religieux dans de nombreuses
civilisations est arrimé au thème du regard et du visage."
(Ibid.) Visage, le même affiche son être, regard, l'autre
le saisit comme structure signifiante. C'est pratiquement dans la
rencontre de l'autre comme regard que commence la réalité
anthropologique, socioculturelle, psychologique et existentielle d'un
visage. Ne pas être regardé c'est se réduire au
néant, c'est disparaître comme trace sémantiquement
possible. Le fondement ontologique d'un visage, voire d'un être
vient donc de l'extérieur, par le truchement des yeux de
l'autre. Selon Levinas, le visage dans ce sens est identique à
une façade dont le ternissement et le scintillement sont
inhérents à la lumière du regard.
IV- Visage, naturel,
spécieux
Dans cette optique ce visage-façade ne peut se
révéler, donc signifier que comme absence présente
et comme présence absente. Le regard-lumière a pour
mission ici de permettre au visage, cette chose obscure, d'avoir une
présence dans le monde. Ce regard-lumière fait "
apparaître la
chose en chassant les ténèbres, elle vide l'espace"
(
Levinas, Totalité et
infini, 1971 :206) et donc fait surgir le visage comme objet de
perception. Dans cette perspective, le visage-regard, soit objet soit
sujet, peut assurer trois fonctions différentes :
écrasante, écrasée ou rivale. Le visage-regard est
écrasant lorsqu'il est dans une position de
supériorité vis-à-vis de celui de l'autre, il
s'agit ici d'un visage-regard hautain, voire arrogant. Le visage-regard
peut-être écrasé lorsqu'il est dans une position
d'infériorité, il s'agit là d'un regard timide,
plutôt humilié. Quant à la troisième
fonction que peut jouer le visage-regard dans le cadre de
l'altérité, c'est la rivalité. Le visage-regard
dans ce sens se positionne comme force égale à celle de
l'autre. Si dans les deux premiers cas de figure le visage-regard est
soit sujet soit objet, dominant ou dominé, dans le
troisième cas il n'est que lui-même, c'est dire qu'il se
reçoit tel qu'il reçoit l'autre. La rivalité donc
traduit l'égalité, et le visage-regard se traduit comme
indifférence et comme neutralité, l'être, lui, se
rencontre.
Le visage tel qu'il se présente, tel qu'il se perçoit par
autrui est présence naturelle. La biologie, l'éducation,
la culture et le milieu le façonnent, certainement, mais le
maquillage le métamorphose. Le visage maquillé
dévisage le visage, il le prive d'être visage, il le vide
de ses traces de visage. Le maquillage masque le visage comme trace
humaine. Le maquillage est le lieu de l'illusion qui fait de
l'être l'autre de l'être. Le visage maquillé
cherche à séduire, il est donc le lieu de leurre et de
mystification de l'être. Dans ce cadre, et loin d'être
visage, le visage maquillé n'est autre que le souvenir d'un
visage, il est vestige et ruine d'un visage passé. A cause du
maquillage, le visage perd son identité et sa
visagéité et s'attribue une autre spécieuse et
artificielle, esthétique et factice. La gageur est ici fort
lourde si l'on croit au propos de
Jean
Baudrillard qui voit que le visage maquillé se voit ainsi
perdre son altérité. Le maquillage, comme la chirurgie
esthétique, crée "
un visage en principe
idéal, et bien sûr, on ôte à son visage ce
qui peut être son altérité, sa
négativité, sa contradiction avec lui-même, son
asymétrie."
(Figures de l’altérité, 1994 :132) Pratiquement c'est
l'être qui disparaît ici comme autre, comme
différence et comme particularité. Ainsi,
vis-à-vis d'un visage maquillé, le même ne
rencontre pas le visage de l'autre, mais l'autre visage du visage de
l'autre, donc l'autre de l'autre. Le visage profond de l'autre serait
par voie de conséquence ce quelque chose qui ne dit l'autre
qu'en le passant sous silence, qu'en effaçant ses traits
originaux pour les remplacer par d'autres relevant essentiellement du
mensonger, du faux et du kitsch. Palimpseste, le visage se remplit et
se vide, se souvient et oublie jusqu'à l'anéantissement
de l'être.
Le visage est soit nu soit maquillé. Entre nudité et
maquillage du visage c'est l'être de l'être qui se joue.
Ontologiquement, c'est la satisfaction/insatisfaction de l'être
de sa présence-visage dans le monde qui détermine son
comportement vis-à-vis de son visage, donc sa relation avec
l'autre. De prime abord le visage se présente au monde comme
trace nue, comme signe pure. Il est là, présence physique
relatant, représentant et matérialisant le
métaphysique de l'être. Le télescopage avec le
monde objectif, c'est dire la réalité comme
altérité, travaille l'être de l'intérieur et
stimule son insatisfaction existentielle, aiguise son narcissisme et le
pousse en dernière analyse à se choisir un autre visage,
donc une autre réalité, d'où le maquillage, le
masque, comme subterfuge. D'où aussi l'étrangeté
vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis du monde.
V- Visage,
lumière, être
Si le visage non maquillé est naturel, le visage maquillé
est esthétique. Si le premier est fier de son être
puisqu'il s'appartient, l'autre est un étant qui ne s'appartient
pas dès lors qu'il fuit se fuit pour atterrir dans le regard de
l'autre. Un tel visage n'est donc point la chose du même, il est
la chose de l'autre. Si le premier visage se considère dans sa
finitude, c'est dire dans son achèvement, le second se
déconsidère dans son infinitude, c'est dire dans sa
propre mystification. Il y a là perte de la
visagéité du visage, c'est dire perte de ce qui fait d'un
visage un visage. Le visagisme comme méthode visant la mise en
exergue de la beauté d'un visage ne fait en fait que la
détruire dans un acharnement de subtilité, car si tout le
monde finit par avoir le même visage, la même
beauté, ce sera la fin tragique de la trace-visage comme
différence identitaire dans le monde. Le visage, cette
lumière résonante qui fait transcender la quiddité
comme secret initial de l'être, cette lumière dont les
rayons traversent doucereusement le regard enfantin de l'autre, cette
lumière qui creuse le passage de la lumière dans
l'âme de l'autre est délaissée au sort
rébarbatif de l'unicité de la trace-visage. Si l'homme
porte son visage comme identité, cette identité demeure
à plus forte raison sa trace distinctive dans le monde, c'est
dire sa solitude, son mystère et le lieu de son
étrangeté. Ainsi, suivant le mot de
Derrida ( L’écriture et la
différence,1967 :134), "
du fond de cette solitude surgit le rapport
à l'autre", c'est dire la nécessité
de la rencontre de l'autre, laquelle rencontre permettra au même
de se compléter comme vacuité ontologique, donc de
communiquer.