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Cahiers étoilés d'une légende
 
de Francesca Y. Caroutch,
par

Pascale Moré



Dans cette œuvre ciselée comme un diamant, Francesca Y. Caroutch gravite dans l’univers de son langage cosmique, et ce voyage est une purification perpétuelle. Cette vaste fugue à deux voix fait s’entrecroiser le chant de l’Ombre (nuit sans abîme, mur de matière aveugle et poisseuse où s’enlise l’époux de jadis) et le chant de la lumière - une lumière ardente apportée par l’Élu (le poète et peintre François Augiéras) à la jeune femme qu’elle était alors, brûlure de phosphore jusqu’à la moelle des os. Au fil de la lecture nous accédons peu à peu à la résolution de ces deux forces opposées dans le silence d’or de la dernière strophe, où elle s’adresse à son ami disparu :

« Pour toi cette guêpe de lumière,
tracée avec un pinceau de mots »

La parole poétique, à la fois instrument de connaissance, de purification, et réservoir de sens, s’est progressivement allégée jusqu’à se dissoudre dans cette épure tracée d’une main légère et savante, signature du calligraphe qui a longtemps aiguisé sa plume sur la pierre tranchante de l’ascèse.

Car cet Élu à la haute stature, au beau torse de guerrier nomade, à la peau couleur d’ambre, est bien plus qu’un amant : c’est un initié, et un initiateur, à l’instar des amants de Fin'amor dans la « cour d’amour des constellations ». On croirait tantôt Lancelot sur le Pont de l’Épée (« Je ne sais plus si je marche sur une lame avec l’Élu »), tantôt, « harpe vivante », il devient l’incarnation d’Orphée, celui qui par son chant peut émouvoir - et donc transformer - le monde ; celui qui, avec quelques rares héros, a pu côtoyer la mort et revenir du royaume des Ombres, nimbé de Connaissance, mais aussi porteur du
« cocon d’éveil » « d’une race encore inconnue » ; d’une civilisation solaire et radicalement neuve : l’Élu incarne donc l’énergie de la révolte et de l’espoir, la foi en un monde nouveau et purifié. Lors de ses renaissances successives, il apporte à chaque fois ces fruits cueillis sur les landes de la mort, offrande à l’aimée, par laquelle celle-ci approche peu à peu du « noyau » de la Connaissance. Cet amour est en effet une lente initiation, une marche sur des degrés symboliques où chaque pas s’allège un peu plus (ascension dans la musique des sphères « qui coupe en deux le temps immense », où l’Élu, l’univers et la néophyte « ne forment qu’un avec la divinité »).

C’est dire que toutes frontières sont abolies : hors du temps et de l’espace, les amants se retrouvent de vie en vie, en des instants de pur bonheur où ils cueillent à l’unisson le nectar de la vie. La poésie de Francesca Y. Caroutch a merveilleusement traduit cette fusion entre l’éternel et la magie de l’instant présent, en une poésie de l’instantané qui, de page en page, enfante de purs joyaux :

« Le silence caresse
le grain très fin de la lumière
des pierres des végétaux alanguis »


Mais étrangement la sensation est si intense, à la limite de la blessure, qu’elle brûle dans une sorte de cri extatique arraché au temps. Ce paradoxe de la jouissance extrême du présent et de la brûlure du Haut Désir s’exprime en des expressions telles que :

« L’un dans l’autre nous rêvons à nos cendres mêlées plus tard ».


Et même dans cette petite éternité de l’instant l’amante visionnaire perçoit les métamorphoses souterraines ou les « feux du futur ébloui ».

Poésie très rimbaldienne donc, poésie inspirée aussi par l’hermétisme antique, où « les cascades remontent vers l’éther » ; mais la voix, polyphonique, est bien celle de Francesca Y. Caroutch, fidèle à sa Quête originelle de Lumière, de Vérité, de Pureté ; même référence à l’alchimie et à sa « tente du vide », à la poésie occitane et à la sagesse venue d’Orient, à la Licorne symbolique
(« Avec sa corne de licorne// il a neutralisé le poison... »), même tournoiement cosmique, même traduction de l’énergie qui sous-tend l’univers, mêmes accents minéraux et stellaires, même présence de l’Élément Feu qui brûle au sein de chaque phrase - flammes arrachées au brasier originel - même chant des métamorphoses et des anamorphoses, même connivence avec les géants et les dieux, comme cette Cérès assoiffée rencontrée « au fond d’une combe », à qui les amants tendent « une cruche d’eau fraîche », même symbiose avec ce monde où les cavernes sont de chair, où « Sirius écorché est bercé tendrement par un linceul d’étoiles », où l’Art et la Vie ne sont qu’une seule et même réalité, dans laquelle un taureau s’élance d’une fresque millénaire « vers l’avenir de l’homme ».

Mais cette configuration du monde intérieur de Francesca Y. Caroutch, bien qu’elle soit en grande partie issue de ses propres structures mentales, s’est affinée, complétée, enrichie au fil du temps et des expériences - et en particulier grâce à la rencontre fabuleuse avec cet être à la fois homme, bête, guerrier mauresque, magicien , créateur et prophète « auréolé de lumière ambrée », flambeau vivant porteur d’une lumière sans âge. Son enseignement, ou plutôt ses paroles et ses gestes d’éveil, donnent à l’aimée le pouvoir de transcender la matière et de voir « le destin forger ses épées », de sentir les forces cosmiques à l’œuvre dans la nature - une nature dans laquelle réel et symbole ne font qu’un : « Les rapaces en rafale nettoient les os du passé ».

Au sein de cette connivence tacite entre les deux poètes, par intermittence éclosent des formules lapidaires où toute une vision de la vie, toute une conception de la poésie, sont révélées : « Les idées n’existent pas... Ce sont des images et des sons qui surgissent par éclairs et nous transfigurent. Le son précède le sens ». Cette définition de la poésie, Francesca Y. Caroutch l’a faite sienne depuis longtemps, et c’est sans doute à François Augiéras qu’elle la doit, ou du moins c’est avec lui qu’elle s’est sentie confortée dans la réalisation de son Grand Œuvre, initié dès l’origine chez cette « fille du vide, à l’écoute des forces du firmament ».

Leçon de poésie donc, mais aussi leçon de vie, et de sagesse, une vie d’ascète, où la seule richesse ne vient pas des biens terrestres, mais des mille visages et paysages rencontrés sur le chemin, suspendu au-dessus d’un abîme. De cette hauteur inaccessible l’Élu va enseigner « la noblesse, le pardon et l’oubli », qui vont permettre à la poétesse de dépasser le ressentiment à l’égard de celui qu’elle nomme désormais « Prince des Enfers », lui accordant une grandeur jusque dans la déchéance la plus profonde.

Cet ouvrage, petit par la taille mais grand par ses multiples réseaux de signification, est à la fois un hommage à François Augiéras, une résurrection de cet être de légende, un hymne à la poésie, un travail sur soi, une confession et une profession de foi. C’est une fugue à deux voix aux accents de miel et de vif argent, qui, dans sa quête de l’unité originelle, tisse les fils multiples de l’être, ceux du visible et de l’invisible, de la parole et du silence, de l’ombre et de la lumière, de la matière et de l’esprit, du profane et du sacré, du passé, du présent et de l’éternité, sur les sentiers étoilés d’un verbe poétique à chaque instant revivifié.

Pascale Moré (mars 2014)

Poèmes choisis du recueil Cahiers étoilés d'une légende
de Francesca Y. Caroutch


Catherine Jarrett lisant les poèmes reproduits ci-dessous de Francesca Y. Caroutch, au Territoire du poème, le 21 mars 2014

Nous nous lavons dans la source
où il dit cacher son âme,
en cas de péril.
Pour effacer ses erreurs
et toute la noirceur du monde,
il trace un poème furtif sur le gravier,
offrande aux âmes mortes.

(p. 20)

Il mange la lumière orangée du crépuscule.
Assis sur un talus,
enlacer nos chevilles dans un torrent.
La beauté endort douleur
au cœur de nos ruches intimes
de voyelles et de consonnes.

 (p. 38)

Épure parfaite d’une aube
au-dessus d’une caverne.
L’élu note les signes
du silence et de la lumière
du dehors et du dedans.
Enivré de soleil
il parfait son âme éternelle,
brûlante et d’une pureté de glacier.

(p. 44)

Lors d’une visite de l’Élu,
je ne sais plus si je marche sur une lame
ou si je gravite en apesanteur,
entre violence et tendresse
dans la  cour d’amour des constellations.

(p. 45)


La démarche de grand félin de l’Élu
enseigne la noblesse,
le pardon et l’oubli.
Venu du pays de nulle part
au-dessus d’un gouffre,
il sait que la vie nomade va disparaître
dans un gigantesque embrasement cosmique.

Dans une reverdie pensive,
la Justice vacille,
une lame fichée dans le dos.
Nulle colombe ne ranime
ses doigts engourdis.

Sacrifice de déesse et sang neuf
Mutations des âmes,
jusque dans la moelle des os.
Race encore inconnue,
dans son cocon d’éveil.

Pour toi cette guêpe de lumière,
tracée avec un pinceau de mots.

(pp. 46 et dernière)


Pascale Moré  
    recherche Dana Shishmanian  
pour Francopolis avril 2014 

Créé le 1 mars 2002

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