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Michel Jourdan - haïkus mêlés - de la poésie au récit ... et plus


LEWIS CARROLL
poète d'abord


par
Juliette Clochelune


 C.L. Dodgson, autoportait (Tate Gallery)



Au-delà du Cheshire, au-delà des nuages
On voit Daresbury, son église sans âge
Juché sur son clocher, l’acrostiche trônait
Charles Lutwidge Dodgson, Dodo aux dents de lait
L’auteur qui écrirait ces contes pour enfants
En ce premier poème il n’avait pas onze ans
Il était tel Alice au pays merveilleux
Futur Lewis Carroll, graine parmi les cieux

Juliette Clochelune

Par ce petit hommage de mon invention, je voudrais, lecteur, te prendre par la main, t’inviter à une promenade à travers quelques poèmes plein d’un délicieux non-sens de Lewis Carroll, poèmes qu’il créa tout au long de sa vie, chemins dansants parmi ses contes et au-delà, présents déjà dans les revues qu’il écrivait enfant, sous son nom de baptême, Charles Lutwidge Dodgson, au sein du presbytère familial de Croft (ils étaient une famille de onze enfants).

De cet endroit sacré, n’approche pas, sonneur,
A moins d’être inspiré par la grâce divine.
Renonce à ton chapeau, tes éperons, ton rire.
En cas d’oubli, on prend ici au sacrilège
Ses chapeaux, éperons, ou douze sous d’amende.
Bien punis seront ceux qui troublent les sonnailles :
Un tel crime est payé de six sous dans le tronc.
Respecte ces conseils pour le bien de l’Eglise,
Y compris pour le tien et celui de tes cloches.

Charles Lutwidge Dodgson
(acrostiche publié dans «Lewis Carroll, une vie, une légende» de Morton N. Cohen, traduit par Laurent Bury)

Ce poème écrit à 11 ans, était juché en haut du clocher de Daresbury (dans le comté du Cheshire). Notre auteur en herbe, né un jeudi 27 janvier 1832, petit garçon encore inconnu, y vécu ses onze premières années. Tel était le premier acrostiche connu que Charles Lutwidge Dodgson composa dans le vert paradis de l’enfance. Ces acrostiches, comme les mots-valises dont il usera et abusera, l’accompagneront tout le long de sa vie, notre auteur ayant joué de tout temps avec le langage.

Dès l’âge de 13 ans, il conçu pendant une dizaine d’années des revues familiales manuscrites, illustrées et composées de poésies, parodies ou courtes nouvelles comme « Le parapluie du Presbytère » dont les dessins rappelaient ceux d’Edward Lear  dans « The Book of Nonsens ». Edward Lear a pu inspirer  à Lewis Carroll une créature comme le Snark. C’est dans « Méli-Mélo », l’une de ses revues familiales, que Charles Lutwidge Dodgson, âgé de 23 ans, publia la première strophe du Jabberwocky.  Le futur Lewis Carroll  n’est pas loin !

En 1855 il est employé à la bibliothèque d’Oxford dont le doyen est le révérend Liddell qui lui fera connaître sa famille et surtout sa fille Alice de tout juste 3 ans. Elle restera sa plus chère amie-enfant, elle fut sa muse. Il continue par ailleurs à donner ses cours de mathématiques, de logique et de morale (son père était pasteur).

Et, un jour de février 1856, alors qu’il avait 24 ans, Charles Lutwidge Dodgson envoya son poème « Solitude » à une revue poétique « The train ». Edmund Yates, l’éditeur, l’acceptant tout de go, lui demanda de choisir un nom de plume.

Dares (abréviation de Daresbury, son village natal) fut proposé puis refusé. Charles Lutwidge Dodgson proposa ensuite un choix de quatre pseudonymes anagrammatiques parmi lesquels, Lewis Carroll, le préféré d’Edmund Yates. D’ailleurs Liddell et Carroll sont reliés par ces miroirs de lettres tant aimés de notre auteur (deux D deux L pour LiDDeLL et deux R deux L pour CaRRoLL). Le savait-il ? Avait-il connu Alice Liddell avant ou après avoir choisi son nom de plume ? Voici une énigme qui lui ferait bien plaisir !

Un fragment de « Solitude » son premier poème publié sous son nom d‘auteur :

Solitude

J’aime errer dans les forêts infinies
Ecouter la pluie au son délicieux
J’aime goûter aux douces rêveries
Couché contre toi, cher mont silencieux

J’entendais parfois entre tes feuillages
Onduler l’oiseau au souffle argenté
Reflets de ruisseau, songes de nuages
Parmi les brins d’herbe, ma vie murmurait

(...)

Oh heures dorées, oh jeunes années
Vêtues de vertu, vêtues d'insouciance
Atteindre ce rêve, étoile en-allée
Oh conte de fée, Oh ma tendre enfance

J’aimerais donner tout l’or tout l’argent
Qui au fil des ans ont flétri ma vie
Encore une fois devenir l’enfant
Du doux jour d’été luisant dans ma vie

(traduction de Juliette Clochelune)

Mais, pour connaître le succès, il devra d’abord franchir diverses cases d’un échiquier intérieur faites de quelques rencontres qui lui ouvriront la clé des si étranges « Aventures d’Alice au pays des merveilles » dont la première version «Les aventures d’Alice sous terre» fut publiée à compte d'auteur chez l'éditeur Macmillan en 1865.

C’est Alice Liddell qui l’a inspiré lors d’une mémorable journée d’été en barque, le 4 juillet 1862, où elle lui demanda d’écrire pour elle la suite des aventures qu’il lui avait contée, à elle et ses deux sœurs, cet après-midi là.
Lewis Carroll le rappelle dans son poème prélude aux premières aventures d’Alice (dans la version anglaise il avait composé un acrostiche à partir des prénoms des trois sœurs Liddell) :

Dans l’après-midi doré
Nous nous laissons glisser
Nos rames sont maladroites.
Et nos mains si petites
A guider le canot
Dans le clapotis de l’eau.

C’est de ce doux moment
Que vous me tirez, cruelles,
Une histoire. A grands cris
Vous me demandez une féérie
Et que peut ma seule voix
Contre les trois vôtres réunies ?

La première est impérieuse
Elle dit : « Commence donc ! »
Plus douce, la seconde
Espère contes absurdes et sans fond,
Tandis que la troisième,
Sans cesse pose des questions.

Bientôt, tout est calme.
Elles suivent, ingénues,
Un enfant des rêves
En pays merveilleux et inconnu,
Et tûtes sont presque sûres
De l’avoir en vrai vue.

L’histoire avance
Et j’essaye de suivre,
Mais l’imaginaire s’épuise,
Et je finis là. Elles lancent :
« La suite sera pour la prochaine fois ! »
Et c’est déjà la prochaine fois !

Ainsi grandit le Pays des Merveilles,
Lentement, à chaque voyage,
D’étranges paysages,
Des rencontres bizarres, des histoires sans pareilles.
Et le joyeux équipage rentre enfin
Dans le jour qui s’éteint.

Alice, prends ce conte d’enfance
Et garde-le avec tes rêves immenses
De petite fille lointaine. Dans tes souvenirs,
Cache ces instants magiques, ces rires,
Comme un coquillage trouvé
Au fond d’une boîte à trésors fanée.

(traduction d’Anne et Isabelle Herbauts aux éditions Casterman)


Si c’est dans « Méli-Mélo » en 1855, quand Lewis Carroll n’était pas encore né, où fut publiée la première strophe du Jabberwocky, le poème complet parut en 1871 dans le premier chapitre d’ « à travers le miroir». C’est Humpty-Dumpty qui, dans le chapitre 6, affirme à Alice avoir le pouvoir d’ « expliquer tous les poèmes qui aient jamais été inventés et bon nombre de ceux qui ne le sont pas encore.»
 
                                                                            
«Alice lui cite alors la première strophe du Jabberwocky, et Humpty-Dumpty affirme que chaque mot est comme un «portmanteau», c’est-à-dire, dans l’anglais du 19ème siècle, une petite valise, qu’il contient deux autres mots.» (Hervé Le Tellier dans sa préface d’ « À travers le Jabberwocky »)

le Jazzerocky

C’était toasteur et les taveurs
Grifflaient et scrifflaient dans l’elferbe
Touffleurs valsaient les fêtaveurs
Les verchons fourgus srougniferbent

Au Jazzerock, fils garde au choc
Sa griffe qui choque, sa gueule qui croque
L’oiseau croqueur, l’oiseau moqueur
Le jubjugueur oiseau rêveur

Au Bandernastch, mon fils prend garde
Ce monstre dont l’ombre parade
Va, prend ta vorpaline épée
Sous l’arbre où poussent les pensées

L’arbre barbu berçait ton ombre
Et tes pensées flânaient solombre
Le Jazzerock l’oeil frémissant
Vint tout soudain en vombrissant

Tu l’as cherchée tu l’as trouvée
La bête était à bout d’épée
Vlan flac et pan, il tue la bête
Et vlan s’en va le coeur en fête

Tu as tué le Jazzerock
Fier comme un croc, fort comme un roc
Notre vieillard vrillait de joie
En son fils flamboyait un roi

C’était toasteur et les taveurs
Grifflaient et scrifflaient dans l’elferbe
Touffleurs valsaient les fêtaveurs
Les verchons fourgus scrougniferbent

(traduction de Juliette Clochelune)

«C’est pourquoi aussi, plus que tout autre texte, Jabberwocky démontre combien traduire, mieux encore qu’une science, est un art. Pour un traducteur, Jabberwocky est un défi qui tient  à la fois du rêve et du cauchemar. Faut-il préserver les sens enfouis du mot, lui préférer a musique, respecter le rythme du poème ? Peut-on éviter que le mot nouveau créé ne cogne avec l’imaginaire phonétique très différent de la langue de traduction ? Un délicieux supplice pour forts en thème autant qu’en version. » (Hervé Le Tellier)

On retrouve le  Bandersnatch dans « La chasse au Snark » un poème-fleuve de 141 quatrains rimés publié en 1876 qui, plus tard, fut réhabilité en France grâce aux surréallistes. L’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle) n’était pas loin de Lewis Carroll ! Dans  sa préface  d’« Alice à la scène » il racontera comment lui est venue la dernière phrase de «La Chasse au Snark» (il se plaisait à glisser dans chaque préface de ses livres une réponse ou une question à une devinette d’un précédent conte ou recueil) :
« Je me promenais, seul, sur une colline, par un beau jour d’été, quand soudain surgit dans mon esprit un vers isolé: « Car le Snark était un Boojum, voyez-vous.» Je ne savais pas, alors, ce qu’il signifiait ; je ne le sais pas aujourd’hui, mais je le notai et, quelques temps après, le reste de la strophe m’apparut, terminé par ce vers. Ainsi, graduellement, à divers moments des deux années suivantes, le reste du poème se composa, la strophe initiale en devenant la dernière. » Et dans une lettre à Florence Balfour en avril 1876 : « Vous avez lu le Snark, j'espère que vous m'écrirez un petit mot pour me dire si vous l'avez aimé et si vous pouvez vraiment le comprendre. Certains enfants le trouvent énigmatique. Bien entendu, vous savez ce qu'est un Snark ? Si oui, ayez la gentillesse de me l'apprendre : car pour ma part, je n'ai aucune idée de ce à quoi ça ressemble.»

En voici quelques extraits, traduits par Aragon :

Ils le traquèrent avec des gobelets ils le traquèrent avec soin
Ils le poursuivèrent avec des fourches et de l’espoir
Ils menacèrent sa vie avec une action de chemin de fer
Ils le charmèrent avec des sourires et du savon

(…)

Mais tandis qu’ils le traquaient avec des gobelets et de l’espoir
Un Bandersnatch vivement s’approcha
Et s’agrippa au Banquier qui hurla de désespoir
Car il savait qu’il était inutile de fuir

(…)

C’est un Snark fut le son qui premier parvient à leurs oreilles
Et cela parut trop beau pour être vrai
Puis ce fut un torrent de rires et de bravos
Puis les mots malchanceux c’est un Boo

Puis silence Il y en eut qui s’imaginèrent entendre en l’air
Un lourd sanglot voyageur
Qui sonna comme un Jum mais les autres déclarèrent
Que ce ne fut qu’une brise qui passa

Ils chassèrent jusqu’à ce que les ténèbres tombassent mais ne trouvèrent
Ni un bouton ni une plume ni une trace
Par quoi ils eussent pu dire qu’ils se trouvaient à l’endroit
Où le boulanger avait rencontré le Snark

Au milieu du mot qu’il essayait de dire
Au milieu de son rire et de sa joie
Doucement soudainement il s’était évanoui
Car le Snark était un Boojum, voyez-vous

(traduction de Louis Aragon)

«Tous ceux qui gardent le sens de la révolte reconnaîtront en Lewis Carroll leur premier maître d’école buissonnière».  André Breton
Sous le nom de Charles Lutwidge Dodgson il a également publié des ouvrages plus sérieux. Et  en tant que Lewis Carroll : «Sylvie et Bruno», un roman ou un recueil «Fantasmagories et autres poèmes». Il inventait des jeux de logique pour ses élèves et ses amies-enfants. Il a inventé beaucoup de choses d’une utilité plus ou moins loufoque. Dans la vie quotidienne, il préférait se draper de sa redingote de professeur et de son nom de baptême mais n’hésitait jamais à la faire disparaître quand il était en compagnie de ses chères amies enfants qu’il adorait photographier dans divers déguisements tout en leur racontant ses histoires fantaisistes. Lewis Carroll avait plusieurs casquettes, il n’était pas «juste écrivain, ou professeur» il a touché à plein de choses et c’est bien sa pluralité qui rend ses contes et poèmes si captivants.

Charles Lutwidge Dodgson est mort à 65 ans mais Lewis Carroll vit toujours et mille Alice, mille Snark vivent en lui, en nous.


***
Quelques liens pour poursuivre :


- «La revue des ressources»  est une caverne d’Alibaba où vous découvrirez mille et une clés pour voyager à travers la vie, la pensée et les textes de notre écrivain...

- «Lewis Carroll, une vie, une légende» de Morton N.» Cohen est la biographie la plus fouillée que je connaisse (l’auteur a connu le petit-neveu de Charles Lutwidge Dodgson et a eu accès à des archives privées qui avaient toujours été écartées de l’édition).

Bien entendu, relisez Lewis Carroll ! la collection Bouquins a publié deux tomes très complets de ses oeuvres, elle est moins onéreuse que celle de La Pléiade et tout aussi intéressante... c’est avec le premier tome (qui réunit les deux Alice entre autres) que j’ai fait mon premier mémoire de maîtrise.
Il existe une merveilleuse  petite édition d’ «Alice au pays des merveilles» traduite et entièrement revisitée, mise en lumière par Anne et Isabelle Herbauts. Elles ont déniché et parodié des comptines et poèmes de notre enfance pour nous faire entendre les nursery rimes que Lewis Carroll glissait et détournait. Les illustrations d’Anne Herbauts sont délicieuses. Dommage que «De l’autre côté du miroir» ne soit pas traduit.
«Illustrée et traduit par Anne Herbauts, cette interprétation d’Alice à quelque chose de plus que les autres versions. Le texte a été revu et modernisé. L’illustratrice prend un malin plaisir à sortir des sentiers « mille fois » battus !
D’ailleurs connaissez-vous la fable de la Mygale et La Souris ? Parce qu’Alice, elle, oui. (…)  Un album à lire pour redécouvrir Alice ou se l’imaginer toute autre, une histoire drôle et loufoque du 21ème siècle, dans laquelle on oublierait presque qu’Alice a plus de 200 ans » (la petite bibliothèque ronde)

- «LA CHASSE AU SNARK»,  Lewis Carroll traduit de l'anglais par Jacques Roubaud-illustrations originales de Henry Holiday


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Quelques traductions du Jabberwocky :

- sur le Blog de Michel Philippon

 le poème de Lewis Carroll dans sa version d’origine et diverses traductions dont celles d’Henri Parisot, André Bay et Antonin Artaud.

- Là, 11 traductions d’élèves en Master.

- Lire aussi «À travers le Jabberwocky» paru aux éditions du Castor Astral, malicieux petit livre de Bernard Cerquiglini (professeur de linguistique) qui nous ouvre les portes et nous donne les clés des diverses traductions des quatre premières strophes du Jabberwocky.                                 




pour francopolis septembre 2010
recherche Juliette Clochelune

Créé le 1 mars 2002

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