Voici une écriture
âpre, déchiquetée, brutale aussi dense qu’est
aérienne celle de Jaccottet.
L’acte
d’écrire comme rupture, et engagement cruel de l’esprit, et du
corps, dans une succession nécessaire de ruptures, de
dérives, d’embrasements dit l’auteur de Moraines.
Comme Rimbaud qui ne peut s’empêcher de « salir »
quelques-uns de ses plus beaux vers Dupin casse et déconstruit
la tranquille unité du poème. Même la
lumière dans
la
proximité du murmure est balafrée et les
roses calcinées comme s’il voulait nous dire que rien n’est
jamais sur. Toute construction, toute
régénérescence doit naître au sein d’un
relativisme désintégrateur
parmi l’arrachement des pierres .
Mais tout ce chaos et ce désordre n’est
qu’apparent. Et même si le sang s’affiche dans les
anfractuosités du mur, ou s’écoule dans les pages du
livre, c’est toujours pour irriguer
nos
entrailles de grisou.
Il faut se laisser emporter par la violence mentale de cette
écriture qui s’exprime dans
la
sauvagerie de la langue au sein d’un paysage
méditerranéen ou cévenol. Nos évidences
seront sans doute désorientées et même
blessées par
la ponctuation
meurtrière, et notre
récolte
incendiée par
la
fiente du feu perpétuel mais tout le monde sait que la
terre est meilleure après avoir été brulée.
Du souffle est nécessaire pour escalader les falaises de cette
poésie, ce que Dupin appelle
un
voyage pur et tranchant, et surtout ne pas avoir peur du
vide toujours présent.
Si Celan violente la syntaxe pour arriver au même résultat
que Dupin, à savoir un apparent désordre moral et
psychique, la phrase de ce dernier,
de
ce ramas de mots détruits dit-il, est toujours
respectueuse de la grammaire. Chez Celan, encore, Dieu est mort dans
les fumées d’Auschwitz mais pour Dupin
le ciel est éboulé et
le dieu, ou ce que l’on nomme tel, ressemble plus à un Dionysos
en charpie au milieu des gravats pierreux.
Terminons cette brève notice avec une dernière
phrase de Jacques Dupin, aphorisme en forme d’oracle, parmi les
débris et la boue écarlate qui cristallise bien cette
poésie abrupte rabotant nos certitudes :
Expérience sans mesure, inexpiable,
la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours
davantage le manque et le tourment qui la suscitent.
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Jacques Dupin est
né le 4 mars 1927 à Privas en Ardèche.
Rencontre René Char en 1947
Secrétaire des Cahiers d’art en 1952 où il débute
une collaboration avec les artistes (Picasso, Braque, De Staël,
Miro, Giacometti)
Directeur en 1956 des éditions de la galerie Maeght
(amitié et collaboration avec Giacometti et Miro)
Un des fondateurs de la revue L’Ephémère en 1966
Prix national de poésie en 1988
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Extraits de sa
poésie
Entre la diane du poème et son tarissement
par une brèche ouverte
dans le flanc tigré de la montagne
elle jaillit, l’amande du feu,
la jeune nuit à jeun
derrière la nuit démantelée
comme elle se doit elle se donne
et brûle
avec de froides précautions
l’ouragan fait souche
un éclair unit
la nuit à la nuit
****
Ouverte en peu de mots,
comme par un remous, dans quelque mur,
une embrasure, pas même une fenêtre
pour maintenir à bout de bras
cette contrée de nuit où le chemin se perd,
à bout de forces une parole nue
****
Sous le couvert la nuit venue
mon territoire ta pâleur
de grands arbres se mouvant
comme un feu plus noir
et le dernier serpent qui veille
en travers du dernier chemin
fraîcheur pourtant de la parole et de l’herbe
comme un souffle la vie durant
Parmi les pierres
éclatées
Vipère, compagne de famine, je mesure les progrès de la
lèpre à la fréquence de ton dard. Sans toi, archer
de l’hymne perfectible, le fruit serait resté nuage, et notre
désespoir une passion stérile. Tu es la seule
réplique au frisson de la terre quand la racine du soleil creuse
sa route dans le roc. Une dernière étoile
embarrassée dans le feuillage te regarde souffrir. J’ai voulu te
confier mon bien le plus secret, le plus frivole, et ce n’était
qu’une hirondelle volant bas pour que les labours soient profonds.
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Œuvres
Cendrier du voyage. G.L.M., 1950.
Art poétique. P.A.B., 1956.
Les brisants. G.L.M., 1958.
L’épervier. G.L.M., 1960.
Miro. Flammarion, 1961.
Alberto Giacometti, textes pour une approche. Maeght, 1962.
Gravir. Gallimard, 1969.
L’embrasure. Gallimard, 1969.
Dehors. Gallimard, 1969.
Ballast. Le collet de buffle, 1976.
L’éboulement (théâtre). Galilée, 1977.
Histoire de la lumière. L’Ire des vents, 1978.
De nul lieu et du Japon. Fata Morgana, 1981 ; Farrago, 2001.
L’espace autrement dit (sur l’art). Galilée, 1982.
Le désœuvrement. Orange export Itd, 1982.
Une apparence de soupirail. Gallimard, 1982.
De singes et de mouches. Fata Morgana, 1983 ; P.O.L, 2001.
Contumace. P.O.L, 1986.
Les mères. Fata Morgana, 1986; P.O.L, 2001.
Chansons troglodytes. Fata Morgana, 1989 ; Seghers, 2002.
Echancré. P.O.L, 1991.
Rien encore, tout déjà. Fata Morgana, 1991 ; Seghers,
2002.
Eclisse. Spectres familiers, 1992.
Matière du souffle (Tapiès). Fourbis, 1994.
Le grésil. P.O.L, 1996.
Alberto Giacometti. Farrago, Léo Sheer, 1999.
Ecart. P.O.L, 2000.
Matière d’infini (Tàpiès). Farrago, 2005.
Miro, chasseur de signes : sculptures et papiers. Galerie Lelong, 2005.
Coudrier. P.O.L. 2006.
M'introduire dans ton histoire, POL, Paris, 2007.
Par quelque biais vers quelque bord. P.O.L., Paris, 2009.
Et Le corps clairvoyant chez Gallimard qui réunit ses
poèmes de 1963 à 1982 d’où sont tirés les
extraits du texte et cette biobibliographie.
Liens
Remue.net
Jacques Dupin
Poezibao
Almanach poétique : Jacques Dupin
Site
P.O.L
Jacques Dupin
Site Jean-Michel Maulpoix & Cie
L'IMPOSSIBLE
CATHARSIS DE
JACQUES DUPIN
Poésie:
blog d'Alain Freixe
Entretien avec Jacques Dupin, «sourcier de
l’ordinaire éclat »