Jean-Marie Dutey : L'écriture en ligne.
par Laïla Cherrat
J’ai croisé Jean-Marie Dutey sur un forum
littéraire virtuel voici quelques années. Un jour, il a lancé, mine de rien,
une proposition qui a changé mon rapport à l’écriture : “ Et si nous écrivions
à plusieurs ? ”. Certains des participants du forum en question avaient déjà
contribué à des cadavres exquis en ligne mais Jean-Marie nous proposait autre
chose. Personne ne se doutait de ce dont il s’agissait précisément mais nous
avons été quelques-uns assez intrigués pour le suivre sur un site MSN créé
pour l’occasion par notre hôte.
Ce type de site nous offrait une plate-forme unique à notre connaissance
(collectivement minime, informatiquement parlant, il faut bien le dire),
à savoir la possibilité d’utiliser des pages Web conjointement pour collaborer
à l’écriture de différents types de textes - pour la plupart courts au départ.
Je vous en livre ci-après un exemple qui illustrera un peu les possibilités
ainsi offertes.
Dans la nuit des aveugles, les couleurs ont un son, une texture, une fragance. J'ai
essayé d'atteler le feu et l'eau à la même charrette.
Le temps s'est noyé dans le feu et l'espace s'est brûlé
dans l'eau. Je
ne me vois sortir d'ici que pour aller au désert. Un désert froid. Une immensité
lisse, vierge comme une page blanche. Je m'y dresserais droit comme un i.
Je me vois vertical et noir sur cet horizon de banquise, lettre unique de
cette page où rien n'est encore inscrit.
Puis il y aurait sa voix à Elle, ma voisine, ma voyElle. Je l'entendrais et j'attendrais d'être rejoint.
[La voisine :]
Je lui donnerai ma voix pour qu'il retrouve son chemin jusqu'à moi.
(Extrait du Journal de Robin (titre
provisoire), en cours d’écriture. On comprendra que chaque couleur - ou police
de caractère* - représente un auteur différent.)
Jean-Marie Dutey semblant savoir exactement où il voulait
nous mener et comment, il est resté notre guide. Sous un pseudo qui me faisait
penser à l’un des protagonistes de la Guerre des étoiles, j’ai peu à peu
découvert un homme cousu d’humour, muni d’une plume originale, pointue, aventureuse
– une encre qui allie poésie et quotidienneté. Et puis j’ai découvert que
Jean-Marie avait été publié. J’ai lu son livre (“ Zones d’ombre ”, éd. Gallimard,
coll. Série Noire) qui m’a soufflée à plus d’un titre et je me suis dit :
“ Mais il est fou ce Gaulois ! Pourquoi perd-il son temps à écrire avec nous
? ”
Je lui pose ici quelques questions afin de vous permettre de découvrir un
peu l’entreprise étonnante à laquelle il nous a conviés.
L.C.
Q. : Jean-Marie, pour commencer, si tu
nous expliquais ce que tu entends par écriture collective ou écriture
collaborative ?
R. : À première vue, les formes d'expression
artistiques se partagent entre celles qui, traditionnellement, se mettent
en œuvre à plusieurs - comme la danse, l'architecture, le théâtre, la musique,
le cinéma - et celles qui relèveraient du domaine réservé à une personne
seule - comme la peinture et la poésie. On peut dès lors se demander pourquoi
l'écriture semble échapper à cette dimension collective dont bénéficie la
plupart des autres formes d'expression et surtout, se demander à quelle condition
elle pourrait tirer profit d'un exercice à plusieurs. Mais pour répondre
très simplement à ta question, pour moi, l'écriture collective désigne tous
les processus par lesquels plusieurs personnes peuvent contribuer à un texte.
Q. : Parle-nous de ton expérience dans ce domaine. Sur quoi a-t-elle porté ?
Comment as-tu procédé concrètement ?
R. : Puisque tu m’invites très gentiment
à regarder en arrière, je vais te raconter quatre expériences, séparées chacune
d'une dizaine d'années. La première consistait à composer, dans les années
70, avec mon frère aîné, des poèmes-affiches que nous réalisions à l'unité,
au pochoir. Chacun des textes se conformait à une règle de composition géométrique
simple, chaque vers étant constitué d'un nombre égal de lettres, chacun étant
disposé les uns au-dessus des autres, le poème remplissait alors une "grille"
carrée. Dit comme ça, c'est tout à fait obscur, mais ainsi :
V I V R E
O B E I R
A C E T
O R D R E
E N F I N
ce sera peut-être plus parlant. Nous
recherchions alors un état limite du texte, qui l'aurait situé à l'exacte
frontière entre le lisible et l'abstrait. Mon frère se chargeait surtout
de la composition, et j'étais chargé du dessin des lettres, la plupart des
polices de caractère que nous utilisions étant créées pour l'occasion. Pour
rester dans le propos auquel m'invite ta question, je dirais que nous produisions
alors à deux, selon nos compétences propres, des objets textuels uniques.
La seconde expérience
m'a conduit avec le groupe LAIRE (Lecture, Art, Innovation, Recherche, Écriture)
à fonder la revue "alire" qui se proposait d'éditer des écrits de sources
électronique et de les diffuser sur disquette, puis sur CD. Sans entrer dans
le détail des activités de notre groupe, disons simplement que les formes
d'expression littéraire qui nous occupaient faisaient la part belle à l'animation
visuelle, en profitant des immenses possibilités offertes par ces machines
qui arrivaient juste dans nos vies dans les années quatre-vingt : les micro-ordinateurs.
Nous explorions alors les terres inconnues de la génération automatique de
texte, des structures hyper-textuelles, de l'interactivité avec le lecteur...
La plupart des textes produits par notre groupe d'alors avaient une dimension
collective dès leur conception même, chacun des auteurs bénéficiant des idées
des autres, les plus performants d'entre nous étant ensuite requis pour programmer
les machines. La revue était bien sûr en elle-même une réalisation collective.
Puis j'ai écrit avec Jane Sautière un roman,
sorti en 1996 dans la Série Noire, chez Gallimard. Ça aurait pu n'être qu'un
défi lancé un peu vite, mais cette écriture à quatre mains m'a permis, dans
le cadre d'une fiction "classique" de me confronter puis d'aménager ce sacro-saint
statut "d'auteur". Nous sommes peu intervenu chacun dans l'écriture de l'autre
avec Jane, préférant nous partager les personnages, ceux-ci devenant tour
à tour narrateurs. Je crois cependant me souvenir qu'à la toute fin, pressés
par l'envie d'en finir, nous avons écrit chacun une version scène manquante
et mélangé nos textes pour la version finale. Mais là encore, nous avons
bien à l'arrivée un livre unique écrit par plusieurs personnes.
La quatrième expérience est en cours. Elle consiste à explorer les
possibilités offertes par l'écriture en ligne, elle fait donc la part belle
à ce que les nouvelles technologies de la communication et de l'information
offrent comme possibilités.
Q. : Peux-tu expliquer un peu comment cela
fonctionne au plan pratique, quant à la gestion technique et la gestion
des textes ?
R. : Je peux toujours essayer ! Pour
la partie qui nous intéresse le plus, Internet fonctionne comme une boîte
aux lettres un peu sophistiquée. Nous pouvons recevoir de nos correspondants
des messages et ce, assez vite pour tenir une conversation écrite avec plusieurs
d'entre eux, c'est le "chat". Nous pouvons recevoir et envoyer des courriers
électroniques sous forme de textes simples ou illustrés, c'est la fonction
"courrier électronique", mais nous pouvons surtout convenir à quelques-uns
d'utiliser une sorte de boîte aux lettres commune et former ainsi une communauté
d'intérêt qui peut fonctionner comme un atelier d'écriture virtuel. Dans
cet espace qui n'est accessible qu'aux participants, nous conduisons depuis
plus de deux ans maintenant plusieurs expériences d'écriture. Je commencerais
par décrire la plus aboutie, celle du projet "Préf@ces". En juillet 2003,
j'ai lancé l'idée d'un recueil composé à partir de ses seules préfaces. Les
participants au projet étaient donc invités à évoquer dans leurs textes,
sous forme d'une préface, le recueil qu'au final toutes ces préfaces rassemblées
constitueraient. Nous avons ouvert sur MSN un "groupe" dédié à ce seul projet,
auquel plus de vingt auteurs ont participé. Ce groupe a produit près de deux
cent cinquante textes en un an. Une bonne moitié de ces textes ont été produits
par des auteurs uniques mais une part non négligeable d'entre eux a bénéficié
de la collaboration de plusieurs. Comment ? En profitant d'une possibilité
technique assez discrète permettant à plusieurs participants d'écrire sur
la même page-écran.
Je vais entrer un peu dans le détail
de cet espace d'écriture partagée qui est apparu à l'expérience comme la
pierre angulaire à partir de laquelle se définissaient les règles d'écritures
et de fonctionnement dont nous avons convenu ensemble. Pour reprendre l'analogie
avec l'atelier d'écriture disons que nous disposions pour "Préf@ces" d'un
tableau blanc sur lequel chacun des participants pouvait ajouter, suggérer,
commenter à partir de ce que un ou plusieurs autres avaient écrit. Je devrais
d'ailleurs immédiatement préciser que nous disposions en fait de deux cent
cinquante "tableaux blancs" chacun des textes mis en ligne restant disponibles
à la lecture et à l'écriture.
Préf@ces reste pour moi une aventure
humaine assez extraordinaire - il est toujours enthousiasmant de voir vingt
personnes donner d'elles-mêmes pour une œuvre commune - mais pour rester
dans le champ de l'écriture partagée auquel tes questions m'invitent, nous
avons pu nous rendre compte à cette occasion à quel point nous étions attachés
à la notion d'auteur, comprise ici de la façon la plus restrictive qui soit
: une personne écrivant un texte.
Le constat peut paraître brutal mais
il est ainsi : l'idée même que quelqu'un intervienne sur ce que nous écrivons
nous fait violence. Savoir pourquoi dépasserait très largement le cadre de
cet entretien et celui de mes compétences. Ce sont les conditions qui permettent
de dépasser cet état de fait qui m'intéressent. Je sais pour l'avoir expérimenté
qu'écrire à plusieurs est un gain. Ce n'est pas une profession de foi de
ma part, c'est une hypothèse vérifiée pour moi depuis trente ans. Écrire
à plusieurs n'enlève rien à l'écriture personnelle, ça entraîne une synergie
dont pourraient témoigner tous ceux qui conduisent des expériences semblables.
Les mots de l'Autre entraînent les miens.
Q. : Justement, n'y a-t-il pas alors un
danger de perte d'identité ou d'identification à l'écriture de l'autre lorsque
l’on partage un même espace d'écriture ?
R. : Je voudrais pouvoir me récrier,
t'assurer que non, pas du tout, et je pourrais être sincère en le faisant
mais la réalité est plus complexe. Dans une certaine mesure, on pourrait
avancer qu'on écrit toujours dans la perte. Écrire, ce n'est pas seulement,
mais c'est aussi s'abandonner, ou peut-être accepter d'en courir le risque.
Mais ce danger dont tu parles, ce risque que j'évoque, c'est celui de la
relation. N'en déplaise aux plus maudits d'entre nous, on n'écrit pas seulement
pour soi. Confronter son écriture à celle de l'Autre, dans l'espace quand
même assez protégé d'un texte commun, c'est expérimenter à la fois la différence,
celle de l'altérité et c'est dans le même temps se connaître mieux.
Mais il y a d'autres cas de figures
où cette relation égalitaire est mutuellement profitable. L'un ou l'autre
des auteurs engagés dans un texte peut être tenté d'assumer une position
"haute" et vouloir garder la main. Pour Préf@ces, nous avons reconnu ce droit
au participant qui lançait le texte. À lui d'indiquer aux autres à quelle
hauteur il souhaitait qu'ils interviennent. À défaut d'indication contraire,
la participation des autres était totalement libre. Mais c'est du point de
vue de celui qui contribue à un texte dont il n'a pas eu l'initiative que
la question est la plus intéressante. À de rares exceptions près, il semble
bien que nous nous comportions vis-à-vis de l'écriture d'autrui en personnes
civilisées, en invités. Nous avions le souci de ne pas casser le verre dans
lequel on nous invitait à boire. Nous avions le souci d'apporter ce qui ferait
plaisir à nos hôtes.
Dans un contexte où les relations sont
marquées par la confiance et la réciprocité, il n'est pas du tout exclu d'assumer
temporairement une position d'écriture très basse. On a par exemple vu certains
participants corriger spontanément l'orthographe des textes, assumant une
position de relecteur dont on connaît le côté fastidieux. Il n'est pas forcément
désagréable non plus d'endosser par moment l'écriture de l'autre, d'essayer
ses mots pour soi, pour voir. Personne n'écrirait avec personne si ce n'était
qu'une contrainte supplémentaire. C'est avant tout une expérience.
Q. : Une expérience dont tu retires quoi,
si tu en retires quelque chose ? Peux-tu nous dire ce que tu y trouves outre
ce plaisir d'explorer l'écriture d'un autre ou de voir d'autres venir s'inscrire
dans la tienne ?
R. : Bon sang, mais les TEXTES bien
sûr ! D'ailleurs, si le processus de création est un moment où les auteurs
se rencontrent mais ne se confondent pas, un texte collectif réussi est un
texte où l'on ne distingue pas le tien du mien. D'ailleurs, en temps que
lecteur, nous avons en moyenne tous ce talent de prendre une proposition
textuelle "en bloc", de "lisser" les éventuels sauts qualitatifs et les ruptures
de style. Il me faut insister aussi sur un constat mille fois vérifié : la
fierté que nous donne un texte réussi ne se ressent pas au prorata de notre
participation à son écriture. Si trois auteurs contribuent à un texte particulièrement
bien venu, ils en sont chacun totalement satisfaits et peuvent légitimement
se dire : c'est "mon" texte. J'irais même plus loin : dans l'hypothèse favorable
où le recueil Préf@ces trouverait un éditeur, chacun des vingt auteurs recevant
ses exemplaires aurait bien le sentiment d'être en face de SON livre, et
ce, quel que soit le degré de sa participation.
Q. : Comment vois-tu l’avenir de ce mode d’écriture et qu’aimerais-tu voir se produire ?
R : Aucune idée. Je suis extrêmement
confiant. L'écriture ouvre perpétuellement ses propres voies. J'ai déjà dit
ailleurs que par certains côtés, l'écriture se comportait vis-à-vis de nous
comme une sorte de créature symbiotique et force est de constater qu'avec
Internet, elle a une santé insolente. L'avenir est très ouvert. Où irons
nous ? À l'aventure.
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Jean-Marie Dutey est né le 6 juin 1958 à
Lyon, en France et habite actuellement à Villefranche sur Saône, une petite
ville un peu au Nord de Lyon où il exerce la profession d'éducateur pour
la Protection Judiciaire de la Jeunesse. À la question de savoir comment
il est venu à l’écriture, il répond : “ Comme beaucoup, j'ai appris à écrire
à six ans, à l'école, et je n'ai pas cessé depuis. ”
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"Si vraiment la littérature, c'est ce qu'on
" lit ", ces premières expérimentations prouvent que l'informatique
propose aux écrivains non pas une mais de multiples démarches
de création originales. C'est ce que des revues comme alire ou KAOS
ont tenté de faire connaître depuis 1989 dans la poésie
avec des auteurs comme Patrick-Henri Burgaud, Claude Maillard, Jean-Marie Dutey, Tibor Papp ou Philippe Bootz."
Voir aussi , photomaton
anankeioà@hotmail.com
par Laïla Cherrat
d'après une idée de Jean-Marc La Frenière
pour francopolis mars 2005
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