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ENTREVUE ANGYE GAONA

par


CRISTINA CASTELLO


Poésie ou extinction

par Cristina Castello

 

CRISTINA CASTELLO : Comment tuer la mort par la parole poétique ?

- ANGYE GAONA : Par la poésie. En liberté comme la première fois hors du ventre maternel. « Poésie ou extinction » est une phrase qui contient deux dogmes implicites sur l'apparent déterminisme desquels s'érige la poésie. En premier lieu, l'extinction comme avenir imminent dans la production capitaliste ; et non seulement l'extinction de

l'espèce humaine, mais aussi celle de milliers d'autres espèces que l'homo sapiens détruit par les appétits de l'économie de Marché. Et, en second lieu, la poésie comme acte transformateur de haute inspiration et de fortes composantes de solidarité et de générosité : comme la plus sublime intelligence. La poésie qui peut parfaitement aller au-delà jusqu'à atteindre la préservation générale et l'organisation d'une existence digne.

 

C.C. : Pendant ce temps, au nom du Marché, on commet des atrocités et ce qui dans l'école de Francfort — Adorno, Horkheimer — s'est appelé raison instrumentale reste en vigueur, sans place pour la poésie.

- A.G. : Oui, pour des tas de causes, l'exercice de la raison nous a apporté le luxe et le malheur ; et le malheur est apparu par l'usage à outrance de la raison considérée comme unique voie de connaissance. En ce sens, les peuples indigènes du monde ont tout à apporter. Pour les indigènes d'Amérique, par exemple, il n'est pas nécessaire

d'atteindre des vérités uniques qui s'imposeront à d'autres ; par contre ils acceptent — simplement et sagement — le fait que tous possèdent un peu de la vérité et que, sans

l'apport de chacun, la vérité resterait incomplète.

 

C.C. : Le feu prométhéen, comme ta poésie, se recrée elle-même en toi, pour recréer le monde…

- A.G. : Peut-être. La poésie c’est un défi : celui de passer à la poésie en action. La vie, en ce moment, marche à l'envers, elle ne va pas vers cette valeur nourricière dont nous puissions nous servir tous. La poésie est de trop dans ce monde, elle est le superflu, ce qu'on écarte. Le langage poétique est trop élaboré. On le tient pour un résidu, un déchet ; et comme il est le plus nourrissant il cède à la volonté anthropomorphique de celui qui se croit supérieur. Ce qui est poétique contemple patiemment tout ce gâchis vital généralisé et standardisé avec animosité par le langage technique de la presse, de la politicaillerie et de la mauvaise foi.

 

C.C. : Rimbaud l'avait déjà prophétisé: « Voici le temps des assassins ! »

- A.G. : Prophétique et rétrospectif, ce vers de Rimbaud. C'est ce qui se passe avec la poésie qui se trouve toujours avant et après catastrophes et enfantements, accompagnant l'intelligence sensible de l'être humain.

La poésie n'a jamais accédé à la Cour. Celui qui l'a choisie et s'est soumis à sa douce et atroce loi a scandalisé les autres et sur lui sont tombés en meute les châtiments que le système tient prêts pour qui tente de lui échapper. Tous les poètes attendent l'heure de leur mort pour délivrer, enfin en paix, leurs messages. À leur tour, la gent littéraire et celle qui ne l'est pas, attendent la mort des poètes

 

C.C. : Justement, tu as « péché » contre le Pouvoir, tu l'as payé de la prison et tu affrontes un jugement calomnieux, parce que tu es poète et que tu éveilles les consciences. Tu as été « élue » …

- A.G. : J'ai été « élue » par amour, pour « l »’amour. Car celui qui aime est nu face à la réalité, il n'a pas de préjugés et il est transparent ; il aspire au changement et à la transformation.

De quelque façon que ce soit, les autres « élues » (les autres prisonnières – N. D. T.), les autres contestataires que j'ai connues en prison n'étaient guère loin des milliers de femmes que j'ai vues dans ma vie, si ce n'est par une attitude de provocation et de férocité accentuée par le pénitencier. J'affirme que je suis pour l'abolition des prisons, je mise sur un avenir plus rationnel et plus sensible où il n'y aura ni bourreaux ni victimes, ni juges ni condamnés.

 

C.C. : Tu n'es pas « politiquement correcte » aux yeux du terrorisme d'État de Colombie …

- A.G. : Non, je crois que de quelques êtres humains il veut faire des exemples pour maintenir un contrôle social ; mais il n'y a aucune différence ni aucune culpabilité plus grande ou moindre entre ceux qui sont dans les prisons ou hors d'elles.

Nous faisons tous partie de ce grand dérèglement social. Dans mon cas, il s'agit d'un procès politique. Comme ils le sont presque tous. Le criminel a bravé ce qui est intouchable dans toute instance. Je ne justifie pas les délinquants, mais on ne leur a pas laissé leur chance. La société est le danger.

 

C.C. : Il me semble que les 7500 prisonniers politiques de Colombie parlent par ta voix.

- A.G. : Écoute, en Colombie on te juge et l'on te condamne à cause de ta façon de penser. On avance des charges fausses, avec des témoins sans vergogne et des preuves falsifiées pour te faire la leçon et limiter ta façon de voir le monde, ton projet de vie, ton attitude créatrice et libre. Nombre de femmes qui emplissent les prisons sont punies pour avoir été réellement libres. Les voir souffrir fut une de mes plus grandes douleurs.

.../...

 

C.C. : Des mains qui veulent étreindre l'amour et étreignent les barreaux, comment se fait-il que ta poésie traverse aussi murs et cachots…

- A.G. : Un esprit qui aura été imprégné de poésie peut abattre les murs d'une prison. Mais la poésie est l'application de la liberté à l'intelligence humaine, de telle sorte que dans une société intelligente, la prison disparaîtrait ipso facto.

 

C.C. : Mais « le temps des assassins » s'est étendu jusqu'au XXI e siècle, il s'est amplifié comme jamais, et, enfin, il semble s'être enraciné sur Terre pour toujours. De là la souffrance également dans les prisons …

- A.G. : Évidemment. Personne ne souffre autant qu'un prisonnier. On est contraint à l'obligation de se perdre soi-même. Quand on entre dans une prison l'espace et le temps ne vous appartiennent plus mais ils appartiennent au bourreau ; et il ne reste à la personne suppliciée que son propre mental. Chaque matin de ma captivité je me suis souvenue clairement du rêve de la nuit précédente. Je veux dire que la seule vraie réalité d'un prisonnier, éveillé ou endormi, est sa vie psychique. Et c'est là où apparaît la poésie. Un esprit habitué à la perception poétique du monde et qui est enfermé en prison multiplie ses forces créatrices, les transmet à son entourage et interroge toute l'espèce humaine sur ses méthodes de jugement et de châtiment.

.../...

 

C.C. : Je te dis Colombie et j'attends ta parole, la résonnance que produit en toi
le nom de ton pays …

- A.G. : Une lettre sans peau

Sans mains

bâillonnée

une lettre morte

la lettre exécutée hors les lettres

disparue en pleine lumière

la lettre jetée

dans un puits de silence

c'est la seule chose qui raconte l'histoire d'un pays. Aucun peuple américain ne souffre autant que le peuple colombien. La Colombie c'est la dévastation, la pauvreté, la misère,

l'illégalité. En Colombie il y a de l'or partout et les étrangers continuent à en trouver, avec l'aide de quelques autochtones, pour s'en emparer.

Durant les derniers gouvernements ceux-ci leur ont vendu le sol, le sous-sol et les eaux. Aucun droit n'est respecté et qui s'oppose à cet état de choses est anéanti. La peur paralyse et les grands intérêts progressent.

Même le cinéma commercial a révélé la stratégie du capital pour usurper de riches territoires par le sang et le feu

.../...

 

C.C. : À partir du moment où tu fus prisonnière, ton idée de la liberté a-telle changé ?

- A.G. : Non, j'ai toujours été et je serai toujours libre.

 

C.C. : J'emprunte les mots de Miguel Hernández : « Il n'y a pas de prison pour l'homme, qui enferme un sourire, qui emmure une voix ? »

- A.G. : Oui, avec Miguel Hernández, oui, la poésie comme un assaut et une fatalité. Pour saigner jusqu'à la décomposition. Humus, en fin de comptes.
Parfois, c'est comme si j'avais toujours été ici
Et la splendeur si distante des feuilles du seul arbre

Son ombre qui s'échappe au sein de la nuit
avec le souvenir sensuel du fruit.

 

C.C. : J'ai l'impression que ton mariage d'amour avec la poésie n'est pas un choix mais un destin …

- A.G. : Le moment du choix est un instant initial et unique, inexorablement. Il n'y a pas d'erreur dans une vie vouée à la création. Même le poète qui abandonne l'écriture versifiée conserve la flamme, en fin de comptes, et elle brûle en lui, plein de ce que tu appelles amour.

 .../...

 

C.C. : Aujourd'hui le monde est une stupéfaction habitée d'orphelins, c'est le signe de questions qui craignent une réponse, un silence de voix muselées par la faim et par la peur. Dans ce cadre, à quoi « sert » la poésie ?

- A.G. : Pour vivre authentiquement et trouver dans les événements quotidiens le sens transcendant qui révèle la véritable splendeur. Cette source qui mène à l'émerveillement

survit au milieu de la catastrophe. La dévastation a peut-être été un effet de l'atrophie des voies de la conscience poétique qui caractérise le temps des assassins rationnels. Mais c'est quand on est face à la mort que l'on comprend le mieux la dimension intime et

profonde de la poésie. Jamais peut-être comme maintenant, avec la sanglante actualité, la poésie ne s'est trouvée dans de meilleures circonstances pour s'imposer sur la réalité des êtres humains.

 .../...

 

C.C. : Parmi tant de parole morte à ce qu'on appelle aujourd'hui poésie, je remarque une sorte de retour au surréalisme, au moins une tentative …

- A.G. : Oui, au contraire de ce qu'on pense généralement, le surréalisme n'est pas le fait du XXe siècle. Il existe, résiste et vibre dans le monde entier. Il correspond à une révolution de l'esprit, comme l'a reconnu le penseur Michael Löwy. Les révolutions n'ont pas de marche arrière ni d'évolution, elles SONT, simplement, et elles sont éternelles.

 

C.C. : L'injustice et le danger te guettent et pourtant tes lucioles sourient, pourquoi ?
 

- A.G. : Parce que je sais que nous pouvons subvertir notre réalité et jouir de notre capacité de création. Parce que je sais que révolutionner notre relation avec le monde

et retrouver l'autre dans sa dimension de générosité est à notre portée. Parce qu'ainsi, nous atteindrons le bonheur que signifie de travailler pour la joie et le plaisir de tous,

comme l'ont découvert les grands explorateurs d'eux-mêmes. Et parce que je suis innocente la poésie ne m'abandonne pas. L'émerveillement enveloppe ma vie.


(Traduction du castillan : Denise Peyroche,
Extraits d’une interview de la poète surréaliste colombienne Angye Gaona par Cristina Castello (article paru dans le n°5 de la revue de poésie "La Voix des Autres", mars 2012)

 ***


Angye Gaona (Bucaramanga, Colombie, 1980) poète colombienne, membre de lao (Prométhée) et de l'équipe organisatrice du Festival International de Poésie de Medellín pendant cinq ans. Elle a créé en 2001, le premier Salon international de la poésie expérimentale. Elle est également sculpteur. Elle a produit de nombreuses émissions culturelles à la radio. Elle exerce des activités visant à promouvoir la poésie dans sa ville natale.

Ses poèmes ont été inclus dans des anthologies et des publications imprimées et électroniques en Colombie et à l'étranger, plus récemment, dans une Anthologie de nouvelles voix de la poésie colombienne publiée par l'Université de Monterrey (Mexique).

En 2009, elle publie son premier livre: « Naissance volatile » (Natalia Rendón illustrations), et participe à la Rencontre internationale du surréalisme, intitulée : « Le secret seuil » (Santiago, Chili), la plus grand exposition du mouvement surréaliste jamais organisée en Amérique latine.

En 2010, elle réalise le poème expérimental « Les fils du vent » disponible sur le site :

Son travail a été partiellement traduit en français, catalan, portugais
et anglais. En 2011, a remporté le Prix du Salon métropolitain des arts avec une performance intitulée « Regarde ».

En 2012, elle devrait participer à l'Exposition internationale du surréalisme
«Surréalisme 2012 » (Pennsylvanie, États-Unis), si elle n’est pas incarcérée d’ici  là…


Un peu de sa poésie sur Artepoisa

                                  
Entrevue Angye Gaona
par Cristina Castello,
recherche André Chenet
pour Francopolis mai 2013

Créé le 1 mars 2002

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