Ma Bête Langue
de
Catherine Jarrett
présenté par Dominique Zienberg
*
Ma Bête Langue
est un texte dense, court, épique.
Son sous-titre Défense et Éloge de la langue
française
en dit long sur le dessein qui se trouve à
l’origine du poème.
C’est
bien une reprise de l’entreprise de Joaquim Du Bellay à
laquelle se voue Catherine Jarrett dans ce texte vibrant d’amour pour
la langue française (éloge) et dont elle se défend
de penser qu’elle puisse être menacée, même si des
craintes réelles l’assaillent de temps à autre.
Les
dix pages qu’elle consacre à la défense de cette
langue offrent un panorama chronologique des événements
et éléments qui la constitue. L’origine est chaotique,
mythique, à la fois grandiose et aléatoire, c’est la
bête préhistorique qui de si loin vagit en nous,
alimentée, drainée par son terroir minéral
(pierres, roches, éboulements, sources et eaux vives
(Sur un tertre
glacé au ponant d’une terre bordée par
quatre mers/ un être est accroupi// Une pierre qu’il frappe
patient créant sobres entailles/ Entre les doigts il tourne
caresse rejette reprend polit/ il invente une forme/ Un outil
direz-vous/Oui mais un rendez-vous entre art et nécessaire/
C’est sa langue…).
Et l’on assiste, ravi
(e) à cette farouche naissance comme aux
balbutiements, tâtonnements qui ont jalonné son enfance
traversée par des invasions, des viols, des mises à sac
(Au début
des brassées de corps/ des coups sur les
silex un désir qui languit/ des hordes/ et des sabirs en vrac
des langues à plus finir/ celtique norois latin francisque … le
latin qui s’altère …).
La vie
tourmentée, sinueuse, incertaine, claudicante de la
langue se déploie en une frise historique
précise - glossaire à l’appui après le
texte – avec dates, bribes de récits, ces strates de
l’avancée de la langue (ou plutôt des langues patoisantes,
régionales, aux mille parfums de terroirs :
Et l’on est
à l’an mille / tu t’appelles roman/
tu as moult visages les picard poitevin béarnais berrichon
wallon ou champenois…) jusqu’à l’éblouissante
époque de la Renaissance avec Rabelais, avec Du Bellay (… c’est
Joachim/ « Tu ne dois avoir honte d’écrire en ta langue/
et sa Deffense de toi déjà…) avec Ronsard et
Montaigne.
Et
dans la langue d’aujourd’hui, Catherine Jarrett, par respect, par
haute reconnaissance, mêle des mots de trouvères, des
orthographes d’antan, des mots d’amour d’autrefois
(« Langue ma
mie chante pucelle ô ma mémoire de
toi suis née/ Et suis cousue de ton histoire de tes
poètes de tes pensées ») et nourrit son
poème de vers des Poètes de la Pléiade,
d’expressions de Montaigne ou de Rabelais. Comme on sent alors son
admiration vive pour ce XVIème siècle qui invente
à chaque pas, à chaque moment sa langue, bête
langue gourmande, gonflée d’une sève savoureuse, d’une
fantaisie insatiable et riche aussi de tous les apports
extérieurs insérés dans les serres de la langue,
nourris d’eux, vivifiés par eux. Et la fresque-saga de la langue
continue, la bête langue atrophiée par les règles
strictes, les interdits, une rigueur janséniste qui voudrait la
rendre exsangue, austère, policée
(Les maîtres
ciseleurs firent de toi épure/
Fixée/ tu irradiais sous les cosmogonies/ « ce qui se
conçoit bien s’énonce clairement/ Et les mots pour le
dire arrivent aisément ») mais qui reste cependant
aimable, émouvante Racine se
dépouille émeut jusqu’au jour
d’hui. Ciselée, élégante,
régulière, la langue voyage, s’exportant à son
tour aux quatre coins du monde. Te voici temps moderne/ l’esprit
français s’exporte … La langue française est
démultipliée « ma démultipliée
» (p.18) par l’expansion coloniale et isolée de
France/ soumise à des saveurs des climats des
mémoires/autres/ A des chercheurs de formes insolites/ Et ce
sont ces enfants des quatre coins de terre/ qui te poussent du rire du
drame de leur vivre/ du résister toujours/ je pense au
québécois/ contre l’anglais d’abord contre
l’américain …
Ma
bête langue ne meurt pas, elle change, renaît,
(étrange phénix) de ses cendres, retrouve de
l’appétit, redevient boulimique, roborative, nuancée de
senteurs exotiques, déconcertantes, euphorisantes. Pourtant,
parfois, on la croit moribonde, on ne la reconnaît plus, elle
n’est plus qu’un squelette dépourvu d’attraits. Je te parle
au passé/ ô ma langue ma mère/ je te dis tu
es/morte ou bien tu vas mourir/le vent hurle la grêle cingle/quel
animal t’étreint te brise la colonne/et t’assèche la
chair…
La
langue serait-elle en train d’agoniser ou bien cet
appauvrissement dû à la modernité, à
l’empressement, aux prouesses techniques ne serait-il qu’un passage ?
Les SMS coupables les américanismes / sont affaires de mode … ,
la langue ne peut que reprendre du poil de la bête, la
poète le dit, haut et fort « tu ressusciteras »
et d’ailleurs par un renversement troublant, cette langue semble
plutôt reverdir et retrouver les beautés de son Moyen Age
et de sa Renaissance C’est le roman de ta première enfance/
qui revient par risées et nous gifle/ et le désir
pressé/ les mots fabriqués à la va comme j’te
pousse/ pour épargner l’effort/ c’est celui de la Dame de la
Tapisserie/ joie intacte et même sensualité/ un bas
français gorgé de truculences/ où le vieux
Rabelais trouverait là son compte…
L’optimisme
d’une telle remarque fait chaud au cœur
dans ces temps dépressifs où la confiance en la vie, aux
forces vives de la bête-langue souvent font défaut, alors
que des retournements inattendus sont toujours à l’œuvre, qui
donnent déjà naissance à des jaillissements de
langue éblouissants !
parfois Langue
serpente langue
du chemin long et de la quête ardente
un oiseau tu deviens
glisses
majestueuse sur les routes brillantes
te déploies à l’envi
entre présent passé
sans toi nous ne saurions
savoir ce que nous sommes
et nous cheminerons dans la beauté de pierre
avec des miroirs d’eau
qui la reflèteront
où se prendra une aile de colombe
filante
Ma bête
langue de Catherine Jarrett
recherche Dominique Zinenberg
octobre 2016