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Spécial mai 2008
Un inédit de Patrick Joquel

Deuxième suite pour un no man’s land.
Suite pour un présent fracturé


Ils sont là

Assis
sur les bancs

Statues de chair

Blocs de silence

*
Comment dire

Avec quels mots
la rupture

Ce moment

Et sa brutalité

La frontière
entre avant et après

Ce lieu
barbelé de frais
que soudain
on traverse
en se déchirant

Peut-être
avec ces trois mots-là

Un présent fracturé

*
Ils sont là
comme en attente
et
celui qui passe
ose
à peine les saluer
de peur
d’écorcher
leur inquiétude
ou de briser
 sans le vouloir
leur solitude
 
*
On voudrait rugir
mais
dans nos sociétés
il ne faut pas tirer de sa torpeur
le consommateur

quelqu’un ou quelque chose
pour être là
sur ces bancs

En sursis

*
On n’a jamais déployé
autant d’obscurité

On est tout fendillé
pareil au mélèze
après la foudre

Hébété

Obstiné

Carbonisé au cœur
mais
osant
le désir de vivre
ou
plus simplement
celui
de survivre
à l’envol des vautours

On cherche à franchir 
ce guet de flammes vives

A conquérir
une fois de plus
le matin

On cherche à dégager
Comme un nouveau langage

A fouler
les sentiers habituels

Dans ce quotidien têtu
souvent futile
on cherche à retrouver
son ossature


*
Les jours de fort mistral
parmi ces rues
livrées aux rafales de feuilles sèches
comme aux cavales des sacs plastiques
les bancs résistent

Le claquement d’un volet
tourne la page
les toits s’agrippent à leurs tuiles
les textes à leurs papiers

pour la conscience
terre d’exil
?
Sur quelle carte dresser
avec certitude
le no man’s land
interdit par l’ange à l’épée de feu
?

Une fois encore
une fois de plus
les derniers piaillements d’hirondelles
chevauchent
les violons des grillons

Une fois encore
une fois de plus
le poème arpente
avec son encre noire
la nuit qui vient

La ligne dérisoire des mots
posés sur le papier
balise la faille
où chemine la pensée

Cherche à creuser
l’épaisseur du mystère

On voudrait tant déchirer le ciel
et encore plus
à présent qu’on lève un peu
si peu
le voile
et que l’on entr’aperçoit
dans l’infini flot du vide
autant d’îles au trésor
que dans nos livres d’enfant

Que suis-je d’autre
qu’un enfant perdu
qui apprend à voler
en battant des mots
sans jamais réussir vraiment
à quitter le papier
?
Sans doute
est-ce pour ne pas trop se lacérer
qu’on s’accroche aux rituels
aux phrases toutes faites
et que l’on se rétracte aussi longtemps
derrière nos vitres ou nos écrans
?
Peut-être aussi
s’applique-t-on à jouer :
il suffit de si peu de craie
et quatre lettres dessinées
en s’arrachant la peau des doigts sur le goudron

les livres
éclairent nos solitudes

*
La nuit. Le cerisier parle. Il donne à la brise des nouvelles de l’envers caché du monde. Le cheminement des taupes. La lente remontée des cigales. Les soucis de cœur d’un ver de terre adolescent.
Ecouter l’arbre. Mûrir ?

La nuit. Le cyprès jette entre les meutes d’étoiles des brassées de chauve-souris. Leurs rondes saccadées le protègent de toute question inutile. Sa verticalité demeure intacte jusqu’au mistral.
Veiller l’arbre. Grandir ?

La nuit. L’olivier se tait. Des hommes dorment la tête entre ses racines. Il les connaît si bien. Caresse leurs songes. Leurs royaumes vierges d’huiles.
Cultiver l’arbre. S’apprivoiser ?

*
Aucun passé ne disparaît jamais vraiment

Les morts ne s’absentent pas
ils deviennent simplement invisibles

Ni plus légers
ni plus lourds
non
simplement invisibles
et quelques fois
terriblement présents

*
Plus tard
la paix revenue
on se retourne
et on les aperçoit
nos lamentations
abandonnées dans les vestibules de la louange
comme autant de brouillons que l’on froisse
et que l’on jette
en boule
avant d’atteindre au poème

Et de cicatrice en cicatrice
nous approchons la transparence
et la légèreté

*
Qu’emporteras-tu
Dis-moi
qu’emporteras-tu
dans ta petite valise en soi
quand tu embarqueras 


Aujourd’hui on ne crie pas

On ne crie plus

On se tait

On ne voit plus le bleu du ciel

On ne voit plus rien

On se heurte à tout
au rire d’un merle
au tremblé des feuilles

On est aveugle au coquelicot
et tout a ce goût
de rien

Absolument tout

On est mordu par la mort
bien mordu
bien secoué
déchiqueté

On voudrait zapper
comme on le fait
quand le film du soir devient insoutenable
mais l’écran demeure éteint

Il nous faut l’affronter à voix nue
cette mort
pour la plier dans nos placards
l’intégrer à l’absence
et rallumer nos yeux
à son regard

*
Le mistral
trouble la fontaine

Alors
on passe
on s’interroge

Qu’attendent-ils ainsi
comme oubliés du temps

Immobiles

Le savent-ils seulement
le savent-ils eux mêmes
?

D’ailleurs
a-t-on besoin
d’attendre
d’espérer

tout s’arque boute
on attend
le front posé sur la vitre
on se tait

Avec la nuit
le vent se niche
entre les branches
des platanes

Le scintillement des étoiles
soudain si proches
presque à la portée du cueilleur
repose les yeux blessés

*
Une fois encore
une fois de plus
et c’est bon
une encoche à graver sur la pierre
celle qui fait le compte
entre deux dates
bien à l’abri de sa grille
au cas où

D’où vient ce souci
d’enfermer les morts
?

Une fois encore
une fois de plus donc
je regarde le soleil rougir
il me saisit
de son familier vertige

Chaque soir
il se couche un peu plus loin
avant de refluer
passé le solstice
émondant ainsi mon temps

Avant moi
il venait déjà jouer ici
il continuera sans moi

Avant
comme après
que savais-je
et que saurai-je
de moi
?

se situe le territoire
 ?
Qui
de la vie
ou de la mort
est
pour toucher le ciel
et croire
?

Une fois encore
une fois de plus
face à ce cosmos indifférent
je me sens paisible
et je l’écris à ma table
à ma place éphémère
la joie est là
solide
et fragile

*
On sort

On promène son corps

Une longue houle
de loin en loin
roule
jusqu’aux cheveux

Les caresse

Pourquoi
chercher ainsi
à défricher sans cesse
et l’espace
et le temps
?
Pourquoi
arpenter avec autant de tension
les sentiers du Mercantour
?
Pourquoi
chercher à étreindre
d’un seul regard
360° d’horloge
?
Pourquoi chercher à  nommer
chaque aspérité
avec l’aide
des points cardinaux de son corps
?
Pourquoi
s’obstiner
à cribler de mots
le silence
?
Pourquoi tracer tout cela
Avec des signes solubles à l’eau
sinon pour tenter de gommer toute frontière
!
Contre l’écriture
le temps perd un peu de son pouvoir
pour l’absence
?
Emporteras-tu
autre chose
que ce corps raidi
?
Ce corps qui s’en va

chaque atome
épouse une liberté nouvelle
et poursuit l’aventure

Cette aventure
inaugurée avant ta présence
et dont
tu ne connaîtras rien de plus
que ce dont tu te souviens
de ton avant toi

Qu’abandonneras-tu de toi même
sinon ce que tu en as donné
dans la  joie
?

Créé le 1 mars 2002

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