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Le caméléon, par mimétisme et pour des raisons biologiques que j’ignore, change de couleur de peau en fonction du support sur lequel il repose. Il adopte la couleur de la pierre, de la branche ou de la large et solide feuille sur laquelle il se tient. C’est pratique et amusant, pour un animal, mais ça ne l’est pas pour un être humain. C’est pratique pour l’animal parce qu’ainsi il se dissimule, ou croit se dissimuler, aux yeux des autres, quels qu’ils soient, confrères ou ennemi. Un être humain s’il lui arrivait de faire comme le caméléon, s’il lui arrivait de changer de pensées, ou de changer de perception et d’expression aussi vite et aussi souvent que l’animal change de peau, il en viendrait à perdre son identité à chaque jour et à chaque heure, tout le temps. Il ne serait plus personne, il ne serait plus crédible. Cette personne ne pourrait plus apporter quoi que ce soit à l’Autre. Elle ne serait qu’un pâle reflet déformé de cet Autre à qui elle espère en se transformant prodiguer amour, compassion et soutien. Et pourtant beaucoup de gens, sous les tropiques, succombent à
cette tentation du caméléon et adaptent leur discours et leurs productions artistiques
à ce que j’appelle « l’humeur collective» du moment. Occulter son propre
sens critique, occulter le doute intelligent c’est en définitive
s’interdire toute création, toute originalité et par conséquent
toute opportunité de faire avancer l’humanité au profit d’un
immobilisme par trop conservateur. Je désire faire une digression à
propos d’écrire en Nouvelle Calédonie, écrire en «
pays dominé, lorsque sa propre langue et sa propre culture
sont les langues et cultures de la domination » Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne suffit pas d’aligner des mots, des phrases, des chapitres, des publications, pour que l’écriture agisse. Ecrire est avant tout un dialogue avec soi-même, c’est un questionnement, un doute, écrire, c’est vivre “ à la frontière ”. Si je veux que l’écriture soit opérante, si je
souhaite, par elle, accéder à une autre conscience, en d’autres
termes : si j’écris parce que l’énergie dépasse ma volonté,
alors l’unique solution, l’unique porte par laquelle il faut passer est l’ouverture
au quotidien tout autant qu’au Monde. Naître
à nouveau par l’écriture exige une écriture trempée
à l’encre de la sincérité et du vécu. Il
ne s’agit pas d’écrire la “ conscience coupable ”, car je ne suis coupable
de rien d’autre que de mes actes. Se flageller, écrire éternellement
son “ Mea Culpa ”, prendre sur ses seules épaules le fardeau
du colonisateur, tout cela est certainement nécessaire à un
moment de son évolution, le temps de la prise de conscience. Poursuivre
dans cette voie, si cela apporte bonne conscience et exaltation morbide,
n’apporte rien lorsqu’on se trouve dans les espaces de frontière, là
où on doit créer et inventer son propre chemin. Ecrire éternellement la conscience coupable
n’aide en rien à dépasser et à transformer la situation
présente, ce n’est pas suffisant, on attend davantage de l’écriture.
Se borner à la culpabilisation comme finalité c’est, hélas,
également succomber. En m’immergeant dans l’écriture, j’en
espère, j’en attends une plus grande connaissance de Moi, du Monde
et surtout des rapports qui se sont institués entre les êtres
humains. -En pays encore colonisé ou en passe
d’être décolonisé, cette question des rapports entre
les hommes, entre les ethnies et les cultures différentes est bien
entendu primordiale et essentielle.
L’écriture c’est cette énergie créatrice tournée vers l’avenir, vers le “ plus de justice, plus d’équilibre, plus d’amitié de considération, de qualité de la vie ”. Il ne s’agit pas d’écrire particulièrement la souffrance
du colonisé, cette souffrance ne peut être écrite que
par celui qui l’a vécue, ou qui la vit encore quotidiennement. On
peut cependant écrire la compassion, la compréhension, la connaissance,
de la souffrance et les épreuves de l’autre. Ce n’est pas du temps
perdu d’écrire ainsi, ce n’est pas non plus inutile car nombreux sont
ceux qui ignorent encore tout de ce que l’autre vit. C’est une démarche
indispensable, sans laquelle il ne peut y avoir de continuation à
l’écriture. Il vaut mieux pratiquer la vigilance vis à
vis de soi même plutôt que l’automutilation.
Ce que j’appelle alors la vigilance c’est donc d’éviter
ces différentes façons de succomber. A savoir : l’autosatisfaction
coloniale, le rejet de la grandeur de l’Autre et enfin la culpabilisation
comme finalité, le suicide culturel qui conduit au refus de s’assumer.
- Il y a à
mon avis une meilleure manière d’exprimer l’idée qu’en Nouvelle
Calédonie nous avons cette opportunité d’être en relation
intime avec plusieurs cultures, cette expression établit ce qui pourrait
être une voie culturelle privilégiée pour le pays de
demain, un demain qui d’ailleurs débute aujourd’hui, qui a certainement
commencé hier pour beaucoup d’entre nous. Cette voie est celle de
la pratique de “l’interface culturelle ”** que j’oppose, pour
les années présentes à l’idée trop répandue
et trop facilement acceptée du “ métissage culturel
”, association rapide et pratique de termes, formant un tout indéfini,
fourre tout, sac à pain où l’on découvre, au fond,
plus de croûtons moisis que de pain frais. Qui peut se targuer d’être
et de produire des éléments culturels métis ? Le débat,
au demeurant intéressant et même instructif, nous entraînerait
dans une argumentation beaucoup trop intellectuelle et finalement trop périphérique.
La pratique de l’interface culturelle, de la reconnaissance,
de la vision que nous existons dans un espace aux frontières par
bonheur imprécises, où se rencontrent et s’enrichissent les
cultures océaniennes et occidentales, est cette voie particulière
que j’essaie de suivre, qui me conduit à être en constante
relation avec l’Autre sans que pour autant je veuille assombrir ma peau.
J’ai le sentiment d’évoluer dans un lieu d‘emprunts, de rencontres,
d’affrontements, d’amitiés, d’amour et de rejets. Un espace qui est
celui d’une page blanche, d’une scène de théâtre ou
de danse, une voie où deux ou davantage de cultures se donnent rendez-vous.
L’attitude de l’écrivain dont on peut croire qu’elle est celle de
tout créateur, ne peut être que le mouvement. Il y aura peut-être, un jour une culture
métisse réelle et constante, qui s’exprimera dans tous les
domaines de la vie, mais elle ne sera jamais le résultat d’un décret.
En attendant il faut parcourir en tous sens cette Interface,
s’y tenir debout et nomadiser, être à l’écoute, marcher,
entendre, lire et puis au fur et à mesure, oublier, pour que le corps
et l’esprit dans leur silence fassent leur, les émotions, les techniques
découverts ou simplement effleurés. Le pays doit avancer, c’est par le doute et l’interrogation permanente
que ces avancées se feront ; elles ne peuvent être décrétées,
elles ne peuvent venir que de l’effort de chacun, et souvent cet effort ne
commence-t-il pas par le questionnement ? Il faut de l’audace, à l’image
de l’audace des accords de Matignon et de Nouméa ; cette audace ne
peut rester l’apanage des hommes au pouvoir, il doit être aussi celui
du citoyen, comme si un nœud gordien devait être constamment dénoué
et parfois tranché, ouvrant la route qu’il nous reste à emprunter.
Le devoir d’insubordination est notre véhicule, celui des écrivains.
Il ne s’agit pas de reprendre les sentiers des années quatre vingt,
mais celui qu’on imagine être du vingt et unième siècle
; je souhaite qu’il soit celui de la vigilance. Vigilance vis à vis
de soi tout d’abord, en ne succombant ni à la conscience coupable
ni à l’arrogance qui guète le détenteur d’une seule
parcelle de pouvoir. Le fait de vivre dans
un lieu qui est un véritable Interface Culturel, permet à notre
identité culturelle d’évoluer, de se transformer, d’être
vivante et non figée dans un académisme pontifiant bien assis
sur des certitudes illusoires par trop éloignées du peuple.
Sachons en profiter en gardant le cœur et l’esprit ouverts. Tout
en nous gardant de n’être que caméléon, en badigeonnant nos
pensées de la teinture en vogue - mais qui sera cependant bien vite
oubliée lorsque politique et économie n’y trouveront plus leur
compte. Les différents Accords, de Matignon puis de Nouméa,
ont créé certaines conditions favorables au développement
de la création artistique et donc de la rencontre avec l’Autre. Il
nous appartient de tirer le maximum de cette situation et d’explorer le plus
à fond possible l’espace que nous occupons. Mais je parlais tout à l’heure d’Interface culturelle,
je me demande si nous ne sommes pas davantage dans une situation de Front
culturel. Un espace où se font face des différences irréductibles,
toutefois moins dans les domaines artistiques, mais plus certainement dans
les domaines économiques, politiques et même de l’enseignement. (Dans ce texte il n’y a que des interrogations,
aucune certitude même si certaines phrases en ont la structure.
Ce n’est alors que le résultat de mon incapacité à traduire ces interrogations pour ce qu’elles sont.)
(octobre 2003)
Nicolas Kurtovitch
avril 2004 pour Francopolis
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Créé le 1 mars 2002
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