Poète et fin
connaisseur de l’art, notamment la peinture, créateur de
spectacles qui combinent poésie, musique et peinture, cet
écrivain connu avant tout pour ses recueils de poésie
depuis le début des années 1970, vient d’achever le
troisième « récit » de sa trilogie, L’inavouable, après L’Esplanade des saints et Cie (2006), et À Corps perdu (2008).
Pourquoi, après une carrière estimable en poésie, M. Loakira
passe-t-il au récit ? En dehors des raisons personnelles de
l’écrivain, on peut penser que, vu la nature énonciative
du nouveau genre adopté, et l’écriture qu’il implique,
l’écrivain veut s’ouvrir à une communication plus large
avec ses lecteurs pour un sujet qui le travaille et qu’il ne s’est
décidé à révéler qu’après une
longue maturation. L’expérience relatée dans les trois
récits, et en particulier le troisième (L’Inavouable) qui
nous concerne ici, est une expérience humaine qui interpelle
chacun de nous, même si elle puise dans des
événements intimes.
On peut lire L’Inavouable
indépendamment des deux premiers récits de la trilogie ;
mais si on les lit ensemble, on constate des relations, croisements et
renvois en contrepoints d’un texte à l’autre. On comprend
rétrospectivement l’ensemble des trois à la lecture du
dernier : il me semble que la problématique centrale de L’Inavouable
explique l’importance accordée à l’enfance dans les trois
œuvres : la résurrection de l’enfance vécue par le
narrateur à Marrakech (sujet central de L’Esplanade des saints et Cie)
ou l’hymne à la mère à la suite de son
décès, qui traduit l’attachement filial profond
vécu dans la nostalgie et le deuil (question essentielle dans: À Corps perdu) trouvent leur explication dans les souffrances vécues par Mamoun, personnage principal de L’Inavouable,
du fait de la privation et l’arrachement de ses enfants par la
conjointe étrangère : comme si la frustration
terriblement vécue par la perte de ses enfants explique ce
retour sur sa propre enfance, l’une rendant la résurrection de
l’autre nécessaire comme pour combler le vide d’une existence
avortée.
L’Inavouable est le ferment d’un véritable « roman
familial » (en trois récits) d’un personnage qui
rate, malgré lui, un projet de vécu familial. Pour le
narrateur, la réalisation du récit de sa propre enfance
devient une compensation à l’échec d’une autre enfance :
celle de la vie avec ses enfants, avortée par l’acte monstrueux
de la conjointe. L’œuvre littéraire accomplie compense une
réalité catastrophique, d’où
l’intérêt de la question traitée et
l’originalité de son expression.
En effet, dans sa problématique, comme dans son écriture
générique et stylistique, ce dernier volet de la trilogie
est une œuvre singulière qui demande une analyse approfondie.
Pour laisser au lecteur le soin de découvrir lui-même les
détails de la richesse et l’originalité de cette œuvre,
on ne se limitera ici qu’à quelques points émergents qui
m’ont paru donner une vue générale de l’apport de cette
œuvre au domaine littéraire maghrébin.
Sur le plan thématique, la question centrale,
profondément tragique, est la suivante : que devient-on quand on
doit subitement affronter un problème dramatique imprévu
relevant de l’intime, ici l’enlèvement à jamais de ses
enfants par sa propre épouse pour un pays étranger, sans
possibilité de les rejoindre ? Se résigner à
accepter la perte de ses enfants sans pouvoir les revoir, tel est le
cauchemar que subit Mamoun, et que le narrateur chevillé
à son personnage, nous fait vivre de l’intérieur dans son
avènement immédiat, inattendu, brutal, au retour d’un
long voyage passé à l’étranger. Outre le choix
d’une écriture incisive et violente sur laquelle on reviendra
rapidement un peu plus loin, L’Inavouable se construit dans une trame
serrée de 11 chapitres où les événements
s’enchaînent, accentuant chacun le tragique de l’histoire,
pour rendre compte de l’effondrement d’un être qui frôle la
folie et est attiré par le suicide. De bout en bout,
l’atmosphère est sombre : le premier chapitre montre Mamoun dans
l’avion de retour, déjà dans un sentiment
prémonitoire du tragique (l’avion est comparé à un
« caveau »), et le dernier se termine par la mort du
père et la scène du cimetière. Entre le premier
chapitre et le dernier, les autres se suivent dans une tension continue
en crescendo, « jusqu’au bout de la perte » (p. 118). De ce
point de vue, L’Inavouable se distingue des deux premiers récits
de M. Loakira qu’il a conçus davantage comme un ensemble
éclaté de souvenirs de scènes, de portraits,
d’anecdotes, de réflexions, saisissants en
eux-mêmes, mais qui font moins « histoire » :
L’inavouable est en revanche orienté du début à la
fin par la même problématique dramatique dans une
progression poignante, ce qui rapproche ce « récit »
d’un véritable roman : le tout, dans une concision de temps, de
réduction d’espace et de concentration sur la conscience
aiguë d’un personnage : conditions capitales pour la
création d’un texte tragique.
Ce qui fait de ce texte un « roman
», c’est aussi la variété des tons, comme une
modulation musicale ou une gamme de nuances de couleur, d’un même
sujet obsédant et terrifiant : si la dimension du tragique est
dominante, émergent néanmoins fugacement par moments, des
éclats de lumière qui permettent l’espoir de la
résurrection au-delà de ce monde kafkaïen où
le désordre interne et la terreur externe (des «
années de plomb ») laminent Mamoun jusqu’à la
« dislocation ». Ces lueurs sont possibles avant tout par
la force de caractère d’un homme qui fait preuve d’une grande
lucidité par l’ironie, la dérision,
l’autodérision, le mono-dialogue, et le désir de vivre
par un imaginaire fécond et une résistance farouche
à l’adversité. A cela s’ajoute le souvenir fugitif des
instantanées du vécu avec ses enfants (« Les
Diablotins »). Mais c’est aussi, les éclairs
d’humanité de quelques êtres marginaux qui contrastent
avec les autres (y compris ceux qu’il croit si proches mais qui dans la
déchéance ne se montrent pas à la hauteur de
l’événement) : la solidarité et la
présence, il les trouve auprès de Namous, le concierge,
et les deux voisines qui le protègent à distance (Pain
sec et Ma Duval Bis, dont le nom renvoie à des allusions
personnelles et littéraires) : personnages hauts en couleur qui
symbolisent la complexité de l’humain capable du pire comme du
meilleur. Le « récit
» finirait dans un dénouement sinistre s’il n’y avait pas
cette scène finale de la petite fille jouant au cimetière
qui demande à Mamoun effondré : « Veux-tu
être mon papa ? » (P. 158), c’est alors que « demeure la promesse et l’attente de l’éternité
» (p. 158) : phrase qui met fin au récit, dans un espoir
de retrouvailles des siens et/ou d’acceptation d’un destin fait de
sagesse et de sérénité apaisante.
Pour revenir à l’aspect formel de L’Inavouable, ce texte, est comme les deux autres, conçu comme un « récit
».
Le choix générique est certes largement
judicieux, car nulle part M. Loakira n’a autant exercé ses
qualités de prosateur narrateur. Dans cette histoire de
désordre et de désastre personnels, le récit
est, comme l’a montré P. Ricoeur, la forme artistique qui
permet de créer un « monde habitable » dans un
univers réel ici totalement déboussolant. Dans son
ambiguïté (autobiographie à la 3ème personne,
fiction autobiographique ou fiction romanesque ?), la
dénomination « récit
» a l’avantage de laisser à chaque lecteur, selon les
liens et les affinités qu’il a avec l’auteur ou l’œuvre, de le
recevoir comme il lui convient. Mais il est clair que le texte de ce
« récit »
est écrit selon un mode énonciatif qui fait appel
quasiment au seul « discours » (versus « récit
») au sens de Benveniste (à part quelques excursus qui
font appel à une mise en retrait imaginaire ou mémoriel
signifiante), ce qui crée une implication constante d’une part
du narrateur (auteur ?) avec son personnage, et d’autre part d’une
relation étroite entre l’auteur et le lecteur comme s’il
s’agissait d’un journal intime viscéral (réel ou
fictionnel) dont l’aveu ne peut qu’être partagé dans
l’intimité : d’emblée par l’emploi des temps du «
discours » (en particulier du présent de l’indicatif), du
« discours indirect libre » dominant, et d’une syntaxe
d’énoncés bruts comme spontanément livrés
« au tout venant », l’ensemble des instances narratives
(auteur, narrateur, personnage, lecteur) se trouvent impliqués
dans une même histoire qui donne l’impression d’être
à la fois racontée en même temps que vécue.
L’écrivain a su, dans sa maîtrise élégante
et ludique de la langue française, trouvé un style
nouveau parfaitement adapté à une telle expérience
de descente aux enfers, fugitivement traversée par des
éclairs de lumière : lui, qui connaît de longue
date toutes les subtilités de la langue en tant que
poète, sait que la langue est chaque fois une création
nouvelle de l’esthète écrivain, que chaque
expérience d’une telle intensité vécue peut nous
révéler une langue singulière où le lecteur
féru du correctement linguistique et grammatical se trouve
dépaysé. En revanche, tout lecteur capté par la
part de vérité (et de mensonge ludique) de ce texte
trouvera son compte et aimera à lire et relire une prose qui
évoque les grands textes littéraires marquants où
oralité personnelle et écriture originale fusionnent pour
créer le style propre à chaque écrivain. Chez M.
Loakira, cette « oralittérature » (fruit d’un brassage d’une langue
française intériorisée dans ses différents
niveaux et registres, écrite et orale, et d’une langue
maternelle vivante, orale et écrite), crée l’idiome de
l’écrivain. Bien sûr, ce style pourrait évoquer les
réminiscences de lectures d’autres écrivains marquant de
cette « oralittérature » : on pense tout de suite
à Céline, mais dont la langue maternelle est
différente et l’écriture donc ne peut être qu’autre
malgré les apparences ; celles d’écrivains
maghrébins qui sont proches dans le contexte culturel : tels que
Kateb Yacine ou M. Khair-Eddine. Mais la force de leur écriture
est davantage conçue comme arme de « guérilla
» pour exprimer la révolte de l’opprimé contre les
langages dominants. L’écriture de M. Loakira fait songer,
jusqu’à un certain seuil, davantage à celle de
D.Chraïbi, dans son expression intime et
viscérale. Mais si le texte de ce dernier est
travaillé par le jeu inter-français et inter-arabe des
deux langues réunies, dans leur énonciation orale et
écrite, pour subvertir lui aussi les codes dominants de
l’écriture littéraire normée, chez M. Loakira, l’
«oralittérature » est une condensation entre la
langue « idiosyncratique » du poète, agencée
à la spontanéité fougueuse et vibrante d’une
parole brute arrachée à la nuit pour rendre, dans le vif,
l’expérience d’une épreuve mortifère, dans une
sorte d’exorcisation cathartique (l’entrée de l’expression
maternelle et populaire est présente, certes, mais de
surcroît, non dans une visibilité insistante comme chez
des écrivains comme T. Ben Jelloun ou A. Serhane).
Rarement texte n’a pu se
faire « livre » au sens étymologique pluriel du
terme (liber) : à savoir libérer une parole pour
affranchir un drame invivable qui mène au chaos, comme cette
pellicule entre l’arbre et l’écorce à soustraire pour le
laisser respirer ; libérer l’enfant (autre sens du mot) perdu
par le rapt ; libérer des fantômes qui hantent l’existence
comme on libère le parfum d’un vin (je remercie Meysa Bey de
m’avoir rappelé ce dernier sens du mot lors d’une récente
rencontre), tel que certaines pages de L’Inavouable d’ailleurs
l’illustrent avec gaieté et amertume.
Ce « livre » a été voulu comme prise de vue
instantanée sur le vif d’un moment de crise aiguë, d’une
déchéance parsemée par d’infimes filets de
lumière : il a été conçu probablement pour
crever l’abcès d’une souffrance intime qu’il fallait
extérioriser pour que la vie revienne dans la « promesse
» et la sérénité. On ne saura ni les raisons
de l’acte féminin monstrueux, ni celui, réparateur de
celle, possible, qui contribue à rendre l’œuvre
réalisable, cicatrisant la blessure et rendant la vie
paisible et sereine. On restera avec nos interrogations de lecteur, et
le narrateur, et l’écrivain, avec leurs secrets