Hommage au Prix Nobel de Littérature 2014
L'herbe des nuits, Patrick Modiano (Gallimard 2012)

Ne lisons-nous pas toujours le même roman quand
nous lisons Modiano? Comme si nous avions arrêté
à un quelconque chapitre à un moment et que nous
poursuivions notre lecture quelques mois voire quelques années
plus tard retrouvant dans l'immédiateté de la lecture la
même musique reconnaissable entre toutes, un air, une
mélodie uniques : une phrase de Modiano comme on dirait en
entendant juste les premières notes d'un morceau: c'est du
Satie, en étant sûr de ne pas se tromper.
Il est tel qu'en lui-même.
Des rues, des cafés, des silhouettes.
Paris,
un pavillon de banlieue, de l'amour en mineur (secrètement
profond, inoubliable), des notes restées dans un carnet noir
comme des graffiti recopiés qui auraient saisi quelque chose
d'un monde aboli, d'un temps disparu, et jusqu'au manuscrit
oublié à la campagne et jusqu'au dossier d'un policier au
sujet de la drôle de fille qu'était Dannie, aussi
insaisissable et déroutante que le manuscrit et que le milieu
louche qu'elle fréquentait et dont le narrateur n'était
qu'un témoin inoffensif, innocent, indulgent et hagard.
Le
passé se dérobe, il échappe, il n'est pas
restituable, sauf à rencontrer par hasard au détour d'une
rue (car qui ne sait pas qu'on marche et déambule dans les
romans de Modiano!) la preuve qu'il y a bien eu tous ces gens
tournoyant autour de cette jeune femme probablement meurtrière
et probablement morte. Mais les traces matérielles de son
existence et de sa présence dans tel lieu de Paris est aussi
floue, indéterminée et soluble dans l'air que la
fumée d'une cigarette, que l'évaporation d'un verre de
Cointreau ou de celle d'un rêve.
Vivre, ressasser le passé, rêver, marcher
dans Paris de quartier en quartier, dans ce Paris d'aujourd'hui qui par
bien des aspects a fait disparaître le Paris des années
soixante justement à la manière où
s'écroulent les rêves.
Même s'ennuyer dans les romans de Modiano
n'altère pas le charme, n'altère pas la force
nostalgique, n'altère pas la magie. On est dans un rythme qui
vous prend, un rythme de marcheur halluciné, qui voit ou qui
poursuit des fantômes, des voix, des pas, des tournures d'esprit
(ou d'âme).
Le
narrateur est comme une éponge que l'on presse pour faire
resurgir, presque à la Manière de Proust un univers
dans des volutes de fumée, mais il le fait en mineur et par
temps de brouillard ou comme sous l'effet d'une drogue : l’herbe des
nuits ou d'un alcool.
J'aime
chez Modiano ce chuchotement, ce ressassement sans fin, cette obsession
du passé, ces personnages toujours seulement
esquissés, non parce qu'ils surgissent d'un passé
incertain, mais parce que le narrateur ne les a perçus
qu'à travers un verre dépoli et dans une acuité
équivoque, comme en arrière-plan et recouverts d'un voile
d'une consistance opaque et borgne.
En
tout cas L'herbe des nuits traduit excellemment les
thèmes récurrents de l'écrivain et nous plonge
avec délices dans un univers onirique, nocturne et interlope.
« Je ne voyais plus très bien la
différence entre le passé et le présent.
J'avais atteint les Gobelins. Depuis ma jeunesse –
et même mon enfance - je n'avais fait que marcher, et
toujours dans les mêmes rues, si bien que le temps était
devenu transparent. »
Dominique Zinenberg
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Modiano-Prix Nobel 2014
L'herbe
des nuits
de Patrick Modiano
présenté par Dominique Zinenberg
novembre 2014
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