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UN ALLER
POUR LES ORAISONS TARDIVES

Commémoration intime
du 70e anniversaire de la mort de Fernando Pessoa

par Teri Alves

 

 


Ecrire un article ayant pour sujet Fernando Pessoa, citoyen lisboète du style plutôt émérite, en vue de le publier sur un site consacré aux écritures francophones, relève d'un exercice de suffisamment haute voltige pour réfléchir à sept ou huit fois avant de s'y mettre avec tout le sérieux que requiert l'entreprise. Une réflexion digne de ce nom, selon ma façon de considérer les choses, s'étendant généralement sur plusieurs jours, imaginez sept ou huit de ces cogitations qui s'enchaînent et débordent, ce n'est pas rare, sur les nuits et par là mon précieux temps de sommeil, vous commencerez à vous faire une première idée sur le nombre d'heures passées au seul fourbissement des quelques armes à ma disposition (parmi lesquelles quelques bonnes bouteilles de porto, achetées chez mon fournisseur officiel en France, pour être très peu originalement dans l'ambiance adéquate, et de façon plus pragmatique éclaircir les idées).

A dire vrai, j'aurais bien laissé mûrir la chose encore quelques semaines, mais l'histoire veut que Pessoa ait, dans un dernier souffle, demandé ses lunettes le 30 novembre de l'an funeste 1935, soit il y a soixante-dix ans. Et alors que le Portugal, ce pays où les poètes jouissent d'un crédit peu commun, s'apprête à commémorer cet anniversaire, l'heure est venue pour moi d'entrer, à la hussarde, dans le vif du sujet. En admettant qu'1h19 en plein mois de novembre, quelques verres déjà promptement vidés, s'avère le moment précis d'entrer dans ledit vif du sujet...

Je ne peux commencer sans me souvenir des circonstances assez floues de ma découverte de Pessoa. A cette époque, il n'y a qu'après tout quelques années, j'avais une regrettable tendance à me détourner de tout auteur bénéficiant d'une trop conséquente unanimité, mon approche de la poésie n'était pas calibrée pour encaisser trop lourde charge de brillant. Et le Fernando, au Portugal, fait partie de ces intouchables qu'on n'imagine ô grand dieu pas remettre en cause, et aujourd'hui moi-même, après l'avoir lu et relu, ne pourrais concevoir sans un lourd arsenal de mauvaise foi la moindre tentative d'ébranler son socle.
Découvrir Pessoa, donc, n'aurait pu se faire sans l'heureuse et désintéressée intervention du hasard. Je n'avais jamais entendu parler d'hétéronymes, j'ignorais jusqu'à l'existence de ce mot, et quand je me suis retrouvé à lire les poèmes du « Gardeur de troupeaux [1] » par Alberto Caeiro, ce dernier n'était pas plus, dans mon esprit, qu'une connaissance de Pessoa - à partir de ce jour-là j'ai rompu avec mon habitude de ne pas lire les préfaces des recueils de poésie - et j'étais encore bien plus loin d'imaginer que l'écriture de ces poèmes s'était déroulée d'une traite, en cette fameuse nuit du 8 mars 1914, que Pessoa lui-même a toujours considérée comme le moment triomphal de sa vie. Debout, devant une haute commode, écrivant cette trentaine de poèmes dans un état d'extase telle qu'il a tout de suite attribué ces textes à son maître Alberto Caeiro, surgi pour l'occasion. On ne sait trop d'où. Etrange tout de même…s'il m'arrivait un jour de connaître pareille frénésie d'écriture incontrôlée, miraculeuse, je m'empresserais d'y coller mes nom, prénom, sexe, date de naissance, numéro de sécu et convoquer aussitôt toute une batterie de notaires pour bénéficier de la bienveillance de la loi sur la propriété intellectuelle. Et c'est sans doute pour cette raison plus que toute autre que j'éprouve un sincère respect envers « o senhor Fernando Pessoa », cette capacité à s'effacer devant l'œuvre, en l'attribuant à l'un ou l'autre des hétéronymes apparus à la suite de Caeiro, comme Alvaro de Campos, Ricardo Reis, ou Bernardo Soares, pour ne citer que les plus célèbres. L'idée commune veut que les hétéronymes représentent chacun une facette de la personnalité artistique de leur géniteur, mais je soupçonne Pessoa d'avoir été réellement convaincu de leur existence propre - je ne serais d'ailleurs pas étonné s'il s'en avérait être le cas - allant jusqu'à écrire leur biographie, entre autres choses. Parmi les autres choses en question, on pourrait conter comment l'hétéronyme Alvaro de Campos s'immisça dans la relation amoureuse entre Pessoa et sa fiancée Ophelia Queiros [2], allant même jusqu'à provoquer leur rupture. Voilà de drôles de façons, n'est-ce pas…

 

Quelques mois plus tard…

C'était une fin d'après-midi, peut-être un soir, en hiver allez savoir. Que pouvais-je bien foutre à la bibliothèque de Montpellier à cette heure, moi qui ne fréquente jamais ce genre d'endroit à la nuit tombée (rapport plus ou moins lointain à l'esprit des auteurs morts, je ne me sens pas de force à soutenir quelque chose du genre l'apparition du fantôme de François Mauriac) ? L'habitude des jours ayant eu raison de ma vigilance, peut-être.
Bon, l'éclairage était une petite merveille du genre, alors pourquoi pas feuilleter nonchalamment quelques livres, histoire de rentabiliser le déplacement.
Mon choix se porta sur le livre de l'intranquillité [3], par Bernardo Soares, l'hétéronyme traditionnellement considéré comme le plus ressemblant à Pessoa lui-même. Après tout, je ne l'avais pas relu depuis « le Gardeur de troupeaux », même si je m'étais depuis lors copieusement documenté à son sujet. Je pris place sur l'un des sièges vides, face à la baie vitrée qui donne sur la rue et le passage bleuté des tramways municipaux. La suite est, comme tout ce qui est dit ici, le rapport exact des faits tels qu'ils se sont déroulés.
Le geste est d'une incurable et quasi pathologique habitude, je pourrais le faire malgré le plus lourd des sommeils jamais répertoriés : après avoir caressé la tranche du livre avec la paume de ma main (de façon exagérément cérémonieuse) j'ai, d'un mouvement qui demande une parfaite coordination des deux pouces, ouvert le livre au hasard - encore le hasard - et commencé à lire le passage p.78, fragment n°49 :

   Mon isolement m'a façonné à son image et à sa ressemblance. La présence d'une autre personne - même d'une seule - entrave aussitôt ma pensée et, tandis que pour un homme normal le contact avec autrui est un stimulant pour son expression et son discours, ce contact, chez moi, est un antistimulant - si toutefois ce mot forgé de toutes pièces est jugé recevable par la langue. Je suis tout à fait capable, en tête en tête avec moi-même, d'imaginer d'innombrables traits d'esprit, de promptes réparties à des phrases que personne n'a prononcées, fulgurations d'une sociabilité intelligente sans personne à la ronde ; mais tout cela s'évanouit dès que je me trouve en présence d'une personne physique ; je perds toute intelligence, je ne peux plus dire un mot et, en moins d'une petite heure, je tombe de sommeil. Oui, parler avec les gens me donne envie de dormir. Seuls mes amis imaginaires, appartenant à un monde spectral, seuls les entretiens se déroulant en rêve possèdent pour moi une réalité véritable et un juste relief, et l'esprit se trouve aussi présent en eux qu'une image dans un miroir.
   Je répugne d'ailleurs à la seule idée de me voir contraint au contact avec d'autres gens. Une simple invitation à dîner avec un ami me cause une angoisse difficile à définir. L'idée d'une obligation sociale, quelle qu'elle soit - aller à un enterrement, traiter avec quelqu'un d'un problème du bureau, attendre à la gare une personne quelconque, connue ou inconnue -, cette seule idée me gâche les pensées de toute une journée (et parfois même de la veille), je dors mal, et la chose réelle, quand elle se produit, se révèle totalement insignifiante, ne justifie en rien mon appréhension, mais la même histoire se répète sans cesse, et je n'apprends jamais à apprendre.
   « Mes mœurs sont celles de la solitude, et non point des hommes » ; je ne sais qui a dit cela, Rousseau ou Senancour. Mais c'est un esprit du même genre que le mien - à défaut, peut-être, d'être de la même race
[4].

J'aurais dû comprendre dès la première phrase dans quelle bizarrerie je mettais les pieds - « mon isolement m'a façonné à son image et à sa ressemblance » - au lieu de me contenter de l'une de ces pensées subtiles dont mon cerveau a bien trop souvent le secret : c'est marrant, on dirait moi. Je ne l'ignorais que pour une poignée de secondes encore, mais j'avais pénétré dans ce qui allait s'avérer très vite et d'infiniment loin ma plus étrange, ma plus forte, ma plus excessivement puissante émotion de lecture.
Au début, une vague impression de déjà vu se matérialisa et s'étendit sous la totalité de ma chair orteils compris, se transforma en quelque malaise. Le trouble s'accentua, quelque chose était en train de se passer qu'il m'était impossible de juguler. Au fur et à mesure que les lignes défilaient, les mots petit à petit disparurent et laissèrent place à un frémissement informe. Le frémissement prit les contours d'une voix sourde, et à l'instant où je pris conscience que tout ce qui était écrit là n'était rien moins que la plus exacte, la plus intime et inavouable représentation de moi-même, la voix s'éclaircit soudain et chuchotante me lut le reste du passage. C'était lui, Fernando. Je me retournai très soudainement, m'attendant à le voir penché sur mon épaule et préparant de fait un hurlement d'horreur (celui des films, classique), mais il faut croire que je n'ai pas encore atteint le seuil de démence convenable pour ce genre de vision et je ne vis personne. En reposant les yeux sur la page, la voix recommença à lire. Je n'avais pourtant rien bu ni fumé qui aurait pu favoriser ça, Fernando Pessoa en train de me lire un fragment du livre de l'intranquillité, dans un français impeccable, avec une curieuse pointe d'accent méditerranéen, de surcroît. Je ressentais ce que j'appellerais dans un souci constant, vicieux, de la métaphore grotesque « un effroi serein », comment pouvait-il à ce point me connaître, me décrire si minutieusement (j'en suis même arrivé à penser à toutes ces foutues thèses de vies antérieures, allais-je devoir me faire administrer une hypnose dans les règles de l'art ?). Ces lignes semblaient me répéter « je sais qui tu es, tu ne peux pas me la faire à moi, je ne suis pas dupe de tes multiples masques ». Je ne pus me contenir et me suis soudain entendu hurler intérieurement : « Retires ce miroir que tu as tracé sur la page, Fernando, avant que je vienne te botter le cul rua dos Douradores, Lisbonne, pour te faire passer l'envie de pénétrer sans vergogne les aires privées de ma petite personne ! », intérieurement je ne pourrais l'affirmer, si j'en juge l'expression peu rassurée qui s'était dessinée sur le visage d'un lecteur assis non loin de moi. Heureux les pauvres qui n'ont connu le mimétisme...
Absolument rien d'étonnant à ce que la dernière phrase du fragment en question vint enfoncer le clou : « Mais c'est un esprit du même genre que le mien - à défaut, peut-être, d'être de la même race » et me plonger dans un état proche de ces instants qui suivent la réception d'un uppercut asséné par le champion du monde poids lourds en titre. Toute cette scène ne dura peut-être pas plus d'une minute, puis l'adrénaline s'estompant laissa place ensuite à une immense allégresse, et même une putain de béatitude sans blague. Je ne pouvais me défaire de la conviction que ces lignes avaient été écrites dans le seul but de me parvenir un jour. Après tout, Pessoa, dans sa clairvoyance, avait dû sentir qu'au début d'un nouveau siècle il ramènerait sa voix d'entre les morts pour celui qui en vaudrait l'honneur, j'ai nommé l'illustre auteur de ces lignes.
Je ne pus faire autrement qu'emprunter le livre, avec néanmoins la ferme et naïve intention d'aller l'enterrer, après l'avoir lu, en plein milieu de la Lozère non sans l'avoir au préalable réduit en miettes, intention qui irait se renforçant au fur et à mesure des pages que je lirais. Car tout le bouquin est ma confession, ce qu'on y voit briller n'est autre que mon reflet le plus abominablement clair. Extrêmement troublant, mais très pratique, car si j'avais un jour la faiblesse de pousser la lourde porte en bois d'un de ces psys de campagne, il me suffirait d'emmener le livre avec moi, le jeter sur le divan et m'adresser au membre du clan Hippocrate : « allongez vous, docteur, mettez-vous à l'aise, voici le Livre de l'intranquillité, lisez-le, faites votre analyse, je vous paie puis on n'en parle plus, salut ».
Finalement j'ai rapporté le livre, l'argument des pénalités de retard se révélant d'une redoutable efficacité au vu de ma situation financière d'alors, plus que dangereusement précaire. Depuis ce jour, dès que je passe à la bibliothèque, je jette un œil au rayon littérature portugaise, et maudit tous les voyeurs de la création lorsque le livre de l'intranquillité ne s'y trouve pas. Je pousse parfois la plaisanterie jusqu'à rougir. Calamiteusement théâtrale comme attitude.

Il est tard, certainement bien trop, derrière mon écran où les volutes sinuent en brunissant, la fenêtre donne sur la nuit sombre et glacée d'étoiles. Quelques années ont passé, deux, trois ? Je n'ai jamais plus entendu la voix de Fernando, j'ai de toute façon déjà beaucoup à faire avec la mienne qui frôle souvent les limites acceptables du harcèlement. J'ai lu beaucoup de livres de Pessoa/Campos/Caeiro and co [5], et j'en lirais beaucoup d'autres, car la fameuse malle où ils entassaient leurs manuscrits regorge encore d'inédits, paraît-il. Et qui sait, peut-être, certains d'entre vous auront un jour la chance de percevoir au loin cette petite voix presque intimidée jusqu'à la sentir vibrer dans l'être, car là était sans doute l'un des grands talents de Pessoa, ce pouvoir d'aller explorer si profondément en soi qu'il finit par atteindre au sommital universel.

29 novembre 2005

[1] : éditions Poésie / Gallimard, 1987
[2] : Lettres à la fiancée, éditions Rivages poche, 1991
[3] : éditions Christian Bourgois, 1999
[4] : traduit du portugais par Françoise Laye
[5] : sur les hétéronymes : Une malle pleine de gens, par Antonio Tabucchi, éditions Christian Bourgois, 1992

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Le Gardeur de troupeaux, poème XVIII

Que ne suis-je la poussière du chemin,
les pauvres me foulant sous leurs pieds...

Que ne suis-je les fleuves qui coulent,
avec les lavandières sur ma berge...

Que ne suis-je les saules au bord du fleuve,
n'ayant que le ciel sur ma tête et l'eau à mes pieds...

Que ne suis-je l'âne du meunier,
lequel me battrait tout en ayant pour moi de l'affection...

Plutôt cela plutôt qu'être celui qui traverse l'existence
en regardant derrière soi et la peine au cœur...

 

Le Gardeur de troupeaux, poème XX

Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village,
mais le Tage n'est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,
parce que le Tage n'est pas la rivière qui traverse mon village.

Le Tage porte de grands navires
et à ce jour il y navigue encore,
pour ceux qui voient partout ce qui n'y est pas,
le souvenir des nefs anciennes.

Le Tage descend d'Espagne
et le Tage se jette dans la mer au Portugal.
Tout le monde sait ça.
Mais bien peu savent quelle est la rivière de mon village
et où elle va
et d'où elle vient.
Et par là même, parce qu'elle appartient à moins de monde,
elle est plus libre et plus grande, la rivière de mon village.

Par le Tage on va vers le monde.
Au-delà du Tage il y a l'Amérique
et la fortune pour ceux qui la trouvent.
Nul n'a jamais pensé à ce qui pouvait bien exister
au-delà de la rivière de mon village.

La rivière de mon village ne fait penser à rien.
Celui qui se trouve auprès d'elle est auprès d'elle, tout simplement.

 

Le Livre de l'intranquillité, fragment 164

   L'inaction console de tout. Ne pas agir nous donne tout. Imaginer est tout, pourvu que cela ne tende jamais à l'action. Personne ne peut être roi du monde autrement qu'en rêve. Et chacun de nous, s'il se connaît vraiment, désire être le roi du monde.
   Ne pas être, tout en pensant, c'est posséder un trône. Ne pas vouloir, tout en désirant, c'est recevoir la couronne. Nous possédons tout ce à quoi nous renonçons, parce que nous le conservons intact, en le rêvant éternellement à la lumière du soleil qui n'existe pas, ou de la lune qui ne peut exister.

 

Poème d'Alvaro de Campos

Ce froid si spécial des matins de voyage,
l'angoisse du départ, cette chair de poule,
qui part du cœur pour atteindre la peau,
qui pleure virtuellement malgré la joie.

 

Pour découvrir Fernando Pessoa et son œuvre :

Des extraits et une biographie sur le site des éditions José Corti

Biographie et bibliographie sur BiblioMonde

Sur le site du magazine littéraire, Pessoa et ses hétéronymes

Casa Fernando Pessoa





Par Teri Alves
pour francopolis
décembre  2005 




Créé le 1 mars 2002

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