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Bureau des Affaires Littéraires :

UNE CIVILISATION
DE TRANSPERCEURS D'HORIZONS
MENACERAIT LES DOGMES

à propos de la revue Possibilities

par Teri Alves


composition du titre par Jacques Villeglé


Ceux d'entre vous qui ont jeté un œil que j'espère bienveillant sur certains de mes articles précédents auront je n'en doute pas eu la clairvoyance de noter, hormis le lourd handicap que constitue pour moi le manque total de rigueur quant à l'utilisation des concordances de temps, une tendance effroyablement nette à tourner des heures autour du pot avant de traiter le sujet central. Et bien autant vous mettre tout de suite au parfum, il se peut fort que l'exception ne soit pas pour cette fois. Un conseil donc : procurez-vous, pour la somme incroyablement modique de 20€, la revue Possibilities et faites-vous une idée avec toute la guise nécessaire à votre confort, vous gagnerez du temps. Si vous êtes fauché, et bien soit, voici le chemin vers le bon paragraphe : veuillez vous donner la peine

De toute façon, l'existence de cette revue m'aurait été inconnue jusqu'au tombeau si ce que je vais faire longuement tourner autour du pot ne s'était pas passé.

Tout commence il y a environ un an, en pleine nuit. Une nuit semblable à celle durant laquelle j'écris actuellement, nuit de mai classique, suffisamment douce pour se permettre d'inhaler de grandes brassées d'air sans risquer la cure de Solutricine et le port de sa vieille robe de chambre à carreaux déglinguée par de longues années d'ignorance absolue en matière d'esthétique.
Petite sonnerie d'Outlook, nouveau message, nouvelle intrusion du monde de là dehors. Expéditeur : Malek Abbou [1]. Je remarque tout d'abord que ce n'est pas un nom classique pour un spammeur, trop éloigné d'une quelconque consonance anglophone très XXIth century, trop oriental, trop prompt à éveiller la méfiance dans un pays où le moindre excrément nostalgique du je l'espère dernier reich peut avoir la prétention d'atteindre le 2e tour d'une élection de portée nationale majeure. L'objet du mail ne comportant pas les mots « Viagra » « Pénis Enlargement » « Money » « Rolex » (vous ne croyez sérieusement pas m'appâter avec le seul prétexte du TEMPS ?!) « Atouts des carrières sanitaires et sociales », j'en conclus que la consultation de ce message ne présente pas de dangers potentiels immédiats pour mon ordinateur dont l'âge défie les lois les plus inviolables de l'informatique, et qui a de plus coutume de faire tarder le renouvellement de ses ordonnances pour la protection active et dite infaillible d'un anti-virus considéré par son concepteur lui-même comme l'un des plus efficaces sur le marché.

Une première lecture rapide du message, comme à mon habitude, afin de savoir plus ou moins ce qu'on peut bien me vouloir à ce stade profond de la nuit où de gros contingents d'alcools divers traînent souvent parmi mes globules transis d'effroi, éveille un début d'intrigue. L'énumération de quelques titres de mes poèmes, certains relativement anciens, tous à peu près également navrants, ébranle toutes mes certitudes relatives à l'intérêt inexistant de ce que j'ai l'effronterie d'écrire, mais indique surtout que l'auteur de ce message s'adresse à moi précisément, ce que peut très difficilement soutenir tout individu un minimum porté sur la phobie sociale. A ce moment précis de l'histoire je suis à deux doigts de jeter le mail dans la corbeille, il peut s'agir après tout d'une nouvelle génération de spam, un genre de version 2.0 si vous êtes versés dans les métaphores up-to-date, il y a certainement de petits génies de l'informatique qui se morfondent dans les bureaux de la Silicon Valley et qui n'ont trouvé d'autre passe-temps que la mise au point de nouvelles techniques extrêmement pointues en matière de mails non désirés, basées sur une connaissance accrue de chaque internaute de la planète certainement acquise au moyen d'une tendance malsaine au voyeurisme relevant de la plus lourde des psychiatries.
Malek Abbou poursuit en me parlant de Matthieu Messagier (si vous suivez, vous n'ignorez pas que Messagier est pour moi ce qui se fait de mieux dans l'industrie de l'idole), m'affirmant être à la veille d'un départ pour le moulin de l'Icône himself, et me proposant, je rêve, d'emporter quelques uns de mes textes afin de les lui faire lire… Passée la première réaction instinctive, immédiate, incontrôlable : un fou rire peu gracieusement bruyant dans les plus pures règles de l'art à l'idée que quelque chose ayant un rapport quelconque avec mon insigne personne puisse franchir les frontières du pays de Trêlles sans être immédiatement reconduit hors du territoire par les autorités poétiques compétentes, je me persuade de l'évidente supercherie et de fait parviens à m'apaiser suffisamment pour rédiger une réponse dans laquelle je déclare en substance être très flatté par cette proposition que bien évidemment j'accepte (tiens et pendant que tu y es rapporte-moi quelques échantillons d'obranelles, puisque t'es si malin !).
Inutile de vous dire que lorsque preuve irréfutable fut faite que Matthieu Messagier avait effectivement lu mes textes en s'abstenant, de façon très élégamment princière, d'émettre le moindre commentaire, j'ai durant de longs jours songé très sérieusement à m'exiler pour l'Uruguay et y changer d'identité. Finie la très hypothétique carrière dans les lettres… Court-circuitée. Condamné à devenir l'un des nombreux signataires du « Manifeste alcoolique aux grands verres de prune » qui croupissent dans l'ignorance en fixant la partie émergée des glaçons au fond de leur verre de Jack Daniel's afin d'y trouver l'étincelle…

C'est pendant l'échange qui a suivi avec Malek Abbou, dès son retour de Trêlles (ce n'est pas sur les cartes, ne cherchez pas, et il n'existe qu'un seul et très épais guide touristique, ayant pour titre « Orant » [2]), que celui-ci me fit part d'une nouvelle revue dédiée à la littérature, aux arts et à la poésie, encore en gestation et dont le premier numéro devrait paraître quelques mois plus tard. Un examen rapide du site de ladite revue me renseigne déjà sur le sommaire, je remarque certaines connaissances, outre Malek et Matthieu (à ce stade de l'article, l'usage m'autorise à les désigner par leur seul prénom, les diminutifs sont peut-être pour plus tard, le tutoiement commence à doucement démanger) apparaissent Alain Jouffroy [3], Lucas Hees [4] ou encore Nicola Sornaga [5]. Cinq noms et en ce qui me concerne cinq raisons suffisantes pour commencer dès lors à grossièrement courtiser les impatiences. Je vous fais grâce des longs mois qui ont précédé la sortie effective de la revue, à moins que le séjour dans un trou perdu du Portugal bien profond soit susceptible d'éveiller en vous un léger remous d'enthousiasme, ou que le récit des périodes de profonde dépression vous allume une lueur vicieusement aiguë dans le regard.

Passée la stupéfaction initiale provoquée par les dimensions peu ordinaires de la revue, je m'attarde sur les quelques lignes de présentation imprimées en quatrième de couverture : « Une parution indépendante, bi-annuelle, et son complément numérique en ligne. Un principe de contradiction et une volonté de discernement. Un parti-pris unique : celui du langage et de l'imprévisible. Une confiance faite aux individus, à leurs capacités d'exception pour dégager l'horizon d'une sensibilité nouvelle, pour en tracer les lignes de gravité et de célérité fluides. » Si tu n'ouvres pas la revue après avoir lu ça, me dis-je, cela constituera la violation la plus infâme de tous tes foutus principes. De fait, j'ai longtemps espéré trouver une publication qui annoncerait à ce point la couleur, de cette façon, avec ces mots.
A l'intérieur, chaque page est la promesse tenue de ce postulat initial, une volonté de défricher de nouveaux territoires et n'en pas sortir avant total épuisement des ressources.
C'est un texte de Malek Abbou, justement, qui ouvre les hostilités. Sous le titre « méchante ambiance » (téléchargeable ici), ces deux premières pages résonnent comme l'édito parfait. Comme un écho qui précéderait le cri. Sous les traits d'une nouvelle, c'est une réflexion sur l'art qui nous est proposée, on croit même y déceler les prémices d'un manifeste. L'art n'est pas l'acte de se conformer, c'est en tout cas ce que j'ai cru comprendre, car je vous dois la vérité, des passages entiers du texte me sont restés très obscurs. J'ai ressenti quelque chose qui allait m'accompagner durant toute la lecture de la revue, un immense regret d'avoir joué au cancre à l'école et ri au nez de mes parents dès qu'ils m'hurlaient « passe ton bac d'abord, branleur ».
Sur le point d'abandonner, en me disant que la revue Possibilities est manifestement incompatible avec tout lecteur titulaire d'un BEP de comptabilité, mention très bien, soit, mais BEP quand même, je tombe sur le carnet de route de Nicola Sornaga.

Il s'agit de fragments, écrits quelque mois avant le tournage de son film « le dernier des immobiles », que je n'ai jamais eu l'occasion de voir, bien que ma dévotion pour le héros du film eut mérité une petite projection privée, dans le cadre pittoresque de mon minuscule (je préfère le mot "intime") appart en presque ruines. Ces fragments donc, exposent ce qu'il peut bien se passer dans la tête d'un jeune réalisateur ayant entrepris de tourner un long métrage en confiant le rôle principal à un poète qu'il admire. Une prouesse pour moi qui est tombé malade à l'idée d'écrire une simple lettre à ce poète que j'admire aussi. Ça commence par le récit de sa découverte de Messagier, cette même émotion qui m'est tombée dessus après avoir lu « les chants tenses » [6], déniché à la bibliothèque, presque par hasard. Ces chants tenses que je rendais à la bibliothécaire avant de monter à l'étage du rayon poésie pour guetter l'employé chargé de remettre les livres rendus sur leur étagère, en feignant de feuilleter de parfois horribles recueils lorsque enfin ledit employé apparaissait avec à la main "mes" chants tenses. Le recueil bien à sa place je me précipitais pour l'y retirer aussitôt et l'emprunter à nouveau. Ce petit manège dura plusieurs mois, avant que je me décide enfin à acheter le livre pour de bon.
Nicola Sornaga poursuit avec des bribes de pensées, mêlées à des passages plus longs, plus développés, dessinant les premiers contours de son scénario. Entre les lignes, plus que l'admiration, c'est l'affection et le respect pour Matthieu qui transparaissent. Vient alors en moi le second sentiment qui ne me quittera plus jusqu'à la dernière page de Possibilities, une sensation de connivence, une vague et naïve impression d'avoir trouvé une terre d'accueil, une station où descendre et déballer sans trop de crainte ses valises.
C'est que toute la revue respire la liberté de création, l'insoumission aux règles prédéfinies, en substance tout acte de création est valable s'il vous appartient, s'il engage votre sincérité et prend source dans vos plus obscures profondeurs. Si Pablo Duran [7] et Malek savaient à quel point leur publication a résonné en moi, me donnant le courage qui me manquait pour faire fi de l'anonymat, de la solitude, et enfin oser entreprendre mon chemin où qu'il mène, ils éprouveraient je pense une sorte de sentiment du travail accompli, une juste récompense à la sueur versée.
Je pourrais vous parler encore longtemps des petits trésors que recèle Possibilities, comme ce poème de Mat' (je vous avais prévenu de l'arrivée des diminutifs) qui fait face aux superbes photographies en sols nocturnes de Valérie Rochet. Je pourrais vous raconter la découverte des poèmes de Christophe Béguin, l'uppercut de la revue en ce qui me concerne, des textes courts qui pénètrent insidieusement, renoncent à tout idée de confort pour aller frôler les intérieurs profonds, en ayant l'air de ne pas y toucher. Une forme de manifeste, encore, à la création d'une nouvelle civilisation. Une nouvelle civilisation qui constitue, comme me le disait récemment Mal', une problématique promise à d'autres développements, d'autres avancées. Le deuxième numéro de Possibilities devrait très certainement faire état de la progression des travaux d'implantation, entre autres choses qu'il m'est déjà insupportable d'attendre. Sinon, je pourrais aussi m'attarder sur le texte d'Alain Jouffroy, dont le titre « imaginons ce que nous ne pouvons encore penser » pourrait à lui seul résumer ce qu'est la revue Possibilities.

Je pourrais, et il y a tant de choses que j'oublie, mais l'édition de juin de Francopolis est déjà prête depuis fort longtemps, nous n'attendons plus que cet article, et j'ai largement abusé de la patience qui m'est accordée, comprenez-moi. De plus il est grand temps de conclure car la lumière de la page Word a entrepris de me transpercer en grandes pompes les globes oculaires, et il est suffisamment tard pour se permettre de croire que Bill Gates cherche ainsi à paramétrer certaines zones hautement influençables du cerveau.

Je conclus donc : une génération de jeunes pionniers est en train d'œuvrer pour notre bien à tous, sachez-le, rentrez-vous bien ça dans le crâne, leurs pelles et leurs pioches creuseront sans halte les horizons pour ouvrir la voie d'autres ciels. Croyez-moi vous les remercierez plus tard.

 

[1] : Metanoïa, de Malek Abbou, éd. Hachette
        
http://auteurs.arald.org/pages/Abbou1965.html

[2] : Orant, de Matthieu Messagier, éd. Christian Bourgois
        
http://www.christianbourgois-editeur.fr/auteurs/fiche-auteur.asp?num=271

[3] : C'est aujourd'hui toujours, d'Alain Jouffroy, éd. Poésie / Gallimard
        
http://noirsanssucre.vnunetblog.fr/bleudepaille/2005/12/alain_jouffroy_.html

[4] : Lucas Hees, Précis de dynamitage, anthologie électrique 1966-2001, éd. La différence
        
http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=22696

[5] : Le dernier des immobiles, réalisé par Nicola Sornaga.
        
http://www.cinemovies.fr/fiche_multimedia.php?IDfilm=4315

[6] : Les chants tenses, de Matthieu Messagier, éd. Flammarion

[7] : Le site de Pablo Duran : http://pabloduran.free.fr

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Le site de la revue Possibilities

Et le blog de la revue







Par Teri Alves
pour francopolis
Juin  2006 




Créé le 1 mars 2002

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