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  Marcel PROUST, Chardin et Rembrandt
Édition Le bruit du temps, 2009

par

Dominique Zinenberg


Proust n'a que 24 ans quand il écrit sans l'achever cet essai sur la peinture de Chardin et de Rembrandt.
Voir les œuvres qui restituent la vie, le quotidien, la beauté du trivial et le souffle vital qui auréolent et transcendent les natures mortes c'est, par un retournement, accorder un regard bienveillant à ces choses ordinaires qu'on risque de dédaigner dans la vie courante et dont on se détourne parfois avec dégoût.
L'art ferait aimer ce qu'on peut détester, ce qui rebute dans l'ordinaire des jours.

Mais pourquoi, grâce à l'art, ces choses banales (au mieux) abhorrées (au pire) permettent-elles de regarder d'un œil attendri, reconnaissant, apaisé ces aspects de la vie? Pourquoi cette table sur laquelle les reliefs d'un repas s’étalent sans plus réjouir et dont on voudrait ne plus rien savoir, fait-elle, paradoxalement, partie de la trame « des plaisirs et des jours » et en constitue, in fine, un fil d'Ariane donnant accès au souvenir et à la réminiscence?

L'art apporte cette prise de conscience que la beauté des choses ne vient pas d'elles mais de celui - artiste, écrivain - qui la dégage en peignant ou en écrivant. Cependant, l'émotion artistique comme le besoin esthétique ne suffisent pas pour devenir créateur. Swann est resté un esthète qui voit tout à travers le prisme de l'art et fige les gens, les choses en tableaux pour les apprécier. Le narrateur de " À la Recherche du temps perdu " fera le chemin inverse. L'art que constitue l'œuvre monumentale de Proust a puisé sa sève, sa force, sa puissance et sa magie dans la vie, dans le frémissement infime de toutes les choses humbles de la vie, du plus trivial au plus poétique, du plus temporel au plus immémorial, du plus contemporain au plus universel, de l'infime à la fresque, de l'héraldique aux bas-fonds. C'est la plongée en soi, aux confins du jour et de la nuit, dans l'intuition des explorations sensorielles vraies et subtiles plus que dans le déploiement intellectuel - tout sublime et énergique qu'il puisse être - que la capacité créatrice réside, même si cette base singulière de sensations, d'imprégnations, d'émotions et de sentiments est sous tendue par l'intelligence de la construction, de l'architecture, de la vision d'ensemble ainsi que par la somme d'œuvres littéraires, picturales, musicales, architecturales, philosophiques ... dont l'auteur s'est nourri.

L'inachèvement, dans ce court essai, concerne plutôt Rembrandt que Chardin. De Chardin, Proust évoque les natures mortes qui ramènent au sens du quotidien, du passage des heures, à cet agrégat de petites choses comme autant de facettes formant le kaléidoscope des journées ; il évoque également des scènes de la vie domestique et termine par l'autoportrait du peintre, homme vieillissant aux contours vaguement efféminés, à la contenance drôle, bonhomme, teintée de rose et d'humour.

Mais de Rembrandt, que dit-il si ce n'est le mystère (pictural, spirituel) de la lumière? Transcendance qui balaie tout et rendent magiques jusqu'aux ombres ... Enfermement du philosophe dans le labyrinthe d'une pensée qui monte comme une fumée : de cette nuit frémissante, secrète, ténébreuse, depuis cette chambre à l'écart qu'éclairent la lumière d'un feu bienveillant et ancillaire d'un côté, la lumière incandescente perçant d'une fenêtre de l'autre, se dégage le mystère du génie créateur.

Cette vision laisse le jeune écrivain dans un suspens sidérant qui serait comme un moment de vacuité préfigurant son propre isolement dans sa chambre de liège, juste éclairée par la fulgurance incommensurable de sa pensée et l'entassement par degrés de ses palimpsestes.


                                  
Chardin et Rembrandt de Marcel Proust
par Dominique Zinenberg
 Francopolis Février 2014

recherche Dana Shishmanian

Créé le 1 mars 2002

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