Proust n'a que 24 ans quand il écrit sans
l'achever cet essai sur la peinture de Chardin et de Rembrandt.
Voir
les œuvres qui restituent la vie, le quotidien, la beauté du
trivial et le souffle vital qui auréolent et transcendent les
natures mortes c'est, par un retournement, accorder un regard
bienveillant à ces choses ordinaires qu'on risque de
dédaigner dans la vie courante et dont on se détourne
parfois avec dégoût.
L'art
ferait aimer ce qu'on peut détester, ce qui rebute dans
l'ordinaire des jours.
Mais pourquoi, grâce à l'art, ces choses
banales (au mieux) abhorrées (au pire) permettent-elles de
regarder d'un œil attendri, reconnaissant, apaisé ces aspects de
la vie? Pourquoi cette table sur laquelle les reliefs d'un repas
s’étalent sans plus réjouir et dont on voudrait ne plus
rien savoir, fait-elle, paradoxalement, partie de la trame « des
plaisirs et des jours » et en constitue, in fine, un fil d'Ariane
donnant accès au souvenir et à la réminiscence?
L'art apporte cette prise de conscience que la
beauté des choses ne vient pas d'elles mais de celui - artiste,
écrivain - qui la dégage en peignant ou en
écrivant. Cependant, l'émotion artistique comme le besoin
esthétique ne suffisent pas pour devenir créateur. Swann
est resté un esthète qui voit tout à travers le
prisme de l'art et fige les gens, les choses en tableaux pour les
apprécier. Le narrateur de " À la Recherche du temps
perdu " fera le chemin inverse. L'art que constitue l'œuvre monumentale
de Proust a puisé sa sève, sa force, sa puissance et sa
magie dans la vie, dans le frémissement infime de toutes les
choses humbles de la vie, du plus trivial au plus poétique, du
plus temporel au plus immémorial, du plus contemporain au plus
universel, de l'infime à la fresque, de l'héraldique aux
bas-fonds. C'est la plongée en soi, aux confins du jour et de la
nuit, dans l'intuition des explorations sensorielles vraies et subtiles
plus que dans le déploiement intellectuel - tout sublime et
énergique qu'il puisse être - que la capacité
créatrice réside, même si cette base
singulière de sensations, d'imprégnations,
d'émotions et de sentiments est sous tendue par l'intelligence
de la construction, de l'architecture, de la vision d'ensemble ainsi
que par la somme d'œuvres littéraires, picturales, musicales,
architecturales, philosophiques ... dont l'auteur s'est nourri.
L'inachèvement, dans ce court essai, concerne
plutôt Rembrandt que Chardin. De Chardin, Proust évoque
les natures mortes qui ramènent au sens du quotidien, du passage
des heures, à cet agrégat de petites choses comme autant
de facettes formant le kaléidoscope des journées ; il
évoque également des scènes de la vie domestique
et termine par l'autoportrait du peintre, homme vieillissant aux
contours vaguement efféminés, à la contenance
drôle, bonhomme, teintée de rose et d'humour.
Mais de Rembrandt, que dit-il si ce n'est le
mystère (pictural, spirituel) de la lumière?
Transcendance qui balaie tout et rendent magiques jusqu'aux ombres ...
Enfermement du philosophe dans le labyrinthe d'une pensée qui
monte comme une fumée : de cette nuit frémissante,
secrète, ténébreuse, depuis cette chambre à
l'écart qu'éclairent la lumière d'un feu
bienveillant et ancillaire d'un côté, la lumière
incandescente perçant d'une fenêtre de l'autre, se
dégage le mystère du génie créateur.
Cette vision laisse le jeune écrivain dans un
suspens sidérant qui serait comme un moment de vacuité
préfigurant son propre isolement dans sa chambre de
liège, juste éclairée par la fulgurance
incommensurable de sa pensée et l'entassement par degrés
de ses palimpsestes.