Articles sur les poètes et la poésie francophones contemporains
&
Traductions en français de poètes du monde entier.
ACCUEIL



Le portrait du mois
Arthur Rimbaud, un passant considérable
par André Chenet



Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s’habiller,  travailler.
J’ai reçu au cœur le coup de grâce. Ah ! je ne l’avais pas prévu !

Arthur Rimbaud in « UNE SAISON EN ENFER »
Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.
Arthur Rimbaud in « ILLUMINATIONS »

Nous massacrerons les révoltes logiques.
                        Arthur Rimbaud in « ILLUMINATIONS »

        Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit.
Arthur Rimbaud in « UNE SAISON EN ENFER »


Aujourd’hui, plus d’un siècle après son fulgurant et éblouissant passage parmi nous, comment écrire quoi que ce soit de raisonnable sur Rimbaud qui nous a légué l’œuvre la plus explosive, la plus précipitée et la plus énigmatique que n’ait jamais connu la poésie ? Après lui, rien n’a plus été jamais pareil, il a rendu caduque  tout ce qui au nom de la poésie ne fait que représenter des formes, aussi élaborées et inventives soient-elles, ne visant finalement qu’à faire valoir leur auteur ou à implorer la reconnaissance d’un monde en manque d’imagination et d’affections, quand ce n’est pas pour faire montre de pure érudition… Du même coup, il a bousculé toute une tradition quasiment figée (à quelques exceptions près) depuis deux millénaires, renvoyant les grosses têtes gardiennes du savoir officiel dans les zones bien-pensantes de la littérature. Maîtres, professeurs, prêtres, versificateurs ampoulés, il les a tous giflés pour ne retenir que l’homme et sa quête contradictoire, désordonnée. Il a dissipé en deux temps trois mouvements toutes nos illusions quant au sens de la vie en ce qu’elle a de soi-disant de stable et de permanent ; en un tourne main magistral, il a écroulé l’édifice de cartes truquées sur lequel trônait l’art de plus en plus rigide du XIXème siècle, entre verbiage néo-classique et palmes académiques. Seul Baudelaire trouvait grâce à ses yeux, encore qu’il lui reprochait-il de vivre dans un milieu trop « artiste » et se méfiait-il de l’architecture impeccable de ses poèmes.

« Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulés les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! » In « Lettre du voyant »

À partir de ce météore vif-argent, la poésie accomplit non seulement un bond prodigieux mais s’expose à un retournement hallucinant qui la ramène aux incantations magiques des chamans, aux voyances vertigineuses des augures antiques, aux sources vivifiantes des langages prophétiques. Elle s’échappe ainsi des structures étriquées et plus ou moins gracieuses où les représentants rémunérés d'une culture stérile pensaient l'avoir reléguée, pressentant les dégâts qu’elle risquait d'occasionner au sein même des bastions académiques qu'ils contrôlaient. Arthur Rimbaud, pour qui la poésie ne consistait certainement pas à tresser des lauriers aux puissants de ce monde, n'eut de cesse de tourner en dérision les institutions garantes de l'ordre bourgeois hérité de 1794. Si la poésie devance l'action c'est justement parce qu'elle donne à chaque individu le  pouvoir  de se libérer des ghettos sociaux et psychologiques qui le prive de penser et d'imaginer et de vivre la "liberté libre". Cependant, il ne se faisait guère d'illusions, étant par trop conscient de l'état de dégradation dans lequel se trouvait déjà la société humaine à son époque:


            « Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de
            ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu en
            sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des
            apparences actuelles. 
In « ILLUMINATIONS »

Energie, magie, alchimie, révolte, catharsis, maïeutique, aube d’or, opéra, hubris, sorcellerie, nouvel amour, vision, parade, conte, enfance, chasse spirituelle, enfer et paradis…au-delà des mots la poésie est danse et transe, voyage à travers l’éternité et le temps.
           
           
« … Je m’en tairai : poètes et visionnaires seraient
            jaloux. Je suis mille fois le plus riche, soyons avare
            comme la mer.
» In « UNE SAISON EN ENFER »

Après avoir traversé la Commune à toute allure, bousculé les cénacles clos, connu les défaillances de l’amour « trop humain », Rimbaud a tout rejeté derrière lui, sans le moindre regret, pour inscrire sa course terrestre jusque dans les abîmes de soufre enflammé de la souffrance humaine ; et ne nous y trompons point, toutes les explications, les iconographies, tous les essais qui lui sont consacrés, malgré la ferveur dont ils sont imprégnés, resteront sans effet lorsqu’il s’agit d’appréhender le feu sacré qui l’a conduit à dépasser toutes les limites temporelles et morales de son époque. Par ailleurs, n’a-t-il pas pressé le fruit jusqu’à la dernière goutte, jusqu’à l’amertume insoutenable de la pulpe ? N’est-ce pas plutôt son courage et son « indomptabilité » qu’il conviendrait de révérer ? Il ne saurait être question d’essayer de le maintenir dans un réseau d’hypothèses toutes plus fallacieuses les unes que les autres, de le prendre dans nos réseaux psychologiques fragiles qui ne font que révéler notre impuissance dans les miroirs insaisissables qu’il met à notre portée. Aucun de ses secrets ne nous est caché, il dit tout, absolument tout, ses rêves, ses projets, son passé, son avenir et les nôtres par la même occasion, ses intentions, il ne manque pas non plus de nous préciser le lieu et la formule.

            « Quand nous sommes très fort, _ qui recule ? très
            gais, _ qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes
            très méchants, _ que ferait-on de nous ?
            Parez-vous, dansez, riez. _ Je ne pourrai jamais
            Envoyer l’Amour par la fenêtre. »  In « ILLUMINATIONS »


On ne s’approche pas de Rimbaud impunément (combien de jeunes gens en sont morts, quand ils n’ont pas été incarcérés dans un asile psychiatrique…). Lorsqu’il fait ses adieux au cirque tonitruant de l’Occident, il ne fait pas semblant, son rire intérieur brise définitivement tous les enchantements possibles, il lui reste vraiment « la réalité rugueuse à étreindre », c'est-à-dire à éprouver, éprouver dans sa totalité cette réalité telle qu’elle est, au-delà des concepts et idées que nous nous en faisons. Rimbaud n’a plus de temps à perdre parmi nous, sa vraie vie est ailleurs, qu’on se le dise. Négoces, trafics, gangrène, ceinture d’or, jambe coupée, sa traversée du désert devance le temps présent, il projette toujours ce que nous vivons de toute son éternité,
« étincelle d’or de la lumière nature ». Sa poésie jusqu’aux jours d’aujourd’hui n’a jamais été égalée, encore moins surpassée ; un demi siècle avant le Surréalisme, il avait déjà compris tous les phénomènes de récupération qui risquaient d’occulter son immense travail ; la stupide logique, la raison édentée veillaient au grain : de l’école jusque dans les académies les plus prestigieuses tout a été agencé de façon à ce que ses découvertes restent inoffensives, ne provoquent pas ce déferlement qu’il appelait de tous ses vœux, une révolution à l’intérieur de l’homme lui-même et qui gripperait une fois pour toutes les vieux rouages des dictatures et des oppressions qui n’ont de cesse de murer et de compartimenter les états, les nations et les groupes humains.

« Pendant que les fonds publics s’écoulent en fête de fraternité,
il sonne une cloche de feu rose dans les nuages. » In « ILLUMINATIONS »


Pour lui, le paradis sur terre n’avait rien d’une imagerie naïve, il l’inscrit explicitement au programme insurrectionnel qu’il met en place dans la solitude féconde de ses vagabondages, au sein de la nature, il se retrouve intact :
                 « L’air et le monde point cherchés. La vie.  In «  ILLUMINATIONS »

                « Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous
                les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé
                que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays,
                ni amis, quelle sottise c’était. _ Et je m’en aperçois
                seulement ! » In « ILLUMINATIONS »


Ainsi, après avoir pris tous les risques qu’entraînait l’urgence de se réaliser, il ne manque pas de lancer un suprême défi au dieu colérique de la bible en le jetant à la figure de son fils crucifié, en ayant bien en tête que c’est la civilisation matérialiste et moralisatrice qu’il vise, qu’il insulte là où ça fait le plus mal. Ensuite, il n’avait plus d’autres solutions que de s’enfuir vers les terres brûlées pour échapper à la vengeance des pharisiens et des croyants.

                « Ö monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !
                il nous a connu tous et nous a tous aimés. Sachons,
                cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux
                au château, de la foule à la plage, de regards en regards,
                forces et sentiments las, le héler et le voir, et le ren-
                voyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige,
                suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour. In « ILLUMINATIONS »

           

Maintenant, comment lui rendre justice sans paroles pompeuses, sans discours importuns ni fausses lunes ? Il nous revient justement de respecter infiniment le silence qu’il a voulu pour se préserver sans discours importuns ni fausses lunes pour se préserver sans doute des fausses gloires et lui rendre l’affection et l’amour dont il a été cruellement privé durant sa courte et rapide existence. Sa poésie ne cessera d’être un repère essentiel pour les générations à venir et nous faisons nôtres les intuitions radieuses de son exigeante jeunesse.


***
                     

pour Francopolis, octobre 2011
André Chenet 


Vous voulez incrire un commentaire ?
        

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer