Il semblerait que les lectures
s’aimantent ou s’agglutinent les unes aux autres. Je suis toujours
étonnée par ce phénomène d’échos que
je n’anticipe pourtant pas mais c’est un peu comme si les piles de
livres que je m’apprête à lire entretenaient en secret et
à mon insu un dialogue qui a besoin pour se faire entendre de se
trouver un corps et un esprit qui le fasse apparaître au grand
jour. C’est déjà une visitation que je décris :
les mots déposés dans les livres qui sont pensée,
émotion, désir et chagrin s’incarnent par la
rétine de tout lecteur absorbé par le texte qu’il lit.
(Parallèlement à ma
lecture de ce livre, Une visitation, je lis actuellement Mourir
de penser de Pascal Quignard et voilà ce qui soudain me
saute aux yeux : « Je ne puis renoncer à ces
visitations qui me laissent toujours plus seul et qui
m’éloignent toujours davantage des temps plus anciens et plus
sauvages et plus ombreux.
Deux anges se tenaient debout au bord d’un sépulcre vide.
- Quid quaeritis viventem cum
mortuis ? (Que cherchez-vous de vivant chez les morts?)
-
De deo ignoto. » (p. 158, Folio 2015) )
|
Trente-neuf poèmes
consacrés à ces « visitations »
forment un recueil cohérent, d’une sobre beauté,
mausolée de mots à la mère disparue et fleuri
chaque fois avec tendresse, dans la proximité du cœur à
cœur mère-fille en un continuum qui soutient la relation
par-delà la disparition et le deuil.
Dès l’exergue, Bernadette
Engel-Roux donne le ton en choisissant des vers du poète Jaroslav
Seifert dans Être poète comme soutien à
ses propres poèmes. « Dieu sait d’où, les morts
nous reviennent / et la mort ne nous sépare plus. / Mais
bientôt ils repartent… »
Le corps à présent invisible est présence odorante
ou lumineuse qui « se dispense d’apparaître
». C’est une présence subtile d’ombre devenant
lumière irradiante ou parfum « odeurs de vanille / et
de
cédrat confit / qu’elle savait mêler » .
Viennent alors plusieurs poèmes
justifiant le choix de l’urne dont on répand le précieux
contenu de poussière et lumière dans la clarté du
ciel, dans les champs et sur les fleurs comme une présence
enveloppante, éternelle, transparente, « Mais cette
lumière partout / ce bruissement qui va / ces gestes sur les
choses / tant de douceur dans l’air » plutôt que
« la
terre lourde » qui, cauchemar suprême, insupportable
même, puisse étouffer « son nez sa bouche
» écraser « ses mains fines ».
Le mystère de la mort
éveille les questions pressantes
« Faut-il qu’elle soit légère
Comment peut-elle
M’a-t-elle quittée soudain
Entendent-ils ces dévalés de cailloux
Est-elle plus grande ou plus
transparente ainsi penchée
vers moi
et la présence/absence donne à
chaque instant de vie désormais une attention autre à ce
qui est, advient, passe, susurre, fuit furtivement.
« je sais – ce signet de lumière
entre les pages du livre:
elle est passée -Je me retourne
peut-être est-elle là encore »
Le tourment du deuil est
particulièrement sensible dans le poème page 21 qui tout
à la fois met en évidence l’obsession de la morte dans la
vie de la poétesse, mais aussi sa culpabilité dès
qu’un moment « d’inattention » la distrait d’elle.
Comment peut-elle
ainsi faite de silence et d’absence
habiter tout l’espace et le temps
m’occuper toute à mon insu
faire le siège en moi, m’obséder
sans que j’y pense même, perdue
dans le péché d’inattention
Elle se confond avec le monde
la grâce seule ou son sourire
nous absoudrait – un ange destitué
sans mission ni message
un règne transparent
Aux apparitions diurnes faites de lumière, de
faisceaux de poussière, de graminées, de fleurs, de
plantes sédatives (verveine, camomille) « la mer – et
ses prairies en fleurs » qui donnent à la visitation
maternelle une impression de présence diaphane et enveloppante
comme celle d’« une robe d’été fine et blanche »
, s’ajoutent les visitations nocturnes qui mettent fin au
cauchemar, permettent une présence bienveillante de mère
d’enfance retrouvée qui vêt et nourrit « fait
lait d’enfance ».
De toute façon les passages de la morte épaulent
l’endeuillée dans le labeur quotidien, dans les tâches
ménagères.
« C’est dans la maison que vont ses mains / qui rangent les
verres sans qu’ils tintent » ; elle traverse aussi ses
lectures qu’elle approuve en de secrets dialogues « Lis des
livres, ma fille… » car dans les interstices des pages, des
mots, dans la page qu’on tourne, la morte peut mieux que partout
ailleurs s’intercaler - livre-ange - (intermédiaire
généreux, déplaçant « le
même silence / dans un bruissement de peau ») et se
confondre avec la lampe ou la bougie. « jamais elle ne me
laisse seule / sans la lampe de sa voix » .
Le recueil tout entier exprime le deuil
et son déni, esquisse un portrait délicat de mère
qui « n’a pour la vêtir / que ce doux nom d’aïeule
» et pour apparaître en tant que visiteuse, en sa
visitation (termes christiques essaimant, telles les graines et
graminées formant un bouquet d’herbes, de plantes et de fleurs,
tout le champ lexical liturgique du chrétien), la grâce de
l’ange et plus modestement comme le dernier vers du recueil le dit
« ou son ange ».
Les pages du recueil sont
recueillement, prière, louange, effroi et baume, apaisante
camomille des mots de notre temps qui tentent de capter l’indicible de
ce « là qui n’a de nom/dans aucune langue »
mais permettent à l’endeuillée de faire face et de vivre.
« J’ai
posé la bêche
qu’elle n’a jamais tenue
elle a de la force dans mes bras
Entre mes deux épaules
sa poigne de lumière
je me redresse
elle n’est pas plus grande
dans le bougement des arbres
mais plus vaste – plus vaste »
|