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PETITES ÉTUDES
Une Visitation de Bernadette Engel-Roux ,
édition L’Arrière-Pays (2005) Prix Louise Labé 2007.

Il semblerait que les lectures s’aimantent ou s’agglutinent les unes aux autres. Je suis toujours étonnée par ce phénomène d’échos que je n’anticipe pourtant pas mais c’est un peu comme si les piles de livres que je m’apprête à lire entretenaient en secret et à mon insu un dialogue qui a besoin pour se faire entendre de se trouver un corps et un esprit qui le fasse apparaître au grand jour. C’est déjà une visitation que je décris : les mots déposés dans les livres qui sont pensée, émotion, désir et chagrin s’incarnent par la rétine de tout lecteur absorbé par le texte qu’il lit.

(Parallèlement à ma lecture de ce livre, Une visitation, je lis actuellement Mourir de penser de Pascal Quignard et voilà ce qui soudain me saute aux yeux : « Je ne puis renoncer à ces visitations qui me laissent toujours plus seul et qui m’éloignent toujours davantage des temps plus anciens et plus sauvages et plus ombreux.
 
Deux anges se tenaient debout au bord d’un sépulcre vide.
-  Quid quaeritis viventem cum mortuis ?  (Que cherchez-vous de vivant chez les morts?)
-    De deo ignoto. » (p. 158, Folio 2015) )

Trente-neuf poèmes consacrés à ces « visitations » forment un recueil cohérent, d’une sobre beauté, mausolée de mots à la mère disparue et fleuri chaque fois avec tendresse, dans la proximité du cœur à cœur mère-fille en un continuum qui soutient la relation par-delà la disparition et le deuil.

Dès l’exergue, Bernadette Engel-Roux donne le ton en choisissant des vers du poète Jaroslav Seifert dans Être poète comme soutien à ses propres poèmes. « Dieu sait d’où, les morts nous reviennent / et la mort ne nous sépare plus. / Mais bientôt ils repartent… »

Le corps à présent invisible est présence odorante ou lumineuse qui « se dispense d’apparaître ». C’est une présence subtile d’ombre devenant lumière irradiante ou parfum « odeurs de vanille / et de cédrat confit / qu’elle savait mêler » .

Viennent alors plusieurs poèmes justifiant le choix de l’urne dont on répand le précieux contenu de poussière et lumière dans la clarté du ciel, dans les champs et sur les fleurs comme une présence enveloppante, éternelle, transparente, « Mais cette lumière partout / ce bruissement qui va / ces gestes sur les choses / tant de douceur dans l’air » plutôt que « la terre lourde » qui, cauchemar suprême, insupportable même, puisse étouffer « son nez sa bouche » écraser « ses mains fines ».

Le mystère de la mort éveille les questions pressantes
« Faut-il qu’elle soit légère
 Comment peut-elle
 M’a-t-elle quittée soudain

 Entendent-ils ces dévalés de cailloux
 Est-elle plus grande ou plus
 transparente ainsi penchée
vers moi

et la présence/absence donne à chaque instant de vie désormais une attention autre à ce qui est, advient, passe, susurre, fuit furtivement.
« je sais – ce signet de lumière
entre les pages du livre:
elle est passée -Je me retourne
peut-être est-elle là encore
»

Le tourment du deuil est particulièrement sensible dans le poème page 21 qui tout à la fois met en évidence l’obsession de la morte dans la vie de la poétesse, mais aussi sa culpabilité dès qu’un moment « d’inattention » la distrait d’elle.
Comment peut-elle
ainsi faite de silence et d’absence
habiter tout l’espace et le temps
m’occuper toute à mon insu
faire le siège en moi, m’obséder
sans que j’y pense même, perdue
dans le péché d’inattention
Elle se confond avec le monde
la grâce seule ou son sourire
nous absoudrait – un ange destitué
sans mission ni message
un règne transparent
Aux apparitions diurnes faites de lumière, de faisceaux de poussière, de graminées, de fleurs, de plantes sédatives (verveine, camomille) « la mer – et ses prairies en fleurs » qui donnent à la visitation maternelle une impression de présence diaphane et enveloppante comme celle d’« une robe d’été fine et blanche » , s’ajoutent  les visitations nocturnes qui mettent fin au cauchemar, permettent une présence bienveillante de mère d’enfance retrouvée qui vêt et nourrit « fait lait d’enfance ».

De toute façon les passages de la morte épaulent l’endeuillée dans le labeur quotidien, dans les tâches ménagères.
« C’est dans la maison que vont ses mains / qui rangent les verres sans qu’ils tintent » ; elle traverse aussi ses lectures qu’elle approuve en de secrets dialogues « Lis des livres, ma fille… » car dans les interstices des pages, des mots, dans la page qu’on tourne, la morte peut mieux que partout ailleurs s’intercaler - livre-ange - (intermédiaire généreux, déplaçant « le même silence / dans un bruissement de peau ») et se confondre avec la lampe ou la bougie. « jamais elle ne me laisse seule / sans la lampe de sa voix » .

Le recueil tout entier exprime le deuil et son déni, esquisse un portrait délicat de mère qui « n’a pour la vêtir / que ce doux nom d’aïeule » et pour apparaître en tant que visiteuse, en sa visitation (termes christiques essaimant, telles les graines et graminées formant un bouquet d’herbes, de plantes et de fleurs, tout le champ lexical liturgique du chrétien), la grâce de l’ange et plus modestement comme le dernier vers du recueil le dit « ou son ange ».

Les pages du recueil sont recueillement, prière, louange, effroi et baume, apaisante camomille des mots de notre temps qui tentent de capter l’indicible de ce « là qui n’a de nom/dans aucune langue » mais permettent à l’endeuillée de faire face et de vivre.

                « J’ai posé la bêche
                qu’elle n’a jamais tenue
                elle a de la force dans mes bras
                Entre mes deux épaules
                sa poigne de lumière
                je me redresse
                elle n’est pas plus grande
                dans le bougement des arbres
                mais plus vaste – plus vaste
»
 

Petite Étude
présentée par Dominique Zinenberg

MAI 2016
 

Créé le 1 mars 2002

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