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ENTRETIEN AVEC JEAN-MICHEL SANANÈS
par Jean-Marc La Frenière



  Pourquoi écrire ?


Écrire
c'est habiter la marge, un stylo en bandoulière
C'est affronter un cri croisé
que l'indifférence a laissé au coin de la rue,
muet,
Écrire, c'est casser l'ombre et le silence,

Je n'écris pas pour faire beau
un texte extrait de  lettre à ma plume

Être poète
Ce n'est pas ciseler le vent
en bulles de beautés soyeuses

Etre poète 
Ce n'est pas apprivoiser l'autre
en orgueilleuse et douces flatteries

Je ne serai jamais marchand
de béatitudes souriantes

Jusqu'au bout de moi,
dans ma plume
où grincent tant de silences,
je veux que frémissent
des cris de vie de souffrance,
de mort et  de joie

Pour moi, ce qui fait la taille d'un écrivain, d'un poète, d'un artiste, ce n'est pas la beauté de sa formulation, c'est la clarté de son dire et d'une manière moindre la forme qui  nous permet d'accéder à la vraie dimension de l'auteur : à sa dimension d'homme.
Comme tous, ce que j'ai à dire vient de mes racines, de mon passé. Il y a eu  un temps où j'étais en recherche d'une vérité plus fondamentale que toutes les autres, plus fondamentale que toutes les philosophies, que toutes les religions, en ce temps je cherchais la clef de ce qui fait l'Humanité dans l'homme. Je cherchais le brin  de subconscience qui nous fait faire un pas entre l'homme des nécessités et l'homme d'une conscience responsable.

Brutalement Camus a mis fin à cette quête et j'ai jeté Sartre, Céline, Moravia, Montaigne, les scolaires et les autres pour ne plus lire.


C'est en effet, en lisant Caligula, que j'ai trouvé qu'il n'y avait rien à trouver : les hommes sont ce que leur vécu, ce que l'histoire de chacun en fait :« les hommes vivent et ne sont pas heureux », dit Camus, et cela, je l'ai compris, parce que tout homme intelligent et libre, est toujours à la recherche du sens, et là se pose la question :
Vivre a-t-il un sens autre que celui de ce voyage qui va du berceau au tombeau ?


« L'ange du temps » inédit extrait de lettre à la mort.

L'ange du temps
l'assassin de l'ombre
découpe la mort et l'angoisse
en filets de vie et de pastels

La question,
inaudible griffure sur froissement de vie,
immuable,
dans les couleurs du silence
millénaire,
toujours la même, reste là,
Pourquoi ? 
Pourquoi ce voyage
au pays des vivants ?

Donc, après « Caligula » de Camus, je n'ai plus lu, j'ai su.
J'ai su que les hommes, comme tous les vivants, sont des Etres de hasard, des morceaux d'un tout cosmique qui se cherche, s'explore et évolue…. 
J'ai su que toute matière est ma famille, que ce qui fait la spécificité qualitative de l'humanité commence dans l'eau, à la première tendresse, au premier baiser échangé entre deux poissons, deux insectes ou deux oiseaux.
Seule la poésie m'a consolé de la perte de ce Dieu paternel et protecteur que je cherchais.
Depuis Caligula, ( mon deuxième exil fondateur après la perte de mon pays l'Algérie), j'excuse tous les hommes de ce qu'ils ont fait, mais je n'excuse pas ceux qui, intentionnellement ou stratégiquement, en ont fait ce qu'ils sont.

Depuis Camus je sais :
un texte extrait de lettre à la mort
Je viens d'un rêve qui n'existe plus
Je viens de qui j'étais à qui je suis
je ne suis qu'une rumeur qui se croyait homme                    

Depuis Camus, je sais :
que je ne suis qu'un être de circonstance, seule la poésie m'en console, elle dit tout comme elle seule peut le dire, en sublimant le médiocre et le beau.
Je suis le produit de mille filiations instinctives, inconscientes et choisies.

La poésie me permet d'être qui je suis et de nommer mes pères un texte extrait de
« Occident de conscience »

Aujourd'hui   
Moi, l'homme fractionné
l'homme d'ailleurs
comme tant d'autres
de toutes couleurs
je suis
Parisien par Prévert
Chilien par Neruda
Monégasque par Ferré
Espagnol par Lorca
Républicain par ma mère
Français par L'abbé Grégoire
Américain par Luther King
Indien par Chef Joseph
Juif par Salomon
Africain par Senghor
Marocain par grand Père
de Tolède par mes aïeux

moi,
fils de sangs mêlés
et des douleurs du jour
moi,
fils des joies nocturnes

Moi,
nomade en déshérence,
vagabond de la tendresse,
libre dans ma tête,

frère des humbles par vocation,
gitan par Manitas
…/…
Moi,
fils d'étranges diasporas
je suis homme
Je crois que je vis
et je que suis frère de tous
…/…
Par passion,
ma patrie
c'est l'Humain

Depuis Camus, donc, c'est en témoin assidu que je traverse cette suite de moments que l'on appelle la vie
Je suis un touriste avide d'émotions, avide de lire le monde.
Je ne suis rien d'autre que le regard du chat qui regarde son maître en voulant capter son immatérialité.
Dans les parking du temps je vois passer les minutes comme le flot d'une rivière perdue. Je vis dans la conscience intense et l'urgence du moment qui passe et meurt


un texte extrait de « Cheval fou »
Regarde,
regarde entre mes doigts ne vois-tu pas le temps qui glisse
Regarde
regarde au fond de mes yeux  ne vois-tu pas ma vie qui passe

Chaque moment pour moi est un ailleurs du voyage,  une vie que je traverse, que je picore  - je ris ou je souffre ,- j'aime - Seule
 l'indifférence est une fuite,

Pour en revenir au moteur de pourquoi j'écris,
Mon écriture a un déclencheur l'émotion en 3 moteurs principaux : 

1 - L'urgence du moment que ce soit un cri de conscience, un ressenti ou un délire,
2 - L'introspection et l'indignation
3 - L'écriture réfléchie que je situe hors poésie, c'est à dire : roman et essais.

Par manque de temps, je ne parlerai que de l'urgence, cet impératif poésie du moment, ce cri aphone qu'il faut vite jeter sur papier : autopsier

L'urgence, c'est ce qu'engendre l'imprévu
c'est un cri croisé sur la route, en n'importe quel lieu
c'est un cri à froisser le cœur que le silence embusque,
c'est une épine dans l'âme qu'il faut extirper à la pointe d'un stylo
c'est cette cicatrice à cartographier dans l'encre de l'urgence sur l'attente d'un papier:

J'écris presque toujours dans l'urgence du moment

Parce que je sais que l'instant est fragile et fugace et qu'il faut le  saisir ou définitivement le  perdre.
Toute seconde de vie est importante, car susceptible de contenir le Joker :
ce mot, ce vers, cette pensée qui fait que tout autre mot, toute autre pensée deviendra une fioriture inutile

Je vis chaque émotion  comme un arrêt sur image, un moment pris en flagrant délit d'existence.
Comme l'intense du ressenti.
Pour moi Écrire c'est figer une émotion pour la retrouver intacte.

J'écris sur n'importe quoi, ticket de métro, de parking, paquet de cigarette, n'importe où et surtout en voiture dans les temps libres de l'imagination et sous les invectives des automobilistes pressés.

Voici un exemple couleur-dérision                            
Le monde est fol inédit

Une canne et son vieil homme
Un soleil et son rayon
une pensée et sa tête
Une fraîcheur et son ombre
Une plume et son oiseau
Un bâton et son gendarme
Une crécelle et son fou
Une larme et son malheur
Un bonheur et son rire
Un mot et son stylo
Un trésor et son bon
Une odeur et sa brioche
Une âme et son corps
Toi sans moi ?
                  …..Moi sans toi ?
                        Le monde est fol !

Dans la gamme des imprévus, il est des moments «couleur mal-espoir » où le cœur se froisse et où l'urgence déborde comme une larme de stylo. En voici un exemple après avoir rencontré un SDF

Texte extrait de «A l'ombre des réverbères» :

La mort sera plus douce
A cris retroussés
il explore l'oubli et la mort

ll est ailleurs du monde
ailleurs du bonheur

Vivre en marge est un exil

Là-bas, en rêve arraché,
il traverse la désillusion d'être
Il est l'homme détroussé du désir

Il n'est plus lui
Il est
celui qu'il ne voulait pas être

Père,
si tu me voyais,
moi,
qui marche à côté de ma vie
en royaume survie

Père,
si tu me voyais,
moi,
qui porte cette honte

Père,
ne pleure pas

Je n'ai pas été qui tu voulais
La vie m'a trahi

Je marche en oubli désir
Un coup de rouge, un coup de blues,

La mort sera plus douce

L'écriture, sous quelque forme que ce soit, poème, nouvelle, roman, conte… est toujours et nécessairement «poétique». La poésie est mon langage, tout comme l'humour et l'ironie auxquels elle s'apparente, c'est pour moi une grille de décryptage du monde.
La poésie m'est nécessaire dans l'aridité des réalités.
Le réel n'est pour moi qu'une contrefaçon désâmée de l'instant, une imposture à qui il faut rendre l'émotion. Je veux dire par là que l'image d'un chien mort, froid et raide sur le bitume, n'est rien, sur le papier glacé, sans la douleur de celui qui la palpe, la ressent, la vit ; rien sans  le poids malheur, et la charge invisible du vide de la vie envolée ; bref, rien sans le volume de l'émotion.
Vous l'aurez compris : l'émotion c'est mon moteur.
Cependant peut-être en raison d'une éducation, l'émotion est un moteur trop intime pour être livré nu, dans l'impudeur de son dire. Il faut l'habiller du couteau de velours qu'est la poésie. La poésie, par opposition au reportage, est toujours pour moi une remise en forme, un habillage de la réalité, une refonte du réel brut en un mode émotionnel compatible avec ma propre sensibilité.
La poésie, est mon langage intérieur.
Elle est la mise en distance de l'instant, mon filtre protecteur, mon arc de couleur sur la palette des ressentis.
Ecrire c'est toujours pour moi fixer la couleur du moment


Pour conclure un texte:

L'arbre
Je suis l'arbre cloué au silence
le chant de l'enfant muet 
qui voit passer le jour
La vie court

Je suis l'épigraphe
posée sur le crépuscule d'une feuille
Je suis l'attente
La vie court

Je suis le soldat de plomb
jeté dans la mêlée
une cartouchière chargée de rêve
La vie court

Je suis l'œil qui mesure l'infini,
trois fois plus grand que le rêve
trois fois plus court que la mort

Je n'écris pas de béatitudes
quand des enfants pleurent
dans le crépitement galactique

Trois fois plus courte que le rêve
La mort court

Je suis l'enfant muet qui voudrait rêver
L'œil qui pleure sans rien pouvoir changer
Je suis l'arbre dans le goudron englué
Je suis l'œil sur chant de mort

Trois fois plus grande que l'espoir
La vie court

Je ne suis et ne veux être
qu'un fruit de terre parmi les miens
qu'un fruit de terre parmi les autres

Rien
et rien d'autre
que l'œil aux devantures de l'attente

Je ne suis qu'un arbre cloué au silence
le chant de l'enfant muet
qui voit passer le jour

Mon interrogation sur la vie :
« Je ne suis qu'un être qui passe, étiez-vous là quand je vous regardais ? »

Jean-Michel Sananès
est poète et directeur des éditions "Chemins de Plume"  Il est aussi dramaturge et metteur en scène.


*****
Bibliographie :

Poésie
Cheval fou (D'amour et de colère)
Une étoile dans le sang
Chats ! Chats ! Chats
À pas de loup
À l'ombre des réverbères
J'ai froid j'ai faim j'ai peur
Mémoires des pierres et du sable (Mémoires d'exil)
Lettres à l'enfant qui dort (Mémoires d'exil)
Accident|Occident de conscience
Aube fantasque :
Autobiographie d'un vieux rêveur

Roman
Le vieil homme disait :
Algérie des années velours aux années de feu



Nouvelles
Dernières nouvelles des étoiles
Contes de la troisième lune

Jeunesse
L'enfant trèfle
Le Père Noel, l'Ogre et la Licorne

En complicité avec le peintre Slobodan
Les chats
Dompteur d'étoiles

On retrouve ses livres, aux Éditions Chemins de plume


Par Jean-Marc La Frenière
pour francopolis
mars 2006 



Créé le 1 mars 2002

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