Le texte que je vous propose
aujourd’hui s’inscrit dans une triple étymologie.
Au commencement, il y avait la finalité sobre et économe
d’une préface à la traduction complète de l’œuvre
inédite de Samar Diab, celle qui divise le placement de mon
discours entre traduction et étude et à laquelle je donne
le titre provisoire de Poésies dialectiques.
La seconde étymologie est celle qui résorbe la
préface pour configurer et informer un but plus large et surtout
plus ambitieux, à savoir, l’étude de la poétique
de Samar Diab.
Les frontières entre ces deux finalités, ces deux
poétiques, la traduction et l’étude, ont eu un
prolongement intermédiaire que j’ai développé en
tant que présentation. La présentation
intermédiaire assure la répartition inégale mais
effectivement tripartite d’une lecture qui ne cesse d’invoquer des
médiums d’abords et de débordements. Ces abords multiples
se plaisent donc à suivre le fleuve implicite du
débordement. Certes, le discours sur la poétique a
toujours des manifestations de fragmentation tissulaire et
frontalière à la fois. Aucune identité ne peut
épuiser l’étrangeté de l’acte poétique
quand sans raison le débordement tisse par la métaphore
l’abord, ou par métonymie, sûrement de la partie pour le
tout, déguisée en métaphore, l’abord
éclaté devient, je ne sais par quel non-sens de
régénération, de continuité et de
transcendance, le restaurateur, le tisseur du débordement. Peu
importe dans la création la blessure, l’abîme ou le pont
puisque rien ne commence et ne finit comme unité et comme
intégrité.
La création se
lie à la création par le débordement. Bien que le
débordement soit une liaison et la liaison fleuve noué
autour de l’explicite tissulaire, le débordement ne demeure pas
moins une fragmentation où la conscience s’aiguille de
l’implicite frontalier. En multipliant les abords, j’ai essayé
de suivre le fleuve de l’implicite qui déborde de
discontinuité mutiques avec les sons et les vocalises
concrètes mais apprêtées de l’explicite qui offre
au feu de la glaise docile. Ainsi se dessine et se finalise la
continuité protéiforme pour dire quelques
sonorités et échos révélateurs de la
discontinuité sans que la multiplicité implicite ne
menace la multiplicité explicite, sans que
l’étrangeté de la voix ne couvre
l’étrangeté du silence. La réception se nourrit de
l’ « acte vert » (Bachelard) de la
protéiformité dans l’implicitation et dans
l’explicitation.
La poésie tient
l’essence de la parole à travers l’écriture de la
dialectique. Il ne s’agit pas de la dialectique du concept pour la
vérité absolue de l’unité, archétype
majeure de L’Idée, ou même une dialectique du percept pour
une syntactique absolue de la beauté, mais tout autrement, d’une
dialectique de suspension révélant la
négativité fameuse de l’affect à travers la
conscience fragmentaire de la continuité. On touche là
bien entendu au vif du paradoxe esthétique de la
poésie. Le paradoxe de la création poétique c’est
que dans son aspiration à une syntactique globale et
globalisante de la beauté, elle développe des
arrêts substantiels où la vérité
absolue de la création est un arrêt majeur de la
continuité. La poésie est cette suspension
dialectique de la continuité dans la trame de la passion. Quand
on parle de la suspension de la continuité, il faut prendre et
la suspension et la continuité au sens d’Esprit. La
poésie suspend l’Esprit dans la dialectique du sujet
passionnel… Le sens cardinal de cet arrêt est une
négativité constructive de l’exception créatrice.
La dialectique poétique est une suspension de la
continuité. Ainsi dans la suspension la poésie serait un
retour violent, pour la sublimation de la négativité
elle-même, à la parole reniée de l’affect avec
cette caractéristique psychologique de la passion d’être
une involution nodale plus qu’une évolution linéaire. La
poésie construit l’essence et en dérive la
négativité et la singularité par la sanction
instinctive, la nature brute et brutale de l’affect. L’hybris de la
dialectique, sa passion instinctive, son irrationalité
historique et individuelle, ses laves éruptives du désir
et de la volonté, constituent pour la poésie l’essence
négative d’une parole qui se veut vérité, non pas
unique, canonique et suffisante à l’instar de celle de la
logique, mais vérité protéiforme de la
thèse menant l’essence à se chercher dans la valeur
suspensive de la non-valeur. La poésie triomphe par
l’inutilité. Il n’y a pas donc plus grande suspension de la
poésie que cette essence de la parole dans la poésie…
dispersion, éclatement, confusion, contradiction :
tragédie joyeuse de la parole et de son essence, anarchie
consciente de l’essence de la parole dans la suspension…
La
poésie ne pense pas la dialectique dans l’acte froid de la
sanction logique. La sanction philosophique de la dialectique
crée un fossé ontologique entre la parole et son essence
en insistant sur la monovalence de la vérité et du
principe. La poésie préfère à
l’unité de la vérité et du principe l’acte de la
polyvalence à travers la négation qui se veut
liberté positive et la positivité qui se veut inversement
liberté négative. La vérité succombe et se
résigne alors à la puissance de la liberté et la
diversité. Il y a dans toute poésie la suspension
dialectique de la vérité pour une parole qui
expérimente sans valeur définitive de la finalité
l’essence de la parole à travers l’en-soi exponentiel de la
différence, de l’exception. En somme, à travers les
valeurs dynamiques de la contradiction. Ceci implique
l’esthétique de la non-valeur comme valeur fondamentale et
majeure de la création poétique.
La
poésie de Samar Diab, parole éclatée de
l’étonnement, traverse ladite suspension en faisant de la
poésie l’essence vitale de la dialectique. La poésie
depuis Baudelaire et toute la kyrielle généalogique de la
malédiction se fonde source de la parole justement à
travers cette ascèse essentielle d’éclatement où
la vision poétique relève de la spirale dialectique. Le
sens combatif de l’image dépasse l’analogie positive et
positiviste pour incarner l’ontologie dans ses démesures les
plus inconcevables. Un autrement dit, un autrement autre et un
autrement outre autant qu’un mêmement dit, un mêmement
même, et un mêmement outre, ce sont là les figures
et préfigures dynamiques de la démesure qui donnent
à la suspension imaginative toutes les conditions d’une
dialectique de la somme et de la synthèse en même temps
que d’éclatement et d’ouverture. Le sens de
l’intensité poétique de Samar Diab s’annonce comme vision
verticale de la négativité dans la mesure où la
suspension est ouverture totale sur le remodelage, un remodelage
centripète, des traces, des empreintes et des plis qui se sont
fidélisés au positif stéréotypique de la
stagnation…
Samar Diab écrit dans toutes les possibilités de
l’éclatement pour un négatif illuminé, pour une
négativité d’illumination où le désir
retrouve la valeur prééminente de la non-condition
et de l’incondition. Par la négativité qui se
nomme abondance compacte, compactitude, sa poésie donne
à la suspension, et à travers la suspension, à la
dialectique de l’image devant la stèle, devant le socle et le
piédestal de la stéréotypie, du mécanisme
et de la répétition vide, la valeur d’une
viabilité radicale génératrice de la
disponibilité de la sentence du compact, la sentence de la
fixation, à se complaire à la fois dans la pesanteur de
la sensation enracinée et la pesanteur de la sensation
déracinée, d’où l’occurrence omniprésente
de l’absurde dans la poésie de Samar Diab. Le
déracinement opère à son tour la sensation de la
suspension conçue comme nécessité de
l’inachèvement liée à une vision organique et
fonctionnelle de l’incertitude ou du désir
hésitant, autrement dit de l’ouverture nouant et accentuant les
habitus figés de la réalité, et de la
sensibilité en général, pour une
éternelle étrangeté de la stèle, du
papyrus, de l’encre, des plis et des empreintes… La seule
possibilité d’un quelconque achèvement et dynamisme dans
l’esprit de la pierre reste le texte lui-même qui se cherche dans
une seule et unique vérité : la constance de l’ouverture
au cœur de la constance de la fermeture. Cette ouverture
clôturée engendre la constance du compact. La constance
est cette totalité dialectique martelée par l’alternance
houleuse entre le rêve et la forclusion autour de l’axe la
crispation et de la contraction. Bref, de tous les
phénomènes de la réification. Ceci
évidemment nous pousse à comprendre la constance comme
vecteur essentiel de l’incomplétude. Une soif de la
déliquescence.
Il n’y a pas dans les textes de Samar Diab aucune suffisance qui
signifie la plénitude de la vérité ou la
suffisance de la subjectivité. D’ailleurs ni la suffisance
subjective puisant dans une quelconque philosophie de l’action humaine
ou humaniste, une éthique héroïque de l’action
transformatrice et transcendante postulant quelques marges ou centres
de triomphe à travers la volonté de l’esprit n’est
envisageable dans sa poésie, qui en fait se voit et se titre
corps et âme comme, pour ainsi dire, héroïsme
négatif du destin dans l’impuissance totale de
l’être, ni par ailleurs la suffisance objective puisant dans la
puissance de la matière en tant qu’infini résistant ou en
tant que précarité triomphante ne satisfait l’ampleur de
la conscience rendue à l’évidence de
l’échec. La poésie de Samar Diab tend dans le sens
de l’enseignement éthique à se départir de toute
volonté de puissance pour décrire et saisir l’être
à travers la seule philologie d’un texte lucide de par sa
fragilité et sa fluctuation immanentes. Ceci ne signifie pas que
sa voix poétique est complètement dépourvue de la
volonté de s’engager dans la vérité extrême
de la dénonciation. Seulement, elle ne voit pas la
dénonciation dans l’arrêt d’une clausule, dans les
interstices d’une conclusion. Comme toute véritable
poésie, la sienne dénonce avant tout la conclusion qui
ponctue d’un point d’arrêt, de cloisonnement et de finitude
l’horizon de l’imagination. La suffisance et la plénitude
syllogistique se perdent dans l’insaisissable d’une vision qui ne
retient de la mineure et de la majeure que les contradictions latentes
qui rendent impossible toute vision finie de la conclusion. La
suspension est affaire de vision. Et l’art acquiert son exception de
ses visions auto-aporétiques qui n’ont que faire de la
conclusion. Le propre de la vision est de n’être pas un pont
d’attache mais un pont de suspension, d’envol, de
médianeté et d’intermédianeté. Un pont
initial et initiatique vibrant d’échos en deçà de
la conclusion et au-delà de la
mineure.
Les textes de Samar Diab reflètent par la puissance de leur
autonomie la tendance foncière de l’imagination à
envelopper de vitalité animiste quasi chaotique la genèse
du nouveau. Dans la mouvance de sa poésie il y a en
critérium infrangible une sorte de texto-mania de l’écart
où la création est sans cesse repoussée vers les
limites à la fois internes et externes de la constance. Sa
poésie est tension impossible et extrême du fil tenant la
réalité dans la réification et le texte dans les
schèmes massifs de la constance. Elle aiguise les
oppositions et, à force de dénonciation immanentiste,
elle en fait une textualité poétique de l’unité et
de l’inséparabilité sous l’égide magistrale de la
constance textuelle et textualiste, seule vérité
à vrai dire de la constance dans cette poétique de la
négation et de la rupture.
L’opposition comme teneur centrale de la tension et
l’inséparabilité dialectique du réel et du texte
comme union de la tension et de la suspension font de cette
poétique une quête absolue et frénétique, en
deçà ou au-delà de toute contraction et tout
dénouement, d’une sorte d’autotélie de la mouvance
textuelle, à telle enseigne que la raison même de l’acte
poétique pourrait se résumer à l’espace dynamique
de l’imaginaire poético-textuel. On pourrait donc avancer
avec certitude que l’essor distinctif et total de la possession
et du dépassement qui caractérise la poésie de
Samar Diab n’est qu’une stigmatisation du réel avec ses
forces résistantes et déviantes dans l’acte et
l’actuation poétiques par la marque de l’énonciation
discursive qui cultive la tendance dévorante de saturer la
marque du réel par la marque de la représentation pour y
développer en épuration indélébile la trace
absolue et majeure de la réalité dominée par
l’imagination. La tendance figurante de l’énoncé et
de l’imagination ne vise aucune possession de la trace hors sa
négativité. C’est pour cette raison que la poésie
de Samar Diab accuse dans l’accusation les traits de la
réification. C’est pour cette raison aussi que la sentence de la
réification n’embrasse la vérité du changement et
de l’évolution que dans l’esprit soit de l’ironie et du sarcasme
les plus désabusés, soit de la fatalité
sacrificielle à l’enlisement et à l’échec. C’est
pour cette raison encore que, dans cette poétique, la
transcendance s’inscrit toujours dans une valeur ontologique
intranscendable de la réification. L’angoisse prend le sens donc
d’un échange dialectique entre l’arbre et la pierre où
l’arbre, prenant conscience de sa finitude et de sa mort sous les yeux
d’un bûcheron aveugle, se voit cendres se fossilisant et se
réifiant. Il voit sa sève devenir pierre, d’où
l’ironie tragique de la réification simultanée du
bûcheron qui transpire dans l’idéal d’un feu à
l’origine inconsumable.
Le schème essentiel de cette poésie est
l’indélébilité de la trace dans la mouvance
infernale de la dialectique signifiant la manifestation de l’essence
à travers la matière première de la figuration et
du figuratif, c’est-à-dire l’apparence. Il faut préciser
en fait que le credo esthétique d’une telle aventure dans
l’essence de l’apparence se concentre dans ce qu’on peut appeler
la constance négative du pli, la résistance compulsive du
nœud dans l’enchaînement de la désillusion. Cette
poésie a l’avantage parmi tant d’autres de rendre plénier
l’état victime de la vision et d’en assurer la volonté
d’être et de constance sans aucune illusion de dénouement
ou utopie de dilution.
Cette
poésie fait accéder la trace à la nature vitale et
dynamique de l’essence à travers une sorte de critique
spiralesque relevant la question de la fixité et de la
stagnation du plus profond de la scission entre la vision de
l’apparence et la vision de la négation. La négation
étant une valeur de dépassement de toute concession au
pouvoir de la positivité. Un état de refus brut qui
prononce le destin de la trace. La trace annoncée et
dénoncée, la trace façonnée et
rédimée, la trace consumée et assumée… il
s’agit donc d’une éthique de l’engagement à partir de la
perception vive, violente et virulente qui reste a priori
fondamentale pour une poétique valorisant consciemment et
inconsciemment la dialectique de la perception plus que la dialectique
de la conception afin que celle-là reste dans son ampleur
esthétique originelle de la beauté un substitut majeur et
véridique, de la description de la trace conçue comme son
unique légitimation.
Pour
Samar Diab la seule légitimation possible est de concevoir la
beauté comme statut fini de la donation. C’est pourquoi elle
opte totalement pour les canons et les normes de la figuration pure
plus que toute métaphysique de transfiguration. Ou dans une
optique plus paradoxale à l’image de la trame implicite de
l’étymologie qui gouverne sa poésie, elle opte pour
la métaphysique, non pas de la transfiguration, mais
essentiellement de la configuration dans une sorte de majoration
de l’explicite, de l’apparence, de la sensation, de la perception et de
la figure. La poétique du complexe matériel, de
l'apparence compacte, domine la poésie de Samar Diab de bout en
bout. S'il y a lieu en fait de parler d'une nature métaphysique
de cette poétique ce sera dans la sensation sculpteuse des
contours évasifs de la perception et ses contours solides et
imposantes. Le plus intéressant à ce sujet est de nommer
cette métaphysique hors l'aspect de polissage car son essence
dans la marque, l'empreinte et la sensation est d'être une
palpation, un sentir tactile rugueux, en relief, en pointes
acérées, toujours écorché par les
ciselures vives de la matière brisée… Le fondement de la
sensibilité matérielle de Samar Diab reste à mon
sens totalement régi par une métaphysique de
configuration qui tient à préciser les contours dans
l'aspérité de la sensation. Il s'agit donc d'une
figuration sensible de la matière blessée, d'une
perception d'arêtes qui ne voit pas de limites entre le cri de
l'âme et le cri de la matière. Foncièrement
inscrite dans la dialectique de la perception et touchant, par
conséquent, à l’essence de la beauté à
travers l’immanence à la sensibilité pléthorique
de la "beauté convulsive" cette poésie est un cri
conçu en échos de la réification et du
désir de pulvérisation. Dans cette poétique de
réification il y a en latence une compulsion de
pulvérisation. Comme l'épée de Damoclès, il
menace l'intégrité du corps par la mort imminente, plus
dévastatrice que la mort effective, celle en fait qui
pulvérise l'âme en gardant au corps la sensation vive de
la mort intérieure ou intériorisée, la mort
invisible, la mort qui pétrifie la beauté. L'origine de
cette esthétique de la constance et de l'apparence qui
deviennent dans la poésie de Samar Diab un hymne à la
volonté et à la liberté qui triomphe de la mort
intérieure est justement ce compact de figement et de
pétrification qui doit avoir dans un tournant quelconque de sa
résistance un équivalent, ou plus exactement une
négation de la suspension métallique, et qui arrive
effectivement à forger la suspension lithique comme
contredialectque.
Pour
Samar Diab la beauté est primordialement une question de
perspectives, de lignes révélées par le
déracinement. La convulsion est un déracinement. Une
question problématique de manifestation et de
concrétude qui reste l’absolu même de toute
transfiguration ou transcendance possible.
L’esthétique de la garde à cette poétique
à la fois de la forme et de l’informe le vertige incommensurable
de la sensation et du sensualisme en assurant à la suspension et
à la dialectique la matérialité du feu et de la
glaise. Il s’agit donc d’une poétique où la beauté
doit garder le sens d’une statuette brûlée, d’un
rêve à jamais lanciné par le froid et le feu. Un
rêve forêt tenant le fil de l’attente ignée entre la
cendre et la glaise, voilà le goût que me laisse sur le
fuseau de la lecture la beauté d’une noyade dans la
poésie de Samar Diab.
***
Francopolis mars 2009
Monsif Ouadai Saleh
poète, philosophe et critique
recherche Ali Iken