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Spécial décembre 2009

Les ailes clouées du poète

par

André Chenet

Le poème ci-dessous de Xavier Lainé, me rend triste, très triste, de cette tristesse profonde qui recouvre l'humanité d'une chape de larmes cristallisées et de sang séché. André Breton aussi a été mis à l'encan: objets rares, oeuvres d'art, manuscrits. En vain avions-nous signé une pétition de protestation. Breton, Baudelaire: il font partie de notre patrimoine le plus intime et ce gouvernement prétend nous donner des leçons d'identification? La France est en train de devenir une porcherie puante où se pavanent des pantins grotesques imbus d'eux-mêmes, se roulant dans le purin de l'argent sale. Inadmissible! Envoyons un message exprimant notre désapprobation au ministère de la culture, et à l'hôtel Drouot, car Baudelaire qui fut un des rares poètes audibles (avec quelques autres dont le Père Hugo) que l'on nous donnait à lire à l'école, ne mérite-t-il pas une révolution en ces temps de dislocation généralisée?
J'enrage, une fois de plus tout se fait en catimini.
Baudelaire ne disait-il pas: "Si un poète demandait à l'Etat le droit d'avoir quelques bourgeois dans son écurie, on serait fort étonné, tandis que si un bourgeois demandait du poète rôti, on le trouverait tout naturel." (in "Fusées")

                                                                               
Tes ailes clouées en l’Hôtel des marchands

A Charles Baudelaire, mort miséreux le 31 août 1867 sans avoir fait de testament, dont les derniers vestiges (lettres, livres…) seront dispersés en l’Hôtel Drouot, ce 1er décembre 2009, sans un geste de l’état pour sauvegarder le souvenir du poète…

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Il a les ailes clouées au sol
Du goudron plein les plumes
Un hoquet odieux lui prête encore un souffle
Mais il agonise en silence
*
Nul ne viendra à son secours
Son vol s’est achevé
En un train de misère
Rien ne restait de ses rêves
*
Tant de fois il aurait voulu mourir
Tant de fois ses ailes en un dernier effort
Le poussaient à décoller
Toujours plus loin
Toujours plus précis
En ses mots de délivrance
*
Mais voilà que la tombe s’est refroidie
La pierre scellée
Sur ses paroles de prophète
Il ne fut qu’une mère pour recueillir
Pieusement
Les pièces d’un jeu
Dont le fils est sorti
Les pieds devant
Les ailes brisées
*
Il ne fut qu’une mère
Puis un ami
Lettres et photographies
Ouvrages et archives
Tout fut pieusement conservé
Jusqu’au jour où
*
Jusqu’au jour où la mort te rattrape
Charles
La voici qui scelle encore un peu
La pierre
Cloue tes ailes au pilori des marchands
De ta misère
Charles
Ils feront fortune
Sans un état d’âme
*
Que triste est le bruit que fait
Un poète qu’on tue pour la deuxième fois
Que triste est le pays
D’où nulle âme ne s’élève
Pour empêcher le crime
.
Xavier Lainé
Manosque, 1er décembre 2009

***



Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu'est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel? — Car, en supposant qu'il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l'état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d'en parler et d'en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d'aînesse; mais le temps viendra où l'humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croient avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.
   
   L'imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s'ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n'est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m'importe le nom. Ce sera par l'avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l'animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d'ordre, de recourir â des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s'enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d'un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d'alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu'on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l'étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu'impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l'argent, tout, même les erreurs des sens! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l'ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l'idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu'elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, — moins poète encore que tu n'es aujourd'hui, — tu n'y trouveras rien à redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l'homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d'autres se délicatisent et s'amoindrissent; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères! — Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait même s'ils ne sont pas venus, et si l'épaississement de notre nature n'est pas le seul obstacle qui nous empêche d'apprécier le milieu dans lequel nous respirons?
   
   Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d'un prophète, je sais que je n'y trouverai jamais la charité d'un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l'oeil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu'un orage où rien de neuf n'est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l'avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n'être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : «Que m'importe où vont ces consciences?»
   
   Je crois que j'ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d'œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère.

            Charles Baudelaire in "Fusées"


Ces enchères proposeront trente lettres autographes signées par le poète et celles qu'il a reçues de Victor Hugo, Delacroix, Flaubert, Manet, ou de son éditeur Poulet-Malassis; des documents administratifs et comptables (l'extrait de baptême et l'acte de décès de Baudelaire, l'inventaire de ses biens après sa mort...); des photographies et livres provenant des bibliothèques de Baudelaire, de sa mère et de Narcisse Ancelle. Également mis en vente, le dictionnaire utilisé par le poète pour traduire Edgar Poe.


Liens
:

- L'atelier du poète, site de Xavier Lainé
- "Fusées" de Charles Baudelaire
- Gazette Drouot:  Trésors du fonds Aupick-Ancelle



pour francopolis décembre 2009
André Chenet - Danger Poésie

Créé le 1 mars 2002

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