Découvrons
Albert Strickler
Nadine
DOYEN : Les mots poésie, poète ont déjà fait l’objet de multiples
définitions. Pourriez-vous nous livrer les vôtres ?
Albert STRICKLER : A vrai
dire, je n’ai pas de définition précise ! Si j’accepte de temps à autre
d’en livrer une, il m’arrive de la nuancer très vite, voire de la contredire. De
toute façon, je préfère parler de l’État de Poésie tel que l’évoque Georges
Haldas et m’abstiens toujours de réduire la poésie à la seule écriture du poème
et à l’écriture tout court ! Autrement dit, je privilégie une certaine
manière d’être au monde que je traduis en écrivant, étant entendu que je me
sens autant poète dans le Journal que dans le poème. La distinction poésie /
prose me paraît peu importante. Seule compte à mes yeux celle qui sépare le
poétique, quelle que soit donc la forme d’expression, du prosaïque !
ND :
Quelles sont vos préférences quant à la versification ? Vers libres ?
Rimes ?
AS : Si j’ai fait mes classes
à l’école de la versification classique,
y compris en écrivant des sonnets on ne peut plus réguliers mon écriture et mon
souffle, plutôt que mes préférences d’ailleurs, m’ont conduit au vers
libre ! Quant à la rime, il suffit qu’on me demande pourquoi il n’y en a
pas dans mes poèmes pour que je réponde parce que ça ne rime à rien ;
Au-delà de cette boutade, je crois néanmoins à la musicalité tout comme à la
force expressive des images, que les critiques me reconnaissent volontiers.
Jean Rousselot, par exemple, avait écrit à la parution de mon premier recueil
de poèmes que j’avais une science de l’allitération digne de Racine et d’Hugo.
Diantre !
ND : A
quand remonte votre vocation poétique ? Par quoi fut-elle
déclenchée ?
AS : Je voudrais d’abord
rappeler que ma langue maternelle est l’alsacien, un dialecte alémanique, que
mes parents étaient pauvres mais généreux et que mon père, qui m’a fait le don
de l’émerveillement et à qui je dois sans doute ma « poétique du rien
somptueux » ne parlait pratiquement
pas le français et n’avait jamais lu de
livre. Ma vocation, pour reprendre votre mot, je la dois à des poètes, comme
Verlaine, qui m’ont fait comprendre la distinction sur laquelle je reviens
volontiers lorsqu’on me pose la question, à savoir la distinction entre la
langue de communication et la langue de communion. Pour prendre un raccourci,
disons que la poésie incarne cette dernière en se situant à mi-chemin entre la
musique et le silence. J’ai d’emblée aimé cette langue «non
utilitaire», cet «outil» de la beauté, à condition évidemment
que «poésie et vérité»
se rejoignent et se confondent. Mais c’est là un autre chapitre !
ND
: Pouvez-vous décrire votre cadre de vie, niché dans la
verdure «ce lieu qui génère le même
commentaire proche de l’aphasie» dans votre Journal (page 9) ?
AS : J’ai fait en 2003 deux expériences fondamentales, et
fondatrices, indissociables. D’une part, j’ai découvert
l’univers du handicap mental dans le cadre de ma vie
professionnelle et d’autre part j’ai acheté un vieux chalet en
moyenne montagne au cœur même de cette Alsace centrale que j’aime
tant. Au point que j’en ai fait ma terre d’élection par
opposition à ma terre natale des bords du Rhin. Le chalet que
j’habite, Le Tourneciel, qui est aussi le titre d’un de mes livres, me
vaut depuis chaque jour le même enchantement. J’y vis pour
l’essentiel, seul, en harmonie avec la nature, en retrait(e) avec ce
qu’il me faut de recul et de hauteur pour me sentir pleinement qui je
suis. Si j’ai appelé le journal 2008 «Au-dessus du brouillard»
c’est autant pour ces raisons que pour la réalité
physique du lieu ! Au Tourneciel, je mène une espèce de
vie franciscaine en osmose avec les arbres et les nuages, les merles,
les chauves-souris et les écureuils et n’ai pour seul point de
repère que le château du Haut-Koenigsbourg, un phare dans
la mer de mon ciel ! Ce qui ne veut pas dire que je baigne dans une
forme de contemplation béate. Je me sens simplement
davantage du côté de la vie que dans la plaine, en
ville, où commence le monde et où je passe beaucoup
d’heures avec des obligations loin de l’image du rêveur qu’on
colle volontiers au poète. D’ailleurs, je suis aussi un amoureux
de Paris, de Venise, de Prague, de Lisbonne ou encore de Naples…
ND :
Avez-vous besoin de ce havre de paix, de cette solitude pour écrire ?
AS : Oui et non ! Oui,
parce que le lieu favorise le décantage et non parce que j’ai également besoin
de l’effervescence et de l’émulation du monde, dans lequel j’ai volontiers des
velléités de romancier alors que je me
sens plus «purement»
poète dans ce que vous appelez mon havre de paix. Quant à la solitude, j’en ai
besoin partout. C’est la condition, paradoxale, pour mieux me sentir relié aux
autres
ND :
Combien de temps consacrez-vous à l’écriture chaque jour ?
AS : C’est variable, mais ce
n’est pas la durée qui compte. Et pas seulement le temps passé à répandre de
l’encre sur du papier ou à taper sur un clavier ! Ceci dit, je suis un
homme de l’aube, de la virginité chaque jour reconquise, de ce que j’appelle
l’heure de la Genèse
quotidienne. 90% des pages de mon Journal ont été écrites à cinq heures du
matin. Sinon, j’ai comme tout le monde mes biorythmes avec mes pointes et mes
creux, ceux-ci correspondant à une forme d’hypoglycémie ! Une constante
toutefois : j’écris beaucoup en mouvement : marche, vélo, voiture… C’est
le versant «accumulation» et «précipitation». La restitution étant pour le
bureau, la table d’écriture, l’établi du tâcheron !
ND : Votre Journal 94/95
était dédié à l’hiver. Puis vous avez
opté pour un journal annuel. Pourquoi ce choix ? Avez-vous une
saison de prédilection ?
AS : Ce n’est pas tout à fait exact, voire carrément faux ! Des Sillons dans la neige
dont vous parlez n’est en effet que le troisième volume de ce
que la Presse avait appelé à l’époque Le Journal des Saisons. L’aventure démarre avec Comme un roseau de lumière, journal de l’été 94, se poursuit avec De feuilles mortes et d’étourneaux, le journal d’automne et se termine par Il a plu sur les cerises,
le journal du printemps. La folie avait été alors de
publier, chez trois éditeurs différents, les quatre
volumes en un an. Quant au Cœur saxifrage, il devait d’abord s’appeler La Cinquième saison
mais j’ai renoncé à ce titre parce que le volume est
«troué» ! C’est-à-dire qu’il n’est plus au
quotidien à partir d’un certain moment, alors que les autres,
tout comme Au-dessus du brouillard ont cette
particularité d’être quotidiens. Car, et cela
répond à la deuxième partie de la question, j’aime
toutes les saisons et particulièrement celles dites transitoires
: le printemps et l’automne.
ND : Horace a écrit : «La poésie est comme la peinture».
Que pensez-vous de cette réflexion puisque que
quelques-uns de vos ouvrages sublimés par des artistes
deviennent de vraies sources de lumière ? Colette Ottmann pour Le Tourneciel et Benjamin Strickler pour Le Voyage de l’arbre par exemple. Pourquoi une telle démarche ? Envisagez-vous de réitérer ce type de collaboration ?
AS : Si j’ai toujours aimé se
faire rencontrer les muses et toujours cru en la fécondation réciproque des
différentes formes d’expressions artistiques, les collaborations que vous citez
sont autant le fruit du hasard que d’un fort besoin de rencontre. Notez que la
démarche n’est pas toujours la même, car si dans le livre avec Rolf Ball par
exemple, la peinture précède le poème, c’est le contraire avec Le Tourneciel et L’homme qui marche illustrés par Colette Ottmann. Quant au Souffle de l’ange, il est le résultat d’un cheminement en
parallèle avec Sylvie Lander. Evidemment, je suis fier d’avoir pu réaliser un
livre avec mon fils Benjamin et heureux d’avoir vu certains de mes textes,
comme Eloge des semaines mis en musique !
ND :
Serez-vous au rendez-vous du marché de la poésie à Paris ?
Qu’attendez-vous de ces manifestations ?
AS : Je compte en effet m’y
rendre parce qu’on est «vraiment»
entre gens qui écrivent de la poésie et lecteurs qui la lisent ! Et
l’ambiance y est si chaleureuse. Fraternelle presque.
ND : Peut-on connaître vos projets sur le point d’être concrétisés ?
AS : Oui, bien sûr ! Il y
a, au titre des publications prévues cette année : Le Journal 2009 -
Le Bréviaire del’écureuil, un cycle de poèmes La
lumière de la mort illustré
par la plasticienne – peintures et gravures – Dan Steffan ainsi qu’un livre
consacré au mosaïste Gérard Brand ! Peut-être aussi un ensemble dédié à la
mer !
ND : Pour mieux cerner votre sensibilité, pouvez-vous choisir quelques mots qui vous qualifient?
AS : La joie mozartienne. La
quête de la lumière. L’homme qui marche. La rencontre. L’échange.
La foi en la vie !
ND :
On retrouve les échos de vos voyages, de vos déplacements à travers la France
dans votre Journal 2008, y a-t-il un
pays, un site pour lequel vous aimeriez réaliser un recueil complet ?
AS : En fait, il y a deux
projets distincts mais complémentaires. Le premier concerne tout une série de
lieux : pays, villes, sites… et le deuxième, annoncé dans le Journal, est pour la Grèce et plus particulièrement
pour les Cyclades, où je prévois de retourner ce printemps !
ND :
Votre journal est traversé par la musique. Pouvez-vous
écrire avec un fond sonore ? Quels compositeurs ont votre
préférence ?
AS : Je n’écris jamais avec un
fond sonore autre que celui qui me porte de l’intérieur. Quant aux compositeurs
de prédilection, je mets en avant le même tiercé depuis mon adolescence même si
l’ordre n’est pas inamovible : Bach, Mozart, Beethoven. Mais j’aime aussi
Schubert et Chopin, Mahler et Richard Strauss, pour n’en rester qu’aux
classiques !
ND
: Vous avez déclaré avoir comme précieux viatique
un recueil d’Emily Dickinson. En avez-vous changé depuis ?
AS : Emily, comme je l’appelle
affectueusement, a été en 2008 une aile d’un ange – l’ange poésie - dont
l’autre a été Marina Tsvetaeva, que je connais d’ailleurs mieux qu’Emily. Leur
présence simultanée m’a été bénéfique comme le sont celles d’autres auteurs, mais ne peut pas
être considérée comme déterminante pour moi, alors que celle de Georges Haldas,
oui ! Je suis en contact quasi permanent avec ses Carnets de l’Etat de
Poésie. S’il y a un homme qui écrit dont
je me sens proche, c’est bien lui. Je lis évidemment beaucoup de poètes, un de
mes préférés restant Hölderlin !
Nadine Doyen Traversées n°58
Retrouver ne serait-ce
Que la tendresse élémentaire
Des gestes
Loin des stigmates
De tes mains
Juste s’arrêter pour servir
D’atlante au ciel
Ne pas chercher à comprendre
Résister à rien
Juste onduler avec
Le mélodieux naufrage
Des merles
***
Vivre est une joie obscure
Une poussée permanente
Un besoin continu
De casser des coques
De briser des gangues
Mais tu quitteras la terre
Comme tu es venu au monde :
Affamé de lumière
***
Sonore la mer
Comme un vieux cheval
Fraîchement ferré
Piaffe sur place
Sabots d’échos collés
Aux pavés du ciel
***
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