QUI EST ANGÈLE VANNIER ?
par Nicole Laurent
Un
nom trop oublié, une étoile qui a passé dans le
ciel surréaliste, une aveugle voyante.
C’est
d’abord une jeune fille de la bourgeoisie rennaise qui fait ses
études de pharmacie. Un jour à la table de famille elle
déclare qu’elle devient aveugle.
On se récrie que c’est encore Angèle qui veut faire son
intéressante.
Mais c’est un glaucome qui se déclare et la laisse aveugle
à 22 ans.
On est en 1939.
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Non,
c’était d’abord une enfant que sa mère avait
confiée à l’âge de huit mois à la
grand-mère, on est en avril 1918, à la fin de la grande
guerre. Est-ce nécessité d’aller à la campagne
pour avoir du lait ? Est-ce fatigue de la mère ? Angèle
n’a jamais su et s’est forgé une légende autour de cette
demeure, le Châtelet à Bazouges-la-Pérouse,
où vivaient à l’époque quatre femmes sans un seul
homme, deux vierges et deux veuves, comme elle disait : la servante et
la tante fille de la grand-mère d’une part, la grand-mère
et sa belle-sœur d’autre part. L’enfant y restera jusqu’à
l’âge de huit ans, pourquoi si longtemps ? Là encore
énigme. La petite fille y est choyée comme une reine.
Ensuite elle retourne à Rennes dans sa famille et va à
l’école de l’Immaculée.
Devenue
aveugle, Angèle Vannier quitte sa famille et retourne dans la
demeure où elle a vécu son enfance, entre la servante et
la tante seules, la grand-mère et la grand-tante étant
mortes. Elle reste un an sans rien faire d’autre qu’apprivoiser ce
monde nouveau où la hiérarchie des sens est
bouleversée.
Alors elle
écrit ou plutôt elle dicte des poèmes, elle marche
dans la forêt, elle fait du tandem et peu à peu elle
renaît à la vie. Une amie lui lit les poètes et « Le Goéland » le
journal de Théophile Briant auquel elle est abonnée. Elle
y envoie ses poèmes qui sont publiés, elle reçoit
le prix de poésie et Théo préface son premier
recueil : Les songes de la
lumière et de la brume, paru en 1946.
La
cécité qui l’a abattue pendant un an, où elle
s’est enfermée comme dans un cocon, un nouvel utérus,
elle en fait son cheval de bataille, l’acceptant, mieux encore la
revendiquant, la choisissant comme dans ce poème :
S’ils venaient du bout du monde
Avec
leurs petits couteaux
Dont la
pointe est sans défaut
Pour
tuer mes yeux nouveaux
……….
Je
lâcherais mes bons chiens
Sur
leurs gueules d’assassins
Et
m’endormirais tranquille
Aux
plis de ma bonne ville.
Plus tard elle dira :
« Mes yeux
fondirent dans ma bouche / Je pris la nuit comme un bateau la mer
»,
verbe actif, mais aventure aussi sur cette mer d’inconnu et de
périls. Elle vit cela comme un défi, veut vivre comme
tout le monde, sans apprendre le braille, sans canne blanche. La
crainte que la cécité ne lui ferme les portes de l’amour.
Ah !
comment voulez-vous qu’on s’aime
Sans se regarder dans les yeux ?
dit-elle dans La
fille aveugle.
Rentrée à
Rennes, elle fait des émissions de radio à Radio-Rennes
avec Per Jakez Helias, sortes de scénarios poétiques et
ancrés dans la légende. Elle fréquente la
faculté des Lettres.
A
partir de 1947 elle voyage à Paris, seule et sans canne blanche.
On la conduit à la gare de Rennes, un ami l’attend à
Montparnasse. Elle assiste aux dîners de Théophile Briant
à la brasserie Lipp où elle rencontre des poètes
comme Germaine Beaumont, Charles Le Quintrec, Luc Bérimont,
Maurice Fombeure. Elle fréquente le Tout Paris. Un temps, un
journal à sensation l’accuse en première page de vouloir
détrôner Edith Piaf qui ne fait qu’en rire. Elles
sont amies, ont même taille, même allure, même
manteau, même présence de la voix et Angèle fait
des spectacles de lectures et chant. Elle écrit Le Chevalier de
Paris qu’Edith Piaf va créer et qui fera le tour du monde en
plusieurs langues, en allemand avec Marlène Dietrich, en anglais
avec Sinatra ou Bing Crosby, plus tard reprise par Yves Montand ou
Catherine Sauvage.
A Paris également
Angèle rencontre Paul Eluard, et par lui le surréalisme
qui va marquer un tournant dans son œuvre. Eluard reconnaît en
elle un grand poète et préface son deuxième
recueil: L’Arbre à feu,
paru en 1950, où il dit « Angèle Vannier
préserve tout de l’ombre, merveilleusement. »
Désormais la vie et l’œuvre de la poète aveugle
s’interpénètrent et elle sait se créer un monde
avec des personnages hauts en couleurs. Elle met en scène la
demeure de l’enfance, où la servante lui contait les histoires
de loups, de fées, de princes, la grand-mère lui chantait
la violette double ou le furet du bois joli, la grand-tante aux bijoux
d’améthyste ne quittait pas sa chambre et se serait pendue.
Enfin Mademoiselle, sa tante, à la religion si austère,
racontait Angèle, qu’elle ne voulait point s’asseoir sur une
chaise où un homme aurait pris place avant elle.
Atmosphère étouffante pour la jeune poète au point
qu’il lui faudra bien un jour « brûler les bibles de
famille et briser le sablier légué par les aïeux
» pour oser vivre enfin la grande révélation de la
chair.
De poèmes rimés et rythmés, dont certains ont fait
des chansons, où le folklore enfantin des loups, des
bergères et des contes et les références bibliques
tiennent une large place, elle passe à des textes plus
énigmatiques, plus symboliques d’où émerge peu
à peu non plus la jeune fille, mais la femme dans tout son
épanouissement. Elle passe selon le mot d’André
Guimbretière « d’une écriture de
représentation à une écriture d’apparition
». Elle ne dit plus le monde tel qu’il est ou rêvé
mais crée un nouveau monde grâce à des images
fortes et colorées. C’est désormais un monde de
sensations : odeurs, sons, touchers, mais aussi et paradoxalement un
monde de clair-obscur et de couleurs : «
Un loup s’endort au cœur d’un triangle écarlate ».
Les citations seraient nombreuses.
Angèle
s’est mariée et, grâce sans doute à des lectures
conjointes et à l’influence surréaliste, l’astrologie, la
psychanalyse, la psychologie des profondeurs viennent nourrir son
imaginaire. Le Choix de poèmes paru chez Seghers en 1961,
témoigne de cette évolution. Mais c’est dans Le sang des
nuits, paru chez le même éditeur en 1966 que la
métamorphose est complète.
Parallèlement elle écrit
un roman, La nuit ardente
paru en 1969 chez Flammarion où la Bretagne se fait toute
présente avec ses rites, ses légendes et ses
mystères.
Il ne faut pas se le cacher, les
poèmes de la seconde époque d’Angèle Vannier sont
difficiles, énigmatiques. Mais quelques clés nous aident
à entrer dans son monde où l’étrange de la vie se
révèle à travers des mots concrets qui font image
et symbole : le miroir, l’horloge, le château, la couleur bleue
et la nuit, la nuit, la nuit. Ce qui fait difficulté c’est la
collusion des mots, ces images surprenantes, surréalistes encore
une fois, et la densité de l’écriture. C’en est fini des
phrases construites logiquement, des vers rimés, ici ce sont des
juxtapositions, des infinitifs, des ruptures de ton.
L’anecdote s’efface au profit d’une
profusion de sensations, couleurs, sons, touchers. Ce ne sont plus les
contes mais désormais les mythes, celui de Mélusine en
particulier, et celui d’Œdipe ou de don Juan qu’elle mâche,
rumine, recrée et décortique.
Pour conclure, je voudrais citer quelques lignes de Jean-Pierre Siméon
dans la revue ARPA n° 45 :
“ Angèle Vannier qui ne s’est
jamais enfermée dans un système de pensée, dans
une perception univoque de la réalité, a eu recours
simultanément aux symboles de l’astrologie, des cartes, des
mythologies, voire de la culture populaire telle qu’elle s’exprime dans
la culture gallèse, bref elle a sollicité tout ce qui,
plongeant par ses racines au plus profond de l’inconscient collectif,
pouvait restituer au travers d’un langage allusif et analogique
l’énigme qui l’obsédait et nous obsède
désespérément. Si l’on songe aujourd’hui à
cerner l’originalité de l’apport d’Angèle Vannier dans la
poésie contemporaine, c’est là à mon sens qu’il
faut chercher : usant avec audace des chemins les plus improbables un
poète nous invite à nous reconnaître dans
l’inconnu. "
***
Quelques livres
encore disponibles :
Choix de
poèmes, édition Rougerie (Mortemart,
87330 Mézières-sur-Issoire, 1980)
Otages de la nuit (essai)
suivi de Parcours de la nuit,(poèmes) édition
Librairie Bleue (Troyes, 1978)
Dites-moi vous, Juan,
édition La Part Commune (Rennes, 2012) ...( y lire un extrait
sur leur site.)
Angèle Vannier
par Nicole Laurent Catrice
pour Francopolis septembre 2012
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