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Lettre à Assia Gjebar
de
Ana Rossi
Assia Gjebar
née en Algérie d'un père arabophobe et d'une
mère berbérophone, elle écrit en français et
elle enseigne aujourd'hui à l'université de New-York. Elle recevait
le "Prix pour la Paix" des éditeurs et libraires allemands en octobre
2000 où elle se fit remarquer par son discours sur l'analyse des questions
liées aux rapport France et Algérie, à l'Islam et aux
femmes, enfin à son choix de la langue française:
Idiome de l'exil
et langue de l'irréductibilité
Cette femme qui écrit dans Femmes d'Alger dans leur appartement,
"Ne pas prétendre parler pour, ou pis, parler sur, à peine
parler près de, et si possible tout contre"
éveille des émotions et des liens d'appartenance et c'est
ce que nous libre ici Ana Rossi dans sa lettre à Assia Djebar.
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Lettre à Assia Djebar,
Dans le parfum et la musique de tes livres, j’ai retrouvé
ciselé en mots, ce que pendant si longtemps, je n’ai pu le dire,
n’ayant à mes côtés et pour toute compagnie en langue
française, que ma solitude et cette quête qui dura… quinze
ans, avant de sortir de cet état que tu nommas « autisme »,
et que je subissais, à défaut d’avoir un nom pour le métamorphoser
en réalité. Quinze années où j’observai, moi-même
et les autres, ces autres qui vivaient en France, qui parlaient français,
venant du français, leur langue, leur propriété, et
moi, qui choisis cette langue pour écrire, pour y construire mon pays.
Ainsi, mes silences constituèrent le chantier de moi-même,
écartelée entre, d’un côté, la culpabilité
d’avoir abandonné la langue de « mon » pays, le Brésil,
choix de vie de mon père, et où réside toute ma famille
aujourd‘hui, et de l’autre, le désir de retourner à ce que
j’avais goûté à l’âge de neuf ans comme fille de
réfugié politique en Belgique, où je découvris
le français et le néerlandais, pays que j’ai abandonné
pendant huit longues années… pour retourner là-bas où
ce n’était plus chez moi.
Cet écartèlement entre deux possibles, deux mondes, je le
sentais dès la descente de l’avion. Et je pense que je sentirai souvent
dès toute descente d’avion, me préparant à être
autre chose, une autre femme de ce que je fus jusqu’alors.
Ainsi, au cours de l’atterrissage, que ce soit ici ou là-bas, je
me noyais dans mon labyrinthe, une attente entre deux langues, deux êtres
dans mon être, pour me retrouver travestie de moi-même, dans
mon être transpercé par la douleur de tout regrouper. En retrait
des paroles des autres, autiste, en demi-teinte, muette, « presque
», je m’interrogeais sur comment parler de moi, de mes sœurs, des femmes
de cette moitié de l’humanité… à la parole confisquée.
Car, dans le monde d’ici, les femmes ne sont pas les femmes de là-bas.
Et, face à la lucidité de ce constat, je perdis mon enfance
une deuxième fois, celle des après-midi interminables derrière
la verrière éclairée par la lumière de l’hémisphère
sud, celle des femmes de la tribu paternelle, ces italiennes brésiliennes
plantureuses, heureuses de vivre, les « mama » et leurs filles,
assises mi-assoupies, s’affairant à de choses féminines, de
pédicure et de manucure, pour prendre le temps d’écouter ce
qu’on raconte seulement lorsqu’on est sûre d’être femmes comme
les histoires d’amoureux, les sorties de la veille, les horaires obligatoires
de fin de soirée au cours de cette latence du temps qui ne passait
plus… assoupi dans le regard qui arrêtait le souffle. Et la question
pulsa en moi, désordonnée. Je l’écoutai, elle mûrit,
devint chose, nom clair, pur, limpide porteur d’une question en suspens :
en quelle langue ? Et mon autisme m’amena la réponse : la langue française.
Ainsi, je commençai ma vie à l’aube des quarante ans, dans
la langue française, en langue française, pour reconstruire
mon héritage culturel. Car, je ne naquis pas héritière.
Je le suis devenue. Cette trajectoire, toute en méandres, Assia,
me mena jusqu’à tes livres qu’au début je ne compris pas,
qui me parurent étranges, cette langue entre la subjectivité
et l’objectivité historiques rapportant les propos des femmes de Médine,
ou bien celles de leur appartement dessiné dans le regard volé
de Delacroix, moi encore sur la défensive… jusqu’à ce que je
compris et je vis cet espace autre, étrange, en constitution comme
étant l’écriture d’une femme parlant du monde au féminin,
racontant d’un point de vue autre, cet autre dont je suis également
issue qui ramenait à la vie ce qui avait été caché,
tu.
Ce point de vue où tu te plaças, Assia, contre, tout contre
les femmes, c’est ce que je cherchais. Cette double différence, écrire
dans cette autre langue, le français, et écrire contre, tout
contre les femmes, m’imposa sa logique. Et, comme toi, Assia, j’ai laissé
mes peurs se calmer, je les ai canalisées, je les ai désamorcées,
je les ai recrées au fur et à mesure que ma langue se recréait.
Cette renaissance, cet autisme, je l’ai revendiqué, je l’ai choisi,
je l’ai choyé, je l’ai désiré pour renaître dans
une langue française qui, aujourd’hui devient mienne également.
Une langue où je construis cet espace pour dire « l’autre »
que je suis, venue de si loin, et de si près, cette « autre
», cette femme si différente.
Ainsi, je vais, plus légère dans mon pays à créer,
dans cette langue qui apaisa ma respiration et dissipa mes cauchemars, moi,
qui suis « des fois » comme on dit en belge, écartelée
entre trois lieux de paroles, le portugais, le français et l’espagnol,
et un seul et unique lieu d’écriture, le français. Dire mon
expérience de là-bas dans l’invention de la langue d’ici pour
construire le là-bas dans le ici, et le ici dans le là-bas.
Comme toi, Assia, j’ai été austère à vingt
ans, et je veux être légère lorsque je m’en irai, comme
ma grand-mère maternelle, heureuse d’avoir vécu dans le calme
apporté par la certitude d’avoir été là.
Et, alors, ma révolution tranquille aura eu un sens… de recherche
de soi et du monde par le ciselage des mots et du texte, dans l’univers
de la littérature.
Ana Rossi
Marseille, le 23 octobre 2003
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Quelques liens sur Assia Djebar
http://www.limag.refer.org/Volumes/Djebar.htm
http://www.algeriades.com/news/previews/article501.htm
Entrevue
dans la Revue /Nuit Blanche/ Automne
2003
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