Rencontre avec Emmanuelle Urien,
ou l’humanité prise à partie.
Par Florence
Noël
Il y a un mois, à la
sortie de la Foire du Livre de Bruxelles, je tenais dans
mes mains le dernier ouvrage tant convoité d’Emmanuelle
Urien,
« Toute Humanité mise à part ».
Il me tardait de le lire, tant à chaque fois que
j'ai eu l’occasion d’être invitée
comme lectrice dans un de ses récits, principalement
sur le net, j’y ai pris du plaisir, de l’amusement
qui frôlait quelque fois une certaine jubilation.
Il fallait prolonger cette
lecture avec une conversation par e-mail, puis une interview
en règle, pour saluer cette nouvelle écrivain,
prometteuse et aux récits plein de jus, parfois noirs,
toujours de chair et de sang, et quoi qu’en disent
son dernier titre, plein d’humanité.

Florence
Noël : « Court,
noir, sans sucre » Dès le titre de
votre premier recueil, la couleur et le goût sont
annoncés. L’atmosphère de la littérature
de genre « noir » comme parti pris, traversée
d’un humour apparaissant non pas comme finalité
mais comme genre complémentaire. Sur votre site on
lit ceci : « Notant avec une fascinante lucidité
que le monde ne tourne pas rond, Emmanuelle Urien s'acharne
à le démontrer dans une série d'écrits
iconoclastes que d'aucuns baptiseront nouvelles. Cette période,
dite "noire", marquera le renouveau du genre,
que les littératures post-modernes avaient rendu
obsolète, pestiféré, et contagieux.
» Le choix du genre vous vient-il vraiment d’un
constat amer sur le monde ?
Emmanuelle
Urien : Justement,
je n’ai pas pris le parti du noir, il s’est
imposé à moi au fur et à mesure de
l’écriture, sans que je me pose jamais la question
du genre dans lequel je versais. Et puis, à force
d’entendre dire que mes nouvelles étaient noires,
j’ai fini par le croire ! Pour « Court,
noir, sans sucre », évidemment, le choix
des textes est clairement orienté, et le titre annonce
en effet la couleur, pour des raisons de cohérence
du recueil.
Quant à la phrase que vous citez, il faut tout de
même préciser que mon site, et cette page en
particulier, donne dans l’auto-dérision ; cette
phrase n’est donc pas à prendre complètement
au sérieux. Je cherchais plus à souligner
le fait regrettable que la nouvelle soit considérée,
en France tout au moins, comme un « sous genre »,
qu’à attirer l’attention sur un quelconque
message que mes écrits contiendraient. Il n’y
a pas de message mais en effet un simple constat. Pas forcément
amer, d’ailleurs, plutôt ironique.
Florence Noël :
Ce second titre « Toute humanité mise à
part » est une antiphrase, pour preuve cet avertissement
ironique extrait de votre annonce « malgré
les précautions prises à chaque étape
de sa confection, ce livre peut cependant contenir des traces
d’humanité. » La nouvelle dite «
noire»» n’est-elle pas une manière
pudique d’exposer l’humanité «
malgré tout » de vos personnages ?
Emmanuelle
Urien : C’est à peu près
ça, en effet : montrer l’humanité par
défaut, et de l’intérieur si possible.
Souligner le fait que sous l’ordure, le cadavre remue
encore, qu’il a son mot à dire, et qu’il
peut même, contre toute attente, s’avérer
très bavard…
Florence Noël
: Ces histoires dénotent-elles davantage d’un
amusement ironique aux dépends des dérives
des temps actuels (solitude, maltraitance, abandon, criminalité,
… ) ou y mettez-vous une dénonciation subversive
?
Emmanuelle
Urien : Mon propos n’est pas de dénoncer
les déviances, je crois que toute personne normalement
constituée est à même de comprendre
en quoi ces comportements sont condamnables, et je n’ai
pas vocation à en rajouter dans ce sens. Quant à
m’en amuser, je ne crois pas que ce soit le mot. La
misère humaine ne m’amuse pas, au contraire.
Toutefois, le sérieux de la situation n’empêche
pas l’humour ou l’ironie, qui permettent d’adopter
le recul nécessaire pour ne pas sombrer dans le pathos
ou le sordide ; ils permettent même, paradoxalement,
de rendre certaines situations « extrêmes »
beaucoup plus réalistes, appréhensibles par
chacun. Comme je le disais plus tôt, je ne cherche
pas à faire passer de message, simplement à
montrer —montrer et non pas démontrer—
et à susciter des émotions, à commencer
par les miennes. Au lecteur de se les approprier ensuite
—s’il le souhaite.
Florence
Noël : Derrière nombre
de vos nouvelles, on sent poindre une réelle tendresse
pour certains caractères. Je pense à celle
pour Hubert le solitaire et l’enfant abandonné,
à celle pour Marie-Louise et ses anniversaires de
deuil qu’elle n’arrive jamais à vraiment
transformer en fête ou à Mollois et Gatard,
structurellement figés dans l’adversité,
le parfumeur de liberté et le prisonnier à
l’intellectuel amer, avec l’acte radical de
la mort choisie comme seule reconnaissance « qui vient
trop tard, comme tout ce qui vient en prison ». Est-ce
moi qui ne suis pas assez cynique en y lisant une espérance
« malgré tout » ?
Emmanuelle
Urien : Non, pas du tout, c’est précisément
ce que je ressens dans ces nouvelles : l’espoir derrière
le noir. Il y a du cynisme, bien sûr, et du désabusement,
mais c’est loin d’être l’essentiel.
J’écris sur la détresse intime de toutes
ces personnes qui se prennent, au propre comme au figuré,
des claques dans la plus grande solitude parce que certaines
infamies, par convention, ne se partagent pas. Moi, chaque
fois, j’ai l’impression de les accompagner là
où personne d’autre ne peut, ou ne veut aller.
L’espoir derrière tout ça, c’est
qu’au bout du compte, on trouve toujours un écho,
un sursaut. Ce ne sont pas juste des vies qui s’arrêtent,
il y a toujours matière à revenir dessus.
Florence
Noël : Que de prix et de concours
remportés, j’en ai compté 21 pour l’ensemble
du recueil « Toute humanité mise à part
». On dirait que vous avez fait le grand chelem des
concours durant ces deux dernières années.
En avez-vous laissé aux autres ? Les concours vous
motivent-ils par leurs contraintes ou bien était-ce
une manière de vous affirmer dans une reconnaissance
des professionnels en vue d’une publication ?
Emmanuelle
Urien : Les concours ont été
une manière de savoir si ce que j’écrivais
était recevable par d’autres personnes que
mon entourage proche. Après les premières
victoires, je me suis prise au jeu, c’est plutôt
agréable et flatteur même si, en définitive,
ça ne mène pas bien loin…
J’ai également découvert que c’était
une bonne façon de publier, nouvelle par nouvelle
: il est infiniment plus simple de remporter un concours
(et donc, dans de nombreux cas, de voir son texte édité
en revue ou recueil collectif) que de voir un manuscrit
accepté par une maison d’édition. Je
fais très peu de concours désormais, essentiellement
par manque de temps, et sans doute aussi parce que je me
suis enfin prouvé ce que je voulais savoir : oui,
mes textes sont recevables, et non, les concours ne sont
pas une fin en soi, juste une étape.
Florence
Noël : Pourquoi la nouvelle
? Ce genre marginal vous va bien : récit dense, bien
balancé, parfaitement maîtrisés jusqu’à
la chute toujours impressionnante. Est-ce une passion en
soi ? Ou rêvez-vous d’intégrer la communauté
des auteurs de romans (noirs) ?
Emmanuelle
Urien : J’écris depuis longtemps
et jusqu’à ces dernières années
je ne m’étais pas posé la question du
genre. J’ai fait un peu de tout : théâtre,
roman, poésie, textes sans queue ni tête et
généralement sans intérêt…la
nouvelle s’est imposée à moi pour des
raisons pratiques : son format permet d’en venir vite
à bout, et quand j’ai commencé à
faire lire mes écrits, il était plus simple
de soumettre quelques nouvelles achevées que des
bribes de roman, par exemple. Plus simple aussi pour en
obtenir d’éventuels commentaires. Ensuite,
il y a eu la période « concours » qui,
pour des raisons pratiques également (il existe peu
de concours de romans, et pas beaucoup plus de concours
d’écriture théâtrale), m’a
installée dans ce genre. Au final, c’est un
format qui me convient en effet, chaque fois j’ai
l’impression de relever un défi qui consisterait
à faire rentrer le monde dans une bouteille à
l’aide d’un entonnoir…
Quant au roman, celui que j’écris actuellement
n’est pas un roman noir, à vrai dire je ne
suis même pas certaine de pouvoir l’appeler
roman. C’est juste quelque chose que j’ai envie
d’écrire et qui me fait rire... Tant pis pour
la communauté du noir !

Florence
Noël : Malgré le pied
de nez aux spéculations sur l’origine de votre
génie qu’on peut lire sur votre site, je ne
peux m’empêcher de m’exclamer : Quelle
grande maîtrise de l’écriture à
votre âge ! Quand avez-vous commencé à
raconter des histoires ? Et à quel âge l’exercice
d’écrire pour d’autre que pour vous est-il
paru comme une évidence ?
Emmanuelle
Urien : J’ai appris à lire
très tôt, et j’ai tout de suite été
une lectrice boulimique. Et dans mes souvenirs, l’écriture
a toujours relevé du même processus que la
lecture, comme si la petite passerelle qui séparait
l’une de l’autre ne demandait qu’à
être franchie. Alors autant que je me souvienne, j’ai
toujours écrit. Est-ce que j’écris pour
moi ou pour les autres, je ne me le suis jamais vraiment
demandé… Au moment où j’écris,
je ne pense absolument pas au lecteur. Et quand j’ai
fini d’écrire, je ne pense plus qu’à
lui : va-t-il ressentir tout ce que je me suis acharnée
à mettre dans mes phrases ?…c’est une
attitude ambivalente, presque schizophrène, aucune
évidence là-dedans…Et quant au génie,
voilà bien une question que je ne veux même
pas me poser ! L’écriture est un penchant naturel
que j’ai cultivé, c’est devenu une passion
maîtrisée, avec tout le travail et les frustrations
que cela implique. Le génie, c’est un truc
qui n’arrive qu’aux autres, et je ne pense pas
être du nombre.
Florence Noël :
Je pense que votre succès et l’emballement
qu’on ressent à la lecture de vos récits
vient aussi de l’art de rendre vivant les détails
quotidiens, les attitudes, ainsi qu’un rythme qui
rend ces descriptions de gestes et de décors vivants
et extrêmement évocateurs de la vie intérieure
et extérieure des personnages. Etes-vous de ces écrivains
qui élaborent leurs idées par la fréquentation
au quotidien des gens anonymes mais dont vous imaginez une
vie romancée? Vos amis n’ont-ils pas peurs
en vous recevant de voir leurs petites manies ou leur univers
transposés dans une de vos nouvelles ?
Emmanuelle
Urien : Si c’est le cas, ils ne m’ont
jamais fait part de leurs craintes… En réalité,
au moment d’écrire une nouvelle, j’ai
rarement en tête « des idées »,
mais plutôt une atmosphère, ou quelques mots
obsédants qui contiennent en germe toute une histoire.
Une fois cette atmosphère posée sur le papier,
les détails ou les gestes quotidiens que vous évoquez
viennent se greffer à un embryon de récit
de façon très précise, et je sais chaque
fois que c’est exactement là qu’ils doivent
être pour que l’histoire prenne le sens que
je veux lui prêter, et se charge de l’émotion
que je ressens en l’écrivant. Ces détails,
je les puise bien sûr dans le monde qui m’entoure,
plus rarement j’extrais des éléments
d’un fait divers ou d’un phénomène
de société, ou encore de nulle part, ce qui
passionnerait sans doute beaucoup mon psychanalyste si j’en
avais un…
Florence Noël
: Quelle est la place des publications dans les revues et
magazines internet dans votre jeune parcours d’auteurs
? Importance du rapport facilité avec le lecteur
?
Emmanuelle
Urien : Grâce aux concours, comme
je l’évoquais auparavant, j’ai publié
dans une cinquantaine de revues et recueils « papier
». Viennent s’y ajouter les parutions sur quelques
sites de l’internet littéraire, dont Francopolis.
Même si ces publications n’ont pas toutes été
suivies d’échanges avec les lecteurs, elles
m’ont permis de savoir que j’avais un public
qui se constituait peu à peu, un public intéressé
et plutôt enthousiaste, et dont les encouragements
m’ont permis de rester optimiste dans ce que j’appelle
souvent « la joyeuse galère de l’écriture
».
Florence
Noël : Quelles sont vos «
récurrents », les thèmes fondamentaux
qui vous hantent, quelle que soit l’orientation du
scénario de la nouvelle ?
Emmanuelle
Urien : L’homme et sa relation avec
lui-même et les autres, dans un cadre qui dépasse
rarement celui de la société dans laquelle
j’évolue tous les jours. Monsieur et Madame
tout-le-monde ont des vies passionnantes, bouleversées,
dramatiques, infectes, il suffit de s’y intéresser,
de soulever un peu le pan du vieux rideau qui occulte leur
intérieur. On a tous vécu des drames ou on
en vivra tous un jour, qui passeront inaperçus pour
le reste du monde. Ce sont ces drames intimes qui m’intéressent,
pas par voyeurisme mais par compassion, ou plus justement
par empathie.
Florence
Noël : Quels sont vos auteurs
intimes, ceux qui ont fait votre écolage dans l’art
de lire et ceux qui vous inspirent dans l’art d’écrire
?
Emmanuelle
Urien : Je vais en oublier, bien sûr,
et pas des moindres, mais dans le plus grand désordre
en voici quelques-uns : Samuel Beckett, Annie Saumont, Eric
Chevillard, Lydie Salvayre, Olivier Adam, Boris Vian, Jean
Anouilh, Richard Jorif, Akif Pirincçi, Serge Doubrovski,
et puis bien sûr Shakespeare, Diderot, Rabelais, Zola,
Steinbeck, plus récemment Damasio ou Fforde…et
quelques dizaines d’autres, plus tous ceux que je
n’ai pas encore lus. Côté intimité,
c’est un peu raté…
Florence
Noël : Lisez-vous beaucoup
? Et quelles littératures privilégiez-vous
?
Emmanuelle
Urien : Je lis beaucoup, mais beaucoup moins
que je le voudrais. Je suis régulièrement
désespérée à l’idée
que je ne parviendrai jamais à lire tout ce qui mérite
de l’être …
En principe, je ne privilégie aucun genre, mais dans
les faits, et justement à cause de ce manque de temps,
j’essaie d’aller vers une littérature
un peu exigeante, en évitant un certain nombre de
succès de librairie dont la qualité me semble
discutable. Je reste fidèle à mes auteurs
préférés, et j’y ajoute toutes
les découvertes que mes flâneries sur internet
ou dans les librairies suscitent. Je lis aussi pas mal de
manuscrits, et les livres publiés par des auteurs
qui, comme moi, ont fait leurs armes dans les concours,
et dont le talent, à mon sens, est évident
(Georges Flipo, Frédérique Martin, Alain Emery…)
Florence
Noël : On compte parmi vos personnages
autant de figures féminines que masculines, pourtant
les femmes qui apparaissent sous votre plume sont souvent
écrasées par l’ancien régime
: perdues, battues, socialement misérables, dépendantes,
rejetées… Femme actuelle, comment concevez-vous
l’épanouissement féminin dans notre
monde?
Emmanuelle
Urien : La question de l’épanouissement
féminin se pose encore, celle de l’épanouissement
masculin ne s’est jamais posée... Il n’y
a pas de discours féministe dans mes nouvelles, et
il n’y en aura jamais, dans la mesure où l’égalité
des sexes telle qu’on la pose en général
me semble utopique et pas forcément souhaitable.
Il n’en demeure pas moins qu’une femme, à
moins d’évoluer dans un milieu social particulièrement
favorable, est plus souvent victime que bourreau, même
en toute discrétion, et même si l’on
ne peut évidemment réduire la société
à ces deux catégories d’humains. L’épanouissement
n’est pas un problème de sexe, voilà
tout.
Florence
Noël : Et maintenant ? Deux livres
publiés en l’espace de trois mois ! Quel est
votre nouveau projet, envisagez-vous de vous ouvrir à
d’autres genre ou de contribuer par votre talent à
donner un nouveau souffle au genre noir, à la manière
de ce que fait un Thomas Gunzig en Belgique ?
Emmanuelle
Urien : J’écris régulièrement
pour la radio et sur commande, des fictions brèves
et… noires ! La nouvelle, je ne l’abandonnerai
évidemment pas, parce que c’est un mode d’expression
qui me passionne, mais en ce moment, je fais une pause pour
écrire ce roman-qui-n’en-est-pas-un, et probablement
un deuxième ensuite. Et quant à donner un
souffle à quelque genre que ce soit...c’est
une chose qui se considère a posteriori, et dont
vous pensez bien que je ne saurais être juge. J’écris,
et on verra après.
Son site : http://www.emmanuelle-urien.org/
Par Florence Noël
pour Francopolis
Avril 2006
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