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Après la bataille, Denis Emorine
(aux Éditions du Gril, Belgique)

petite chronique


par

Dana Shishmanian



Où va-t-on ? Qui est-on ? Que fait-on ?

Denis Emorine, auteur polyvalent, dont la poésie constitue selon moi le filon le plus riche et le plus profondément encré dans le terroir de son écriture, est un questionneur ; toujours en quête d’une identité vraie, soit-elle contradictoire voire multiple, d’une réponse ultime, soit-elle ambigüe, d’un repère existentiel, soit-il vacillant, comme la vie elle-même.
 

Justement, Vaciller la vie, son dernier recueil de poèmes, ses proses entre chien et loup, réunies sous un titre en même temps voyeur et engagé, De ma fenêtre, ou enfin, dernièrement, cette courte pièce de théâtre suspendue dans un temps et un espace presque indéterminés, héritière de l’esprit de Ionesco et de Beckett, qui s’intitule opportunément Après la bataille, nous plongent au cœur même des interrogations qui font l’homme ; et, qu’on l’aime ou non, ces interrogations nous sont jetées à la figure, elles nous empoignent, elles nous obligent à leur faire face. Pour chercher à notre tour nos réponses à nous, à chacun de nous. Et peut-être deviner un horizon d’approche collective, jamais vraiment évoqué, tant la démarche reste personnelle, puisque chaque individu est unique.

Alors, nous voilà près de trois individus distincts, trois soldats – on dirait même presque dans leur peau, tant le viseur de l’écrivain est proche, sans distance aucune – perdus sur un champ de bataille dévasté ; chaque protagoniste a son ego, son apparence distinctive, et pourtant, un esprit de grégarité s’insinue de plus en plus et tente de les gagner tous : l’instinct de tuer l’autre, les autres, comme si, en ce faisant, on supprimait les différences, les responsabilités, les personnalités. Pour tous nous retrouver confondus dans l’indistinction d’une mort commune, sans espoir, sans au-delà, car si Dieu n’est pas, tout est permis. C’est ce postulat comme tiré des Frères Karamazov de Dostoïevski qui se pose, me semble-t-il, implicitement, à la base de l’équation donnée à résoudre aux trois protagonistes ; postulat que la guerre personnifie mieux que toute chose – puisque:
« A la guerre, tous les coups sont permis ! » :
« Que c’est banal, la mort. Ici, tout est pareil. C’est la même désolation lisse. Rien d’autre.
C’est affligeant ; toujours la même chose à perte de vue. »

La proposition du caporal, Sergueï, de tirer à la courte paille le privilège de survivre en tuant les deux autres
– proposition dont l’émetteur ne tire aucun bénéfice personnel, puisqu’il se met en jeu comme les autres – revêt dès lors un air de séduction diabolique : outre le faux enjeu d’une survie que rien, en fait, ne semble menacer « après la bataille », si ce n’est l’ennui existentiel de la perte de toute distinction des valeurs qu’exprime la première réplique du texte, citée ci-dessus, on lit ici une pure tentation du crime, une incitation au meurtre, quel qu’en soit l’auteur, quelle qu’en soit la victime. D’abord réticent, Slava, le premier soldat, abandonne ses scrupules et se laisse finalement convaincre ; Dimitri, le deuxième soldat, plus pragmatique, plus près encore d’un instinct de conservation primaire, résiste mieux, se posant dès lors, involontairement,
en victime, du moins temporairement, jusqu’à ce que le jeu se retourne contre le déclencheur, Sergueï. Mais doit-on le non accomplissement de l’acte criminel, du moins, dans le cadre donné du texte lui-même, à la résistance d’un protagoniste ou d’un autre, ou plutôt aux pures circonstances, qui font apparaître en fin de compte le danger imminent d’une reprise des combats, faisant ainsi oublier aux trois soldats la proposition de s’entre-tuer ou, tout simplement, la rendant inutile – puisque la guerre devrait de toutes les façons s’en charger, et le fait même aussi bien ? Le fait de changer plusieurs fois de mains n’enlève pas à la menace de tuer, matérialisée par le fusil, son caractère indifférent et par rapport à la cible, et par rapport à la personne du tueur, tant les rôles sont interchangeables dans ce jeu à la roulette russe, où la culpabilité est diffuse et généralisée, et la responsabilité n’existe tout simplement plus. L’humanité, à savoir ce qui fait que chacun soit différent, responsable, et reconnaissant la différence et la responsabilité de l’autre, au travers de ce lien indissociable créé par la culture, par l’amour, par l’art, entre individu et communauté, dialectique fragile s’il en faut, apparaît ici comme anéantie, affaissée dans une masse amorphe où l’on ne distingue plus l’être vivant du cadavre :

« Regarde ce charognard ! …) Regarde-le s’agiter autour des cadavres ! (…) Dire que je pourrais l’abattre comme ça, distraitement, sans y penser. Comme tout est facile, parfois ! »
Et encore :
«  Essaie donc de comprendre ! Puisque vivants ou morts, c’est pareil, si je te tue, ça ne fait aucune différence ! »
La découverte de la facilité justement avec laquelle des hommes peuvent sombrer ainsi dans l’inhumanité donne le vertige : oui, on le sait, on en a des preuves presque tous les jours, la réalité historique en est pleine, mais monter cela sur une scène vide, le mettre en exergue de manière si dépouillée, avec une telle force d’exemple, à partir d’une situation simplifiée à l’extrême, hautement symbolique tout en restant si commune, presque banale, relève d’un grand art dramaturgique et poétique en même temps. Cela fait frémir. On ne se sent pas spectateur dans une chaise, lecteur dans son fauteuil, on se sent là, au milieu de cette scène de guerre, à se surprendre penché au-dessous du gouffre qui s’ouvre en soi-même. Jusqu’où pouvons-nous tomber, si plus rien n’a d’importance à nos yeux, si tout l’édifice de nos valeurs s’écroule ? Au fond, y a-t-il un support pour nous retenir, dans un cas extrême où nous ne distinguons plus la vie de la mort qui nous entoure ? Ou sommes-nous uniquement soumis à la chance : celle de ne pas être tué,  celle de ne pas tuer, indifféremment, sans que notre décision ne compte le moins du monde, puisque les sorts sont tirés en toute…. objectivité ? A savoir que « choisir son camp en toute liberté » devient synonyme de « se remettre au hasard » ?
Alors, qui sommes-nous ? Que sommes-nous capables de faire ? Où allons-nous ?
- « Dimitri : Et nous ? Qu’est-ce qu’on fait ?
-Slava : On s’en va.
-Dimitri (il hurle) : Comment ça ? Pour aller où ? Tout se ressemble ici. (Il fait un geste vague.) La mort a tout rendu pareil ! »
Miroirs inquiétants que ces questions qui fusent… Et c’est peut-être là l’unique issue possible : dans le fait même de nous laisser interpeller par de telles questions, sous-jacentes à ce texte autrement dense, sobre, dépouillé de tous effets discursifs ou dramatiques, de toute emphase. Denis Emorine est un auteur qui nous questionne. Qu’allons-nous lui répondre ? D’au-delà de la scène, finalement ravagée par un obus qui confond tueurs et victimes, on perçoit poindre une sorte d’horizon fumeux, celui même que ces questions touchent, comme pour tâtonner une limite, des défenses, des voies. A tout un chacun de découvrir la sienne. La littérature, cela sert à cela. Alors, un grand merci au questionneur : cette autre vocation de salut qui est la sienne est à sa place plus que jamais dans le monde où nous vivons, et par rapport à l’humanité que nous sommes, ou non, en train de reconstruire, après tant et tant de retentissants échecs historiques. La balle est dans le camp de tout un chacun !
« Quelques soldats envahissent la scène en se bousculant  et courent dans toutes les directions tandis que la lumière baisse lentement. »
Dana Shishmanian
dec 2011


L’Académie du Var lui a décerné le « prix de poésie 2009 »
et dans sa grande générosité, Denis Emorine, nous donne à lire quelques inédits qui sortiront dans son prochain recueil au printemps.


1
De tout temps,
Je savais qu’un jour
Je parviendrais près de toi
Et
Que mon amour n’aurait pas de fin.
Que je m’ensablerais au fond de tes rivages
Avec ma tête dormante au creux de tes bras.
De tout temps
Je ressusciterais l’empreinte de tes pas
Enfouis en moi.
Si près de la mort que je serais
Mes yeux n’auraient d’autre fin que toi.
De tout temps
Je saurais arracher à l’ombre
Ce cri d’amour qui  n’est que silence
A l’ égard du monde.
Si près des mots que je sois
aucun ne ressemble à ceux
Qui me conduisent vers toi

2
J’ai aimé ta beauté
Les mots comme une torche brandie
Dans la nuit
Pour mieux exister
Du moins
Je le croyais
Car les mots tuent
Sois-en sûre
Ils m’ont tué il y a longtemps
Sur le parvis d’un poème déchiré
Où je déclarais parfois
Ma flamme
A un piano transi
J’ai aimé mourir dans tes bras
Même si je ne l’ai jamais révélé
A la lumière d’un jour
Parjure


3
Je suis venu à ta rencontre
Lorsque tu n’étais pas là
Pour ne pas sombrer dans l’abîme
De ma vie.
Je n’ai pas toujours su nous épargner d’exister
Entre nos mains rassemblées.


4

J’avance parfois les yeux fermés
Pour mieux me diriger
Vers toi.
Je sais qu’un jour
Je mourrai seul
Sur une route sans pitié.
Je chercherai les traces de notre passage
Sans remarquer celles
Qui nous auront précédés
Et que j’aurai oubliées


5

Tu es penchée sur moi
Sur les mots à venir
Qui meurent en te voyant.
Il n’y a plus d’issue tu sais
Tu me perdras un jour prédestiné.
Ne cherche plus
Celui qui t’a aimé
Pour ne pas disparaître au détour
D’une phrase esquissée
Dans un lambeau de nuit

6

Mon amour
Il fallait le dire enfin
Le proclamer peut-être
Murmurer la prière des jours enfuis
Trop tôt.
Je ne sais plus m’abreuver à la source des mots
Lorsque tu te détournes de moi
Je crispe les mains
Sur des mots
Qui ne signifient rien
Sans toi.

7

Je reviendrai de l’autre côté du  monde
Pour te contempler encore une fois.
Il me suffira d’étendre le bras
Vers toi
Pour prendre mon envol dans la nuée
Des mots.
Du moins j’aimerais le croire
Encore une fois
Mais j’enlacerai seulement une poignée
De terre
Un fragment de rêve
Ou une parcelle d’illusion
Les mots ne me répondront plus
Ils ne regarderont plus dans ma direction
Comme à l’accoutumée
J’aurai beau claquer des doigts pour attirer
Leur attention
Les implorer d’une voix douce
Le monde cessera de répondre à mon attente
Il coulera entre mes doigts morts
Jusqu’à la fin des temps.

8

Je déchiffre par-delà les jours
Les mots tuméfiés d’un instant.
Je détourne la tête à l’appel de mon nom
En pensant à tous les amis qui ont cessé d’exister.
Je suis orphelin de ceux
Dont j’ai toujours refusé d’inscrire la mort en moi
Sans jamais y parvenir
Nous sommes tous dépositaires d’un secret millénaire
Qui ne s’éteindra jamais
Jamais
 
***

Denis Emorine est né en 1956 près de Paris. Il a fait des études de Lettres modernes à la Sorbonne (Paris IV). Il a une relation affective avec l’anglais parce que sa mère enseignait cette langue. Il est d’une lointaine ascendance russe du côté paternel. Ses thèmes de prédilection sont la recherche de l’identité, le thème du double et la fuite du temps. Il est fasciné par l’Europe de l’Est.
Poète, essayiste, nouvelliste et dramaturge, il est traduit en une douzaine de langues.
Son théâtre a été joué en France, au Canada ( Québec) et en Russie. Plusieurs de ses livres sont traduits et édités aux Etats-Unis.
Il est rédacteur en chef à la revue roumaine Cronica ( Iasi). Il collabore régulièrement à la revue de littérature Les Cahiers du Sens. Il dirige deux collections de poésie aux Editions du Cygne. En 2004, Emorine a reçu  le premier prix de poésie (français) au Concours International Féile Filiochta.¸

Visiter son site

Ses oeuvres.

Poésie

-Ephémérides,  Editions Saint-Germain-Des-Prés 1982
-Etranglement d'ajour,   Editions Solidaritude 1984
-Sillage du miroir,  La Bartavelle éditeur 1994
-Par intermittence,  La Bartavelle éditeur 1997
-Ellipses,  Amis de Hors-Jeu éditions 1999
-Rivages contigus (avec Isabelle Poncet-Rimaud), Editinter 2002
-Lettres à Saïda, Editions du Cygne, 2008
-Dans le temps divisé, Le Nouvel Athanor, 2008
-Ces mots qui font saigner le temps, Editions du Cygne, 2009
-Vaciller la vie, Editions du Cygne,2010

Récits et textes

- Qu'est-ce que la littérature érotique ? Soixante écrivains répondent, ouvrage collectif (Editions Zulma / La Maison des Ecrivains)  1993
- Ciseler l'absence, aphorismes et autres humeurs  La Bartavelle éditeur 1996 ;
- Au chevet des mots, textes   Editions du Gril  1998, Belgique ; Editions Poiêtês, 2006, Luxembourg
- L’écriture ou la justification d’être, choix de textes: entretien, nouvelles, théâtre et journal Soleil natal, collection " Fresque d’écrivain" 2000
- Dans les impasses du monde, textes  Editions du Gril 2002, Belgique. Traduit et publié en anglais chez Ravenna Press, Edmonds, USA, 2004
- A la croisée des signes, aphorismes et autres humeurs, Soleil Natal, 2006

Nouvelles

- Failles, Editions Lacombe 1989
- Identités, L'Ancrier éditeur, 1994.Traduit et publié en roumain aux Editions Nemira, Bucarest, 1995
- L’Age de raison, Approches éditions, 2009
- De ma fenêtre Chloé des Lys, 2010)

Théâtre

- La Méprise suivi de La Visite, Editinter 1998 ; réédition Clapàs, 2006.
- Passions, théâtre Editions Clapàs 2002 ; réédition édition bilingue français/anglais,Cervena Barva Press, USA, 2010
- Passions/La Visite (traduction en bengali aux éditions Pphoo, Calcutta, 2003)
- Sur le quai, Editions Clapàs, 2003 ; réédition édition bilingue français/anglais, Cervena Barva Press, USA 2008
- L’Heure de la fermeture suivi de Louis II et de Passions, Simple Edition, 2009  (www. SimpleEdition.com)
- Après la bataille, Editions du Gril, 2011 /Belgique

Participation aux anthologies

- Mille poètes - Mille poèmes  brefs  L’Arbre à paroles 1997, Belgique
- Livre d’or pour la paix, anthologie de la littérature pacifique, Editions Joseph Ouaknine, 2008
- L’année poétique 2009, Seghers
- Visages de poésie, tome 3 , Rafaël de Surtis éditeur,2010
-  Poètes pour Haïti, L’Harmattan, 2011
- L’ Athanor des poètes, anthologie 1999-2011 , Le Nouvel Athanor, 2011)

Ouvrage collectif

Albert Camus, Henriette Grindat, René Char. Avec le soleil pour témoin in La poésie au cœur des arts, actes du colloque de l’Académie du Var, Toulon, 26 novembre 2010. (Plaquette réservée aux membres de l’Académie du Var)

- En savoir un peu plus et différemment sur Mels : Denis Émorine par Christina Harreis.
                                  
Après la bataille, de Denis Emorine
par Dana Shishmanian
pour Francopolis Février 2012

Créé le 1 mars 2002

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