ENTRETIEN
Jacques Ancet
et
Véronique Daine
En attendant. On s’est remis à compter :
les têtes et les feuilles, les heures et les ombres.
Les livres, eux, ressemblent aux livres
sauf si on les ouvre. Dans les yeux
le monde est une goutte de feu.
Des noms y brûlent. Quand ils s’éteignent
on a cru voir quelque chose. J.A.
(Extrait de Les travaux de l’infime (inédit))
Véronique Daine. — Le langage est-il pour vous le lieu d’une expérience ?
Si oui, laquelle ou de quel type ?
Jacques Ancet.
— Votre question touche à l’essentiel. Parce qu’elle remet en
question la vulgate qui voudrait que le langage rende compte d’une
expérience qui lui serait extérieure. Toujours le
«compte-rendu», le « rendu », la « copie
». Comme si le langage avait jamais pu « copier » la
réalité. Qu’ont-ils en commun tous deux sinon l’homme
parlant qui les confronte et les confond ?
Pour moi
le langage ne « traduit » pas l’expérience, il la
fait. C’est pourquoi il en est le lieu. Une expérience qui est
de l’ordre de ce qu’on pourrait appeler « méditation
», au sens où écrire suppose une sorte de
suspension des repères quotidiens, un effacement de
soi-même en tant que personne privée, pour que «
quelque chose » d’autre puisse apparaître dans le vide
laissé par ce retirement. C’est la fameuse « disparition
élocutoire » mallarméenne, sans laquelle on ne peut
comprendre le processus d’écriture, mais qui n’en rend compte
que partiellement si elle ne se double pas de ce que j’appellerais une
apparition élocutoire. Celle, dit encore Mallarmé — mais
là on ne l’a pas assez entendu —, de « ce latent compagnon
qui en moi accomplit d’exister », de cette altérité
qui me constitue et « n’accomplit d’exister » qu’au moment
de l’acte d’écrire. En somme de cette voix qui s’est mise
à parler, qui est et n’est pas la mienne et qui, dans le
présent de son apparition, m’offre soudain le monde comme
à l’état naissant. En ce sens, le poème (au sens
large ou certains romans sont de grands poèmes) est un acte de
langage qui est, en lui-même, un passage de vie — et un passage
de vie qui est un acte de langage.
De ce
point de vue, et sans vouloir les rabattre l’une sur l’autre,
l’expérience que je décris s’apparente à
l’expérience mystique qui, outre qu’elle est une
expérience corporelle, est foncièrement une
expérience de langage. J’entends d’ici se récrier ceux
qui voudraient que les textes mystiques soient l’écho, la
« traduction » d’une expérience de l’absolu
totalement hors langage. Sans préjuger de la teneur de pareille
expérience, ce n’est qu’à travers des textes ou des
témoignages (qui sont encore de l’écrit) que nous en
prenons connaissance. A partir de là, nous nous trouvons devant
deux possibilités. Si le mystique est un grand écrivain
comme Thérèse d’Avila ou un poète, comme Jean de
la Croix, par exemple, il transforme cette expérience en
événement de langage, et c’est cet
événement qu’il nous communique et qui nous touche, et
non pas la supposée expérience ineffable qui en est
l’origine. C’est en ce sens que son poème fait ou produit
l’expérience et ne la reproduit pas. S’il n’est pas
poète, ce qu’il nous racontera (et qui peut témoigner
d’une expérience tout aussi intense — mais comment le savoir ?)
ne sera qu’un témoignage sujet à caution, comme tout
témoignage. Le poème tire sa force d’évidence non
pas, comme le discours commun, de la situation qui en est l’origine,
(sinon il faudrait la reproduire pour le comprendre, ce qui est
impossible), mais du fait qu’il porte en lui sa propre situation, ce
passage de vie dont j’ai parlé, et c’est pourquoi il nous
touche, indépendamment de tout élément
extérieur.
Autrement dit, si le poème, qui est une forme-vie, n’est pas
référentiel (il ne renvoie à rien d’autre
qu’à lui-même — « Le signe signifie, alors que la
forme se signifie », disait Focillon), il ne se referme pas pour
autant sur lui-même. Il n’est pas auto-référentiel
comme on disait dans les années 70. Je dirais qu’il est
intra-référentiel, dans la mesure où il fait signe
vers cette force inconnue — ce passage de vie — qui le traverse et se
constitue en le constituant. Jean de la Croix nomme cette force «
celui qui parle » et, pour lui, il va de soi qu’il s’agit de
Dieu. D’autres l’appellent « voix », « sujet »
ou « inconscient ». Pour ma part, je parle d’une
expérience du « réel ». Mais quelle que soit
la terminologie, il s’agit, à chaque fois, d’un passage
d’altérité qui est finalement ce dont le texte est
l’expérience.
V.D.
— Vous évoquez l’expérience mystique, proche par certains
aspects de cette expérience dont le langage est le lieu. Cette
expérience, vous la dites également corporelle. La
diriez-vous aussi expérience amoureuse?
J.A.
— Le théâtre de l’expérience mystique est le corps.
C’est là que tout se passe : angoisses, appels,
éblouissements, sècheresses, stigmates, extases...
Quête de l’Autre, rencontre et union avec lui, cette
expérience est fondamentalement amoureuse, je dirais même
érotique. Il suffit de lire les textes mystiques pour s’en
rendre compte. Chez Thérèse d’Avila, la fameuse
scène de l’ange à la lance d’or ou «
transverbération », immortalisée par la statue du
Bernin est une véritable copulation mentale : «
Je lui voyais dans les mains une longue flèche d’or, et à
sa pointe il me semblait y avoir un peu de feu. Il me semblait qu’il me
la mettait dans le coeur à plusieurs reprises, et qu’elle
m’arrivait jusqu’aux entrailles. Quand il la ressortait, il me semblait
qu’il les emportait avec lui, et il me laissait tout embrasée en
grand amour de Dieu. Grande était la douleur qui me faisait
pousser ces gémissements... »
Et elle ajoute : «
Ce n’est pas une douleur corporelle mais spirituelle, bien que le corps
ne laisse d’y participer quelque peu et même beaucoup »1.
Cette même scène, on la trouve trois siècles plus
tôt chez Angèle de Foligno avec une image et des termes
très voisins : « ... l’amour prit
en me touchant, la ressemblance d’une faux [...] il me sembla qu’un
instrument tranchant me touchait, puis il se retirait, ne
pénétrant pas autant qu’il se laissait entrevoir. Je fus
remplie d’amour ; je fus rassasiée d’une plénitude
inestimable. Mais écoutez le secret : cette
satiété engendrait une faim inexprimable, et mes membres
se brisaient et se rompaient de désir... »2
Quant à Jean de la Croix, pour évoquer, dans le Cantique
spirituel, la rencontre de l’âme et de l’Ami, il utilise le
vocabulaire le plus clairement érotique : «
Gocémonos amigo »3 dit-il, qu’on pourrait traduire
littéralement par « Faisons l’amour ami », puisque
le verbe « gozar » employé par Don Juan pour dire
qu’il possède une femme a précisément ce sens dans
l’espagnol de l’époque. On voit, à ces exemples — et il y
en aurait beaucoup d’autres —, que expérience mystique,
expérience érotique et expérience poétique
sont, pour certains « spirituels », comme on disait jadis,
étroitement mêlées au point, parfois, de devenir
une seule et même expérience. En ce sens, donc,
l’expérience mystique est une expérience amoureuse.
V.D. — L’expérience de langage que
constitue le poème comporte-t-elle, elle aussi, une dimension
corporelle? Le poème ne peut-il être lui aussi, et d’une
manière qui lui serait particulière, expérience
amoureuse?
J.A. — Pour ce qui est du poème, je dirais
qu’il est le maximum de corps qui puisse arriver au langage. Non pas au
sens matériel du terme, cela va de soi, mais au sens où
par toute son organisation (ponctuation, syntaxe, proso21 die, etc.) il
est une gestuelle écrite et vocale qui témoigne du
passage d’un corps dans le langage. D’un corps à la fois
biologique, historique, social, culturel auquel renvoie souvent la
métaphore de la « voix » d’un écrivain.
Apparaissant dans l’apparition du poème, cette voix est une
subjectivation, un je généralisé qui, on l’a dit,
s’édifie sur les ruines de la personne privée et par sa
présence même appelle un tu. Est sujet celui par qui un
autre sujet advient, dit à peu près Meschonnic. Et, parce
qu’il implique physiquement le lecteur en éveillant en lui cette
altérité inconnue dont il est fait, il le touche, au
double sens du terme. En ce sens on pourrait dire que, comme l’acte
d’écrire, l’acte de lire — et singulièrement
d’écrire et de lire un poème —, relève de la
relation amoureuse.
V.D. — Je m’arrête sur le neuvième texte de « Un
obscur travail d’images ». Une phrase m’interpelle tout
particulièrement : « La main, le pied, la tête sont
comme dans le sommeil ». Elle m’interpelle parce que,
m’interrogeant sur ma propre pratique de l’écriture, il m’arrive
de constater que je me mets — inconsciemment — dans un état
proche de l’hypnose pour être « en écriture »
et pouvoir toucher ce qui pourrait se donner à toucher.
Evoquez-vous là quelque chose de semblable ? Pouvez-vous parler
de cet état « comme dans le sommeil », ou du moins
tenter de l’approcher ? Et peut-être parler de sa
nécessité si nécessité il y a ? Ou de sa
fonction dans l’écriture ?
J.A. — Tout ce que je viens de dire sur la « disparition
élocutoire » de la personne privée, sur la
nécessité de « faire le vide » pour que
quelque chose qui n’est pas « moi » puisse apparaître
répond d’avance à votre question. Oui, il s’agit de se
mettre dans un état particulier où habitudes mentales,
résistances psychologiques, prêt à penser ou
à écrire s’effacent et il y a là, en effet, un
état qui s’apparente à celui du sommeil (sommeil des
« puissances » — mémoire, volonté,
entendement —, disaient les mystiques). Un état où, une
fois la conscience discriminante, sinon endormie, du moins, assoupie,
quelque chose comme les rêves puisse se produire. Ce que Thomas
Bernhardt décrit parfaitement dans une phrase que je cite
souvent : « L’écriture lui advenait comme les rêves
adviennent à d’autres, et comme les rêves elle
était fragile ». C’est exactement ça. Ou, pour
prendre une image qui me semble finalement assez juste : j’écris
de la main gauche et sous la table. Autrement dit, dans un état
de non maîtrise et d’ignorance — « comme dans le sommeil
» — sans lequel sans doute je ne pourrais tracer une ligne qui se
tienne. C’est pourquoi j’aime écrire mes textes (les textes de
création, pas ceux de réflexion qui réclament un
minimum de concentration tout de même !) au milieu des voix des
autres, en parlant et en écoutant, comme on griffonne pendant
une conversation téléphonique. Dans un état de
flottement, d’attention distraite ou de distraction attentive, qui
pourrait effectivement s’apparenter à une sorte de sommeil
éveillé.
V.D. — A lire certains de vos livres (Vingt-quatre heures
l’été, La Dernière phrase, d’autres encore...), on
dirait que vous vous imposez parfois des contraintes d’écriture
(certaines formelles, d’autres de temps). Qu’en est-il exactement, et
quel rôle jouent ces contraintes dans votre travail?
J.A. — Je ne m’impose aucune contrainte. Ou, du moins, pas
consciemment. Ce sont elles qui s’imposent à moi. Comme avec
L’Imperceptible, dont les dix sections de sept dizains d’heptasyllabes
n’ont pas été prévues d’avance, mais se sont
imposées peu à peu en cours d’écriture. Je me suis
souvent demandé pourquoi ce recours à la forme fixe
impaire à partir de L’Imperceptible. Outre le refus de cette
molle facilité du « vers libre standard », comme
l’appelle Roubaud, je me dis que c’était l’époque
où je traduisais Jean de la Croix. Or ses grands poèmes
sont écrits dans les deux grands vers classiques hispaniques qui
sont l’heptasyllabe et l’hendécasyllabe. De là à
supposer une influence indirecte de ma pratique de traduction sur mon
écriture, il n’y a qu’un pas. Un pas que je franchis tout en me
disant que cette pratique du vers compté impair a
peut-être une autre explication liée à mon
itinéraire d’écriture. J’ai composé, dans les
années 70-80 un cycle de quatre livres — L’Incessant4, La
Mémoire des visages5, Le Silence des chiens6 et La Tendresse7 —
sous le titre global d’Obéissance au vent.
Ces grandes proses,
je les appelle « poèmes romanesques » et non pas
« romans poétiques », pour bien marquer que, parti
d’une écriture foncièrement poétique,
c’est-à-dire rythmique et pulsionnelle, je suis arrivé
à des textes presque romanesques sans l’avoir
décidé d’avance. Or, si dans ces pages de prose souvent
continue, aux lisières des genres, je confondais le poème
et la prose au sens où je les rendais indissociables, il se
trouve que dans les poèmes en formes fixes écrits dans
les années 1990-2000, inversement, je cherchais plus ou moins
consciemment à prosaïser le poème. D’où,
peut-être, le recours à l’impair, dont la tonalité
plus hésitante, plus étouffée, plus grise est
souvent accentuée par la discordance vers/phrase et les coupes
hors frontières syntaxiques – autrement dit, par un
phrasé de prose mais contenu par une régularité
métrique la plus discrète possible. Tout cela, bien
sûr, dans l’après coup d’un coup d’oeil
rétrospectif qui peut être très bien une
reconstruction de ma part.
J’ai affirmé ne m’imposer aucune contrainte. Ce n’est pas tout
à fait exact. La pratique du vers de neuf syllabes (La
Dernière phrase, Journal de l’air), de onze (La Brûlure)
et de treize (L’Identité obscure) s’est faite de plus en plus
consciente à mesure que j’entrais dans une sorte d’exploration
systématique du vers impair. Mais toujours sans que le
début de chaque livre soit écrit à partir d’un
patron prédéterminé. Simplement, mon oreille
s’étant progressivement habituée à cette
métrique particulière, les premiers vers qui me venaient
et qui lançaient le texte étaient à chaque fois
impairs. Pour plus de détails sur ce sujet, je renvoie l’article
« Liberté surveillée » qui figure dans mon
recueil d’essais La Voix de la mer8.
Quant aux contraintes de temps dont vous parlez, elles me sont venues
de manière tout aussi inattendue. Dans Vingt-quatre heures
l’été, contrainte métrique et contrainte
temporelle sont étroitement associées, puisqu’à
chaque heure répond le nombre de vers correspondant, de un
à vingt-quatre. Dans un texte inédit Ode au
recommencement, dont je n’ai publié jusque là que le
premier chant9, c’est, par contre, une contrainte de durée qui
s’est imposée en cours d’écriture.
L’usage du verset (qui
peut aller jusqu’à de courts paragraphes de prose) m’avait
entraîné dans un poème au long cours, dont le
développement qui n’était pas thématique mais
vital, n’avait potentiellement pas de limites. Or, il lui en fallait
une, pour qu’il ne finisse pas par se dissoudre dans le n’importe quoi.
C’est encore le nombre qui s’est imposé. Un nombre non pas
abstrait mais cette fois beaucoup plus incarné. Celui d’une
durée d’un an. Le poème commencé, disons le 10
août, devait nécessairement s’achever le 10 août de
l’année suivante. D’où un rythme d’écriture
particulier : tantôt ample et lent, quand l’écriture
s’accordait au vaste horizon temporel qui s’ouvrait devant elle,
tantôt plus resserré et précipité, quand
elle tenait compte du terme qui fatalement se rapprochait. Je me dis
que ce type de contrainte était bien plus que formel, puisqu’il
se réglait sur le cours de l’existence vouée au temps et
à la disparition. Il y avait là une sorte
d’écriture « contre la montre » qui, pour moi,
justifie ce texte et lui donne sa nécessité.
Ceci dit, et pour répondre à la fin de votre question,
ces contraintes ont été doublement importantes pour mon
travail : d’abord parce qu’elles donnent à l’écriture
élan et continuité, ensuite parce qu’elles la bornent, la
canalisent et en accentuent ainsi la tension. L’élan vient de la
concentration et de l’intensité résultant d’une soudaine
adéquation du dire et de la règle, la continuité,
du sentiment d’être en chemin : un chemin connu et ignoré
à la fois. Mais qui est là, qui vous attend. Et auquel,
finalement on ne peut pas se dérober. D’où ce sentiment
d’inquiétude et de réconfort mêlés. Quant
aux bornes, je l’ai dit, l’imagination en a besoin pour ne pas se
perdre dans l’informe. La contrainte ressemble à ces lignes
bleues pâles des cahiers d’écolier d’autrefois qui
aidaient l’écriture à aller droit en l’empêchant de
dériver et de s’égarer dans la blancheur de la page...
On est là, en équilibre.
La lumière est traversée
d’ombres brèves. On reste un peu encore
pour l’espace, les branches, le merle,
pour les corps un instant dans le jour
sans nom, pour ce qui ne revient pas.
On reste un peu encore pour ce qui reste. J.A
Notes
1. - Livre de la vie, chapitre XXIX, paragraphe 14. (C’est moi qui traduis).
2. - Angèle de Foligno, Le livre des
visions et instructions Points Sagesses/Seuil, 1991, traduit par Ernest
Hello, Vingt-cinquième chapitre, p.79.
3.- Cantique spirituel, première
version, strophe 35. Je renvoie à mon édition des
poèmes de Jean de la Croix Nuit obscure Cantique spirituel,
Poésie/Gallimard, p.70-73
4.- Textes/Flammarion, 1979.
5.- Textes/Flammarion, 1983.
6.- Ubacs, 1990. Réédition, publie.net, 2009.
7.- Mont Analogue, 1997.
8.- Publie.net, 2008.
9.- Autre Sud, décembre 2009, n° 47, Dossier Jacques Ancet, p. 10-19.
En collaboration avec la Revue Traversées - Serge Maisonnier.
(Automne 2010)
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et son Blog
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Entretien Jacques Ancet et Véronique Daine
en collaboration avec La Revue Traversée
pour Francopolis Janvier 2012
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