Articles sur les poètes et la poésie francophones contemporains
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Traductions en français de poètes du monde entier.
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“Rimes et assonances” dans le haïku (essais)       
par
Francis Tugayé

 

Juste un point de vue, un partage à prendre avec des pincettes – il ne vaut que ce qu'il vaut.

Avant d’aborder le sujet, sachez que je travaille bien plus sur les assonances et allitérations.
À mes yeux il est important que les sonorités collent au plus près de la scène traitée.


Clapotis de l’eau.
Une corde raidie par le gel
tapote le ponton.

Assonances éloignées en “apo” et allitérations “po/pon”…

Fin de giboulée –
du tronc tortueux déborde
un fil d’eau limpide.

Au lecteur de ressentir (à sa manière) les jeux de sonorités.

Quelques haïjins tentent « une rime éloignée » ; une francophone s'y emploie :

quel achalandage
autour du pommier en fleur
malgré son grand âge


sur la lune d’eau
une grenouille émeraude
  hommage à Bashô1 

Diane Descôteaux - Québec (Canada)


Diane alterne rimes féminines (L1 et L3) et terminaison masculine (L2) – ou vice versa.

En ce qui me concerne, il y a quelques nuances – appréciez-les selon vos propres vues.

Je m'étais inspiré du style du brésilien Guilherme de Almeida. Son modèle de base :

o o o o a                 5
o b o o o o b           7
o o o o a                 5      

a =
rime éloignée
b =
deux assonances internes

Si dans le monde s'y sont essayé nombre de haïjins (brésiliens, anglo-saxons, slaves... et non des moindres), je ne vois pas pourquoi je me l'interdirai lorsque cela correspondrait à un rendu.

Y aurait-il d'autres haïjins francophones qui se risqueraient à tenter une telle approche ?

Pour l'instant le milieu des haïjins francophones semble rétif, un peu freiné par sa pusillanimité.

Mais surtout, soyons juste, par la difficulté de « saisir où se trouverait l'essentiel du haïku ».

Et les trop nombreuses contradictions glanées ici ou là, souvent dans une même page :
- ne faites pas ci
- ne faites pas ça
- faites-le quand même !

Par choix personnel, aimant affronter les défis et, sachez-le d’emblée, de manière rarissime, dans mes essais haïkuesquesj'ai décidé d'accentuer rimes et assonances.

Et, c’est primordial, je n'emploie que des « mots concrets » (une difficulté supplémentaire).

Je m'impose des contraintes si rigoureuses qu'elles frisent la limite de l’impossible.

D'autant plus qu'il s'agit de refléter une réalité ressentie jusque dans ses moindres détails.
C'est encore plus rare et doit venir seulement sans prévenir – cela vient ou ne vient pas.

Bien que je me le permette parfois, je ne prône pas une telle approche !
Mais vous avez affaire à "un criminel multirécidiviste" :six essais en sept années.

Voici les six essais... qui ne sauraient valoir d'exemples à suivre !

Méfiez-vous des apparences, tout est cependant issu du « réel vécu et ressenti ».
Vous percevrez l’usage du kigo
2 censé créer une ambiance compensatoire.
Mais c’est à vous d’en juger…


Bourgeons sous la neige.
Deux cygnes noir d’encre signent
d’un cœur leur manège.

FT, in Chevaucher la lune  3


Un fort kigo à la charnière de l'hiver et du printemps. En douces ondulations,les assonances internes en L2 font un peu oublier la rime « appuyée » entre L1 et L3.

 

Lendemain de fièvre.
Les fleurs de jasmin effleurent
tes yeux et tes lèvres.


     
FT, in Chevaucher la lune 3


Un kigo sous-tendu, les fleurs de jasmin sont le plus souvent cueillies en août. Douces, les assonances internes en L2 font un peu oublier la rime « enfiévrée » entre L1 et L3.

Vieux bœuf impassible.
Alerte ! les mouches vertes
foncent vers leur cible.


Un kigo sous-tendu, les mouches vertes œuvrent essentiellement en été. Alertes (sic), les assonances internes en L2 font un peu oublier la rime « passive » entre L1 et L3.


Bercail sous la bruine.
Autour planent des vautours
jusque dans les ruines.


Un kigo sous-tendu, la bruine sévit le plus souvent en automne. Dures et appuyées, les assonances internes en L2 font un peu oublier la rime « tristounette » entre L1 et L3

Cendres à Beyrouth.
Si blême, la lune emblème
du chant de Fayrouz.
 


Une amie, née à Beyrouth, m'a évoqué “ses immenses ressentis” – euphémisme.
Sur le magnifique Concerto d'Aranjuez, la chanteuse Fayrouz entonne de sa sensible voix, une ode à Beyrouth, li Beirut” :





Ressentiriez-vous ne serait-ce qu’un peu de cette nostalgie qui transpire des assonances internes en L2, “blême/emblème”, et des échos éloignés en/an et eyrou/ayrou ?

L’Instant de Guerlain,
appeau vaporeux – ma peau
d’automne opalin.


Trois assonances allitératives en “apo” et un imprévisible retournement en “opa”.
Un kigo, la pâleur de l'automne reflète ma peau pâlichonne et évanescente…



Notez que les sonorités collent à chaque scène et sous-tendent une ambiance appropriée.
Attention, la rime peut mener à l'artificiel – et je ne suis pas sûr d’éviter un tel écueil.
La seule chose que je sais, c'est qu'il s’agit d’un reflet d’une profonde sincérité.

Francis Tugayé
Tarbes, le 9 janvier 2010

* Quelques retouches les 11 mai et 21 juillet 2010
notamment dans l'expression “essais haïkuesques” en lieu et place de “tentatives”
Première version publiée dans Ploc revue n° 11 (janvier 2010)
éditée par l’Association pour la Promotion du Haïku

(accès gratuit aux lettres et aux numéros de la revue Ploc)


 
un haïga


Signe d'un souffle - haïga (haïku & encre), 1er janvier 2010
Graziella Dupuy (encre sur papier, 2005) - Francis Tugayé (haïku, 2001)



NOTES

(à l’attention des lecteurs qui découvriraient le “haïku”)

Généralement un haïku s'articule autour de « deux expressions » qui se renforcent mutuellement : ambiance appropriée, contraste, paradoxe, redite...

Tentez d'articuler vos haïkus autour de « deux expressions » et donnez-leur un coulé naturel. Évitez trois expressions qui dispersent l'attention du lecteur.

Un haïku est un peu comme un éventail où les branches se raccrochent à un seul rivet.

Mis à part les traductions/interprétations sujettes à caution, les haïkus japonais “ en phrase repliée ” ont souvent « un effet de zoom » pas évident à cerner. Par exemple (en simplifiant), des cimes des montagnes jusqu'au menu galet – dans un sens ou dans l'autre.

Un haïku est « un instantané » à l'instar d'une photo bien composée ; il est bien d'en faire ressentir l'espace entre avant-plan et arrière-plan (ou vice versa).

C'est l'espace dans lequel le lecteur est susceptible de se glisser.. 

La forme 5/7/5 est (relativement) plus facile à atteindre dans la langue française, toutefois cela devrait nous éviter toute contorsion ou cheville inutile. 

À proprement parler, il n'y a pas de « vers » dans un haïku qui, en fait, est un monostique.

La disposition, le plus souvent en trois lignes, est une convention occidentale pour en faire percevoir la rythmique.

Au Japon les haïkus s'écrivent sur une seule ligne (verticale), la rythmique est le plus souvent dictée par la forme 5/7/5 ancrée depuis des millénaires dans les oreilles nippones.

Certains phonèmes jouent le rôle de la pause (kireji) sans avoir un sens bien précis.

En conclure que les haïkus occidentaux n'ont pas de « vers » et que les retours à la ligne n'impliquent pas forcément une majuscule s'il s'agit de la suite d'une expression.

Personnellement – un entendement qui ne s'impose qu'à moi-même –, je tends à me contenter de
« perceptions concrètes » issues de nos seuls « cinq sens ».

Le haïku est l'art de suggérer une impression sous-jacente, une impression plus ou moins déductible par le lecteur sans la lui imposer explicitement.

Il est difficile de faire ressentir une impression, une sensation, une émotion ; au lecteur de ressentir selon sa perception des choses et son humeur du moment.



1Bashô (“bananier” en japonais), nom de plume de Matsuo Munefusa (1644-1694).
ll sut donner ses lettres de noblesse à un genre qui se nommait alors “haïkaï”.

2 kigo (mot ou expression de saison)

3  anthologie sous la direction d'André Duhaime, éditions David, Ottawa (Ontario), 2001

pour francopolis novembre 2010
par Francis Tugayé
recherche Juliette Clochelune

Créé le 1 mars 2002

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