La couleur du silence
Lecture de tableaux de "Marie Madeleine"
de Georges de La Tour
A regarder en arrière de l’écriture
je me rends compte d’une chose, c’est de l’instabilité
du mouvement. Il y a les textes de surface, ceux plus médians
et d’autres au ras de l’os. L’humeur de
l’écriture navigue entre ses trois niveaux,
ces trois élocutions. Plus on perd en lumière
plus on gagne en intensité.
La peau, la chair et le sang, l’os.
L’évidence
est dans les « Marie Madeleine » de Georges
de La Tour. Trois tableaux. Pas trois essais. Trois niveaux
d’écriture. Trois temps du temps. Trois temps
de l’arrachement.
Je regarde. Fasciné. Avec cette émotion confuse,
envahissante. Brûlante. Ce n’est plus une peinture,
c’est un chant. Dans cette avancée dans le
noir, dans le silence de la couleur il y a un mystère.
On touche là, l’os du peintre. L’épure
du mouvement.
Il y a une progression. Au premier tableau, Marie Madeleine
se trouve au tout premier instant de sa révélation,
elle a encore ses vêtements de fille de plaisir. Elle
vient d’arracher ses bijoux. Elle est en marche vers
l’inconnu de la foi. L’expérience intérieure.
Elle appelle le noir, et le peintre lui répond.
Lui aussi se met à genoux pour peindre le silence.
Il s’applique à cette lumière. Invente
des lieux de regard qui n’existaient pas. Il invente
un pays de recueillement. Il s’applique dans ce noir
qui n’a rien de tragique. La lumière n’est
qu’un reflet. Même la bougie disparaît.
Traversée. Perforation. Envoûtement. Il s’applique
à inventer la lumière de l’amour. Avec
le silence qui va avec. Il nous met a distance, pour nous
prévenir. Pour protéger Marie Madeleine aussi.
Elle est plus nue, qu’elle ne l’a jamais été.
Elle touche le dénuement de la foi. Eteindre le monde
bruyant, sauvage. Eteindre la lumière des agitations
vaines. Attendre. Aller au bout du désespoir. Ne
plus rien espérer. User ses humeurs. Qu’il
ne reste rien. Que la voix du silence. Oum Kalsoun. Déchirement
du ciel. Mahler. Eteindre chaque mot de la langue, un par
un.
Au premier tableau, Marie Madeleine vient de faire le saut.
Après elle apprend dans la douleur sacrée
à consentir. C’est l’histoire du vol
ébloui. La chute dans la lumière obscure.
Saint Jean de la Croix. Les expériences artistiques
qui n’auraient pas de versants spirituels n’auraient
aucun intérêt. Et par ailleurs cela n’implique
aucunement l’existence d’un quelconque dieu.
Avant il existait la peinture, Goya invente le peintre.
Il lui fallait un pays à ce peintre, de La Tour l’imagine.
Il fallait un lieu de l’âme.
Noir, lent, lourd. Pesanteur de la grâce. Fragilité
de nos destins. Désarticulation de la langue. Atteindre
la coupure, l’entaille, la morsure.
Rembrandt
peint la nuit, Goya aussi, mais là… Dans ce
troisième tableau de de La tour, ce n’est pas
la nuit, c’est autre chose. De plus profond, de plus
insensé, c’est le lieu impossible de notre
vie. Faire sortir la lumière de toute cette ombre,
la chercher au centre obscur. La faire venir de derrière
le tableau. Voir le destin de la flamme dans ces trois tableaux
c’est voir notre propre destin. D’abord double,
tout en richesse et en reflet. Puis simple et droite. Enfin
en manque, en chaleur, en irradiation. La lumière
de de La Tour suggère sa disparition, son absence.
Elle n’est jamais si présente que lorsqu’elle
disparaît.
Nous sommes entrés avec Isabelle dans la petite
chapelle de St Médard. Souvent nous y allions. C’est
une fin d’après-midi d’été.
Il a fait chaud. Le granit des pierres transpire de fraîcheur
tendre et tranquille. Quelques cierges sont allumés.
C’est une fin d’après-midi d’été.
Dehors le jour s’apaise dans les derniers crépitements
de chaleur. Dans la chapelle d’ombres il fait bon.
Il fait bien. Il fait heureux. Temps fragile. Je sens les
lèvres d’Isabelle se poser sur ma joue. Ses
yeux rient et elle pose son doigt sur sa bouche. Chut…
! « Ne dis rien… ». Elle s’avance.
Et elle se met à genoux. Et elle est prise dans l’onde
de lumière du grand cierge. Et ça aussi c’est
un tableau. Elle est à l’intérieur.
Non, elle est partout, sauf là. Pour s’enfuir
elle est passée par son centre de silence et puis
hop ! Pâle, blanche, perdue. Belle, infiniment belle
les yeux clos, la face tendue vers le petit vitrail. C’est
étrange, j’ai brusquement l’impression
qu’un voile la nimbe. Je suis tout près. Je
ne peu détacher mon regard de sa figure blanche,
pâle, infiniment belle. Le temps n’a plus de
prise sur le jour. Et plus le soir arrive plus sa pâleur
ressort. Maintenant il fait nuit. Le cierge absorbe tous
les restes de lumière. Sur les joues d’Isabelle
je vois rouler de minuscules larmes. Silence contre silence.
« Sortir de la prière c’est comme accoster,
on regagne la terre ferme et pourtant on a encore dans le
corps la houle du voyage…on sait qu’il fait
jour et pourtant on est encore dans la nuit. Et pourtant
c’est un bonheur… »
Elle aimait comme elle priait. Avec abandon, et blancheur.
Avec cette intensité calme. Avec ces larmes qui n’étaient
pas toutes chagrin. « Tu as fais un beau voyage
? ». Elle se sert contre moi, prend mon bras.
Nous sortons. « J’ai frais, et c’est
si bon… »
Le
chemin de de La Tour est un chemin d’écriture.
De tableaux en tableaux, il n’allège pas, il
développe, il accentue, il aggrave. Il rend grâce.
Le noir n’est pas une absence de couleur, c’est
la couleur de nos vies d’écriture. A coup de
grands à-plats d’ombres il traduit le silence
le plus radical. Dans le dernier tableau Marie Madeleine
est à son œuvre. Elle prie, médite ou
écrit, qu’importe, elle est au plus près
de sa désolation et de sa joie. Elle est là,
mais elle est ailleurs. La main gauche posée sue
le crâne des vanités lui rappelle la fragilité
des entreprises humaines. Maintenant elle ne sait que brûler.
Si dans le deuxième tableau on peut encore imaginer
qu’elle doute, il n’est plus question de doute
au troisième. Un tel silence ne peut naître
que de la certitude d’une âme franche, humble
et droite.
Avec lenteur le peintre pose le noir du tableau. Lentes
et profondes couches de noir. Il est dans son atelier. Il
se tait. Il peint. Il n’en fini pas de redire la même
chose, les mêmes couleurs, la même espérance.
Silence sur silence. Il pense à Marie Madeleine.
A sa solitude. Lui aussi il est arraché. Seul. C’est
une montagne ce tableau. Ce noir. C’est un océan.
Un ciel. Il s’applique, là plus qu’ailleurs.
Ne pas succomber à l’envahissement. A la folie.
Et pourtant c’est bien une folie ce tableau. Ne pas
trembler. Il se souvient de sa première Marie Madeleine,
il en avait peint la peau, presque la poitrine. Et puis….
Comment écrire le dénuement de l’âme
? Comment sans détruire la couleur ? Comment sans
essayer de créer la plus improbable lueur ? Comment
dire la fragilité et la force dans le même
éclat ? Comment dire l’impossible travail du
peintre. Tout enlever en gardant tout, et plus encore. Comment
peindre le souffle ?
Et c’est un long poème de vie et de mort.
Peindre la gravité c’est comme l’écrire,
c’est peindre le blanc de l’os avec le rouge
du sang. Et recommencer…. Et recommencer…. Et
recommencer….
« …on sait qu’il fait jour et pourtant
on est encore dans la nuit. Et pourtant c’est un bonheur…
»
|