Lors de l'édition de novembre, vous avez pu découvrir
Les
paysages intérieurs de Ludovic Degroote. Je n'ai
pas eu envie d'en rester là...
Ecris-tu depuis longtemps
? Comment t’est venue cette envie d’écrire
? As-tu toujours écrit de la poésie ? Quelles
sont tes raisons d’écrire ?
J’écris depuis l’adolescence, et j’ignore
comment m’est venue cette envie d’écrire
; sans doute y avait-il dans cette pratique à la
fois ce qui me permettait d’aborder des choses importantes
en moi et que je ne pouvais pas partager en-dehors, et une
forme de jouissance avec les mots, avec la langue, quand
bien même j’ai toujours eu l’impression
que la langue, les mots résistaient. J’ai écrit
de la poésie la plupart du temps ; il y a eu cependant
plusieurs textes de prose - non poétique disons -
dans les années 80, et il y en avait eu aussi avant,
qui ont disparu. Mes raisons d’écrire : je
n’en sais rien ; sans doute quelque chose dedans,
là où ça fait mal, qui empêche
d’être au calme, d'être serein.
J’ai remarqué
dans La Digue mais aussi dans Pensées
des morts que ton écriture s’enroule autour
de paysages intérieurs, sur la fixation
et les allers retours incessants de la pensée ; écris-tu
au jour le jour ? Quel est ton processus d’écriture
?
Non, je n’écris pas au jour le jour ; mais
je suis très sensible à l’idée
du trajet, de la route qu’on fait et refait, de ces
habitudes qui vous emprisonnent et vous libèrent
à la fois – formes de la répétition,
du ressassement. Dans mon travail également, surtout
lorsque le texte est en vers, je le « ressasse »
beaucoup, afin d’essayer de voir, d’entendre
si, à l’usure, il tient.
Lors du festival Les
Poétiques à Abbaretz (Loire Atlantique),
lors de ton échange avec le public, tu as insisté
sur la distinction entre l’écriture en vers
et en fragments. Quelle est pour toi l’utilité
d’écrire dans l’une ou l’autre
forme ? Comment et pour quelles raisons ressens-tu davantage
le besoin d’écrire dans l’une de ces
formes plutôt que dans l’autre ?
La distinction entre prose et vers s’impose, mais
j’ai conscience qu’elle s’impose pour
moi et pas forcément pour d’autres : chacun
a ses pratiques, et tente de se débrouiller avec
elles autant qu’il essaie de se débrouiller
avec soi – et que ce clivage paraisse essentiel ou
inutile à tel ou tel, je le comprends. – Quand
je dis s’impose, c’est à la fois juste
et exagéré (ce qui montre bien que ce genre
de pratique/d’habitude est relative) ; dans Pensées
des morts par exemple, la forme n’a tenu à
mes yeux que lorsque j’ai trouvé un espace
en vers, alors qu’au départ tout était
écrit en prose : cela ne convenait pas, parce que
ça manquait de souffle, et qu’il fallait du
souffle à ce texte, ne serait-ce que pour en signaler
tout ce qui reste en vie, et qui justifie le texte, d’une
certaine façon ; en revanche, La Digue ne
se tient qu’en prose essentiellement, à cause
de la démarche fragmentaire, qui souligne cette continuité/rupture,
présence/absence à ce qui est – soi,
le paysage, le bout sans bout (une histoire), etc. Et, même
si à l’époque où je l’ai
écrit, je n’écrivais guère en
vers, ce texte n’aurait pu s’écrire autrement
que par fragments. – Je suis incapable de dire si
ce que j’écrirai demain sera en prose ou en
vers, 1. parce qu’il y a des formes d’abolition
entre ces espaces ; 2. parce que cela est assujetti (et
ne contredit pas le 1.) à la tentative d’équilibre
de ce qui s’écrira.
Dans Pensées des
morts, tu as toi-même précisé que
les passages en vers, écrits en italique, cohabitent
avec des passages en prose, comment expliques-tu ce choix
?
Pour ce qui concerne l’emploi de l’italique,
c’était une façon de souligner l’écriture
en vers, peut-être plus mobile que celle de la prose
; c’était aussi un jeu visuel : l’italique,
par son caractère penché, va vers l’horizontalité,
le gisant. Enfin, les parties plus « intimes »
sont en vers, notamment toutes les pages qui s’articulent
aux pensées des morts, les leurs, les miennes.
Lors de l’échange
avec le public, j’ai retenu, entre autres, cette question
d’Antoine Emaz « Que pourrais-tu dire sur l’évolution
de ton écriture entre Digue et Pensées
des morts ? » Peut être peux-tu nous rappeler
ce que tu lui as répondu ?
Si je ne retiens que les quatre principaux recueils (La
Digue, Barque bleue, Ciels, Pensées
des morts), les trois premiers sont écrits dans
une même veine, où l’espace de la langue
s’est peu à peu réduit, et dans Ciels
il y avait peu de mots, parfois très peu, parce que
je voulais réduire à l’essentiel et,
sans doute, comme l’écrit André du Bouchet
dans Air : « Peser de tout son poids sur le mot
le plus faible pour qu’il éclate, et livre
son ciel ». Mais ce à quoi j’aboutissais
était une forme d’impasse, d’étouffement
: réduire davantage n’était plus possible,
sauf à mettre un mot, un seul, et considérer
que ce qu’il représentait pour moi était
suffisant pour le faire tenir en place et lieu de tout le
poème, qu’il était le poème,
dans une forme de minéralité, de silence.
C’est pour ça qu’il fallait que la forme
de Pensées des morts, dont le texte écrit
d’abord en fragments ne me satisfaisait pas, éclate
– et il a fallu ce temps-là, cette durée
(Barque bleue et Ciels, commencés
après la mise en route de l’écriture
de Pensées des morts, ont paru entre 3 et
5 ans avant) pour accéder à cette forme, qui
offrait davantage de souffle, d’énergie et
parfois de brutalité. – Pour en finir avec
la continuité de ces trois recueils, il m’est
apparu après la publication de Ciels que
je ne pouvais pas aller plus loin que cet espace que l’horizon
fermait – l’horizon clôt le ciel et la
mer, les ferme comme un angle aigu : il n’y a rien
au-delà. C’est assez pour en passer aux morts,
qui restent, eux, près de nous et avec nous.
J’ai remarqué
dans La Digue et dans Ciels que la place
de l’individu dans l’espace est l’une
de tes préoccupations un peu comme si le poète
se laissait envahir par ce qui l’entoure. Par exemple
dans La Digue, l’homme est seul face à
l’immensité de la falaise, dans Ciels,
l’homme est comme enfermé dans un bocal, dans
l’espace. Comment expliques-tu cela ? Et aussi, pourquoi
Ciels au pluriel ?
Pour ce qui concerne le rapport à l’espace,
oui, c’est quelque chose d’important, d’autant
que les deux premiers livres publiés chez Unes sont
indissociablement liés à la mer, à
la falaise, à cette limite entre terre et mer - à
la fois je suis dans l’espace et je ne suis pas dans
l’espace que je regarde, et qui est toujours plus
loin, comme séparé. Possible qu’il y
ait dans cette espèce de séparation quelque
chose qui me renvoie à ma propre séparation,
d’avec moi-même, quelque chose qui fait que
je ne suis jamais pleinement dans ce que je suis –
sinon, peut-être, dans ce que l’on peut produire,
écrivain, peintre, musicien. Mais cela tient sans
doute d’un fantasme qui voudrait qu’il y ait
encore une unité envisageable, et que l’œuvre
seule puisse correspondre à cette unité.
Quant au titre, Ciels, disons que l’une des
principales raisons est que je l’ai écrit en
pensant à la peinture, et notamment au travail de
deux peintres de la lumière et de la matière,
Eugène Leroy et Pierre Soulages.
La Digue, c’est
le titre d’un de tes recueils. Quelle importance a-t-elle
pour toi car j’ai remarqué que tu y fais référence
aussi dans Ciels et Pensées des morts
?
La digue, c’est ce lieu limite, simple et
complexe à la fois, où on est entre deux,
entre terre et mer, comme je l’ai dit plus haut, et
puis c’est aussi – parce que j’ai dans
la tête une digue particulière, la digue de
Wimereux – un lieu sans bout, puisque, une fois qu’on
arrive à la falaise qui est à chaque extrémité,
on revient, on recommence, et cela n’a pas vraiment
de sens, cela ne mène pas plus loin, sinon dans le
temps, et sans doute en soi : le fait qu’il n’y
ait pas grand chose à regarder de neuf, nous laisse
un peu libre à nous-mêmes. Et puis, par ailleurs,
la digue ça sert à protéger, ça
devrait nous protéger aussi, et pourtant ça
nous expose, en se révélant ça nous
révèle à nous-mêmes.
Dans La Digue et
dans Ciels, tu dessines un paysage extérieur
qui très vite se confond avec l’intérieur.
Dans les deux cas, ces paysages finissent par étouffer
« le ciel étouffe », «
à force d’écrire on a parfois l’impression
d’étouffer ». Est-ce parce que tu
sens que ça commence à devenir irrespirable
que tu clos un recueil pour te tourner vers autre chose
?
Je ne sais pas quand doit se terminer un recueil –
sauf si des contraintes extérieures l’obligent
- ; je ne crois pas que ce soit lié à une
question d’étouffement, car l’étouffement
est souvent là dès le départ ; il me
semble que de beaucoup de choses et, donc, des livres, je
ne sais pas bien comment sortir, comment m’en sortir.
Il y a un moment où je crois que ça suffit,
il faut arrêter - un livre me semble toujours inachevé,
la difficulté c’est de trouver un seuil d’inachèvement
qui ne nuise pas à son équilibre. Et puis
j’aime bien les livres assez courts, j’aimerais
pouvoir écrire des livres où le lecteur n’ait
pas le temps de trouver le temps long, de s’ennuyer
trop, que lui aussi puisse (s’)en sortir à
peu près bien.
Dans Pensées des
morts, l’utilisation des pronoms a retenu mon
attention. Parfois « ils », « tu »,
« je », « nous », « on ».
Mais au fond j’ai eu comme cette sensation qu’ils
ne font qu’un. Et que ce ne sont pas vraiment les
morts qui pensent mais le poète qui se décharge
sur les morts pour ne pas encombrer ses propres pensées.
J’ai aussi noté la structure grammaticale,
une langue qui devient hachée, comme si le poète
suffoque, manque d’air, de souffle. Qu’est-ce
qui t’as amené à écrire ce recueil
sous cette forme, ce thème ? As-tu rencontré
des difficultés à l’écrire ?
Ce que tu dis des pronoms dans Pensées des morts
me pose vraiment question ; qu’il y ait eu, clairement,
des occurrences qui renvoient à des « corps
» (le mien, les morts, le « on » indéfini
ou général), oui, mais que cela, somme toute,
ne fasse qu’un, je ne sais pas trop – peut-être
; plus que beaucoup de choses que nous traversons dans notre
vie, les morts sont de l’ordre de l’intime (d’ailleurs
qui traverse qui ? eux qui nous traversent ou nous qui les
traversons ?) et de l’essentiel, parce que ce rôle
de mort nous sera bien dévolu un jour et à
leur tour il y aura des vivants pour vivre avec nous morts.
Cette expérience-là, dont je comprends qu’elle
puisse à peine effleurer certains, par son essence
et son intimité, elle se garde pour soi le plus souvent
– tu emploies le verbe encombrer, il me va bien, je
crois que c’est de cet ordre-là : les morts
nous encombrent, on ne sait pas très bien quoi faire
d’eux, et puis, dans le fond, de nous aussi, pas seulement
parce qu’on est des morts en sursis, ce serait trop
simple, mais parce que, avec cet encombrement, toutes ces
choses qui s’accumulent, on n’est pas bien.
Peut-être que l’écriture sert à
désencombrer (un vésicatoire, disait Flaubert),
mais elle ne règle pas le problème, elle permet
seulement parfois de donner l’impression d’y
voir un peu plus clair, à défaut de donner
un peu d’air aux mots. – Alors, oui, la suffocation,
le manque d’air, sont présents, mais c’est
aussi ceux des morts – ils manquent d’air, et
cela les fait souffrir sans doute, comme les fait souffrir
l’immense solitude à quoi ils se trouvent soudain
tenus, sans y avoir été préparés.
Pour la forme et les difficultés, je me suis expliqué
plus haut là-dessus, je n’y reviens pas.
Tu as participé à
l’élaboration de livres d’artistes. Peux-tu
m’en parler un peu plus ?
J’ai eu la chance de pouvoir faire plusieurs livres
avec des artistes, en effet. Leur compagnie m’est
précieuse, elle enrichit mon regard bien sûr,
mais aussi elle me permet de considérer différemment
mon rapport à l’écriture, et j’aime
bien écrire à partir de dessins, ou d’une
toile, d’une série, et faire tenir dans un
équilibre triangulaire leur travail, le mien, et
des liens entre les deux ; les textes prennent une dimension
singulière quand ils sont apposés/confrontés/traversés
par leur travail, et celui-ci parfois devient comme un espace
nécessaire au texte. Je suis très admiratif
de leur présence, et aussi de leur humilité,
car c’est une dépense d’énergie
importante pour eux de faire de tels livres. – Tout
ceci peut sembler banal, beaucoup d’écrivains
ont fait et font de tels livres, mais la richesse de cette
expérience, qui se renouvelle chaque fois, dénie
toute banalité.
Quels sont tes projets d’écritures,
tes prochaines parutions ?
J’ai terminé un texte un peu long, 69 vies
de mon père, qui est en prose, et qui a été
commencé en 1998. Je veux clore un ensemble en vers
qui devrait s’intituler Ventre, en chantier
depuis plusieurs années aussi. Ces semaines-ci paraît
un livre à partir/autour d’une série
de dessins de Jean-Marc Scanreigh, 55 notes. Dans
les mois qui viennent, il doit y avoir la publication d’un
texte en vers, 14 morceaux de la descente de croix,
dont les deux premières éditions seront accompagnées
de gravures de Philippe Favier pour l’une et de Monique
Tello pour l’autre ; cela se fera à L’Atelier
contemporain, dont s’occupe François-Marie
Deyrolle.
Retrouver Ludovic Degroote sur internet
Sur le site de Boulogne-sur-mer,
le prix des découvreurs, une présentation,
des extraits,...
Des extraits et bibliographie sur Terre
à ciel
Un extrait, une fiche d'auteur sur poezibao
On peut le retrouver sur le site Arbre
de lune
Un portrait de l'écrivain par Dominique
Houyet
Une note de lecture sur la Digue sur le site Incertain
regard
Par Cécile Guivarch
pour francopolis
décembre 2005
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