Lucien
Noullez
"Escarpe
et contrescarpe" ou l'insoumission des trop aimants
présentation
par Florence Noël
Lucien
Noullez, Escarpe et contrescarpe, Collection Graphiti des Éditions
Phi n°49 ; Luxembourg 2003 (113 pages ; 12 euros ; ISBN: 2-87962-161-5.)
Comme
il est difficile parfois d’écrire l’émotion
qui vient aux lèvres du coeur lorsqu’on est invité
à se « recueillir » en poésie. Il est des
livres qui dévoilent quelque peu toute la complexité de
nos humanités errantes. Nous avançons souvent à
pas de délaissement et par ces textes tantôt si graves
tantôt légers, toujours sur le fil tendu entre l’humus
et le ciel lointain, Lucien Noullez nous le rappelle sobrement.
Pas d’équivoque, le propos essentiel est mis en prologue.
Après, vous irez vers les pages suivantes avec ce goût
persistant de profondeurs entraperçues, vous ne serez plus innocent.
On picore souvent dans les recueils, on ouvre : on lit, on referme :
on médite. Ici tout texte prend plus d’ampleur lu dans
la continuité du recueil.
Les premières pages sont consacrées à ce départ
d’un père, à ce vœu de cécité
qui ouvre le recueil sur des yeux qui se ferment. Est-ce vœu de
celui qui part ou de celui qui reste ? Quatorze stations posées
dans ce chemin de croix en draps blanc, cette disparition lente d’un
être qui prend le large dessous l’écorce :
« Vous avalez
ce qu’on lui plante dans les bras.
Ses veines sont
les cordes du bateau.
et sans un bruit
toutes les voiles se défont.
Vous demeurez sur le pont délabré
de votre enfance en murmurant « papa »
dans des clapotis noirs »
S’ouvre l’interlude au saint frère François
qu’on fêta le jour du départ du père. Consolation
de celui qui clame la joie des simples :
« mâchant les ognons
comme la galette des rois,
heureux, blessé, fourbus,
dans un grand rire d’herbe. »
Mais
ce qui vient ensuite parle d’une autre manière, directement
aux absences et silences enfouis dans les corps : aux « ventres
vides ». Et s’égrènent les cinq cailloux aiguisés
dans la paume de ce couple éprouvé par tant de fausses
couches :
« Tu cries,
mais pas de petits pieds,
de petit Pierre.
La fatigue
nous donne
un gant. »
Enfant et père, les deux désirs déchirés
se croisent en l’homme qui veut ouvrir une nouvelle voie parmi
les certitudes et les doutes.
*
Soudain, un hymne nous happe, un cantique magnifique, bouleversant d’amour
frais comme le premier des matins. Une mélodie où se répondent
les strophes, surenchérissant de tendresse et de souvenirs mêlés.
L’amour à des beaux jours s’il compte ceux passés
et ceux qui viennent en s’en inspirant. Ce texte parle de la grâce,
de sa permanence et de la raison d’être malgré le
reste, malgré les yeux devenus aveugles et les ventres affamés
de vie :
«et tout,
tout, pas seulement les voyages à vingt ans,
mais aussi les chemins de fer dans les plis de ton cou
et bien plus tard encore
une auberge dans tes pieds nus
(…)
mais l’invention de l’enfance au jardin,
ton ombre délayée
dans les parfums du soir
(…)
je connais les milles saisons de tes cheveux,
je connais tout avec le vent dedans
quand je t’attends comme un petit chien de Tobie,
aveugle cependant et triste du bonheur
en plein soleil de gloire »
*
Dans ses notes, l’auteur nous confie que sans ce prélude
douloureux, le livre aurait annoncé haut la couleur de «
cent poèmes à l’élastique ». Ils arrivent
là, en seconde partie, raconter les hauts et les bas d’une
vie intérieure nourrie de ce regard porté vers nous-mêmes
et l’autre parfois si peu différent. Prières ou
réclamations, invectives douces et affabulations pertinentes,
des grains d’encre, quelques doutes pour chuter, un caillou de
lumière comme repère ascendant, une vie à l’élastique
se démène là devant nos yeux.
Un coup en haut :
« En toi je fouille pour noyer la vitre
qui se coule entre nous.
En moi, tes yeux, tes seins, tes oiseaux
montent
En nous, en nous, les écureuils »
Un coup en bas :
« Avec nous tombera aussi le compotier :
la cerise amoureuse et le jus de citron.
Puis tomberont les noyaux mystiques
et leur silence dur, les poings
serrés »
Et au mitan de ce balancement, cette vie aux doutes nécessaires
à la poésie et donc à la sauvegarde du regard intérieur,
il y a le temps de la confession, brûlante et sereine :
« Il faudrait demander pardon pour ces poèmes.
je les écris dans des cafés, je bois, j’écris.
c’est dur de n’être pas moral et c’est
plus dur encore de vivre sagement,
de vivre avec un sang plein de cailloux
qui nous menacent
et d’avaler la nuit
plutôt des breuvages noirs
où j’espère trouver
l’ange froid,
l’ange simple. »
Au fil des méditations, le poème se personnifie, se spiritualise,
devient même ange qui passe tristement une main dans les cheveux
de l’enfant dont les parents vont se séparer «
Son autre main veut protéger le toit./Elle balance jusqu'au ciel,
/tâtonne et fouille,/espère encore/cruellement ».
Approche de cette insoumission à un Dieu qui certes, «
chauffe la parole », qui est évoqué comme
«la trace du vélo dans l’air
», ou « un papillon sur ma
poitrine » mais qui quelques fois blesse par ses silences.
La dernière partie, « Douze fusils », réédité
d’un hommage à une jeune amie disparue, peut s’interpréter
comme en écho de ce douloureux parcours, combat intérieur
qui ne se résoudra peut-être, plus tard, que par un surcroît
d’amour. L’expérience émotionnelle décrite
est autant physique que mystique :
« Quarante jours, j’ai craché dans mes mains :
quarante jours, j’ai craché sur le paradis.
Dans le silence on devient fou,
on ferme tout en soi et cela sort après,
dans une pluie de gros bâtons.
Il aura sa raclée, mon père amoureux. Les
pierres de la boulangerie des pauvres.
Tout le désert saute à la gorge et
je plante à mon tour
le poignard d’un psaume
sur le sol. »
Lecture qui s’apparente parfois à une traversée
d’un désert, mais un désert peuplé de présence
malgré tout. Le silence n'est pas total, il y a à chaque
page l’espace pour un puits. Il n’y a pas l’ombre
d’un vide ou d'un désespoir, juste une rébellion,
la colère lorsqu’elle s’assourdit et grince un peu,
l'insoumission des trop aimants et, à défaut d’une
gaieté naturelle qu’on devine chez l’auteur, il y
a la perception d’une joie, d’une lumière capturée,
de la prescience d’un bonheur qui le poussera toujours:
« Depuis, ma chemise est une grange
gonflée d’or,
mon cœur un ballon, mes
yeux des lames de rasoir et toute la vie
une poignée de terre
à remuer »
Florence
Noël - janvier 2004
Bibliographie
de lucien Noullez
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