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Pablo Neruda


Pablo Neruda. Quel bonhomme ! Pur granit !
Pays natal:  la boue et le silence de l’interminable forêt chilienne.
Compagne inoubliable: la froide pluie australe.
Personnalité: voyageur du monde, passionné de femmes, léniniste pur opium.
Activités nourricières: Tour à tour, consul, ambassadeur, soldat anti-franquiste, sénateur, exilé, résident sur terre, objet de mandat d’arrêt international, prix Nobel, porteur infatigable de paix, écrivain inusable.
De quoi faire un grand poète !

Neruda est surtout connu pour ses poèmes d’amour et le Chant Général.
Mais dans les années 50, il se met à écrire différemment. Il écrit sur les choses.
Les choses simples. Les choses familières qui entourent notre vie de  tous les jours, qui n’ont rien de remarquable, rien pour attiser la poésie.
Ainsi écrit-il une série d’odes (environ 200). Et, surprise, de la chose la plus banale, la plus ordinaire, Neruda en fait une véritable chapelle poétique.

Je vous propose trois odes tirées du recueil "Navigaciones y Regresos" (1959) Ce recueil est, à ce que je sache, inédit en français et j’ai traduit moi-même ces odes pour vous communiquer le plaisir que j’ai eu à vivre un instant avec elles, mêlé à leurs mots entiers et odorants.

le chien   -   le chat    -    la table.

Trois choses parmi les plus familières. Voyons ce qu’en fait l’alchimie nérudienne.

(Présentation succinte et subjective de Neruda par Aaron)


Un poème parfaitement nerudien avec sa fougue lyrique où la nature et les questions du monde
s'embrouillent dans un cosmos de mots de touts les jours
... et ce chien qui vient poser son museau dans la main du lecteur.... quel grand moment
!


Ode au  chien


Le chien me demande
mais je ne réponds pas.
Il saute, court dans le champ
et me pose mille questions sans parler
ses yeux
sont deux questions humides
deux flammes liquides qui interrogent
mais je ne réponds pas
parce que je ne sais pas

Homme et chien
parcourant la campagne

Les feuilles brillent comme si quelqu’un les avait
embrassées une par une
les oranges jaillissent du sol
pour faire des petites planètes dans les arbres
rondes comme la nuit,
et vertes
chien et homme
nous allons par les parfums du monde
foulant le trèfle
la campagne du Chili
dans les doigts clairs de septembre.

Le chien s’arrête,
poursuit les abeilles
saute un ruisseau turbulent
écoute des lointains aboiements
pisse sur une pierre
et vient me porter le bout de son museau
à moi, comme un cadeau.
Dans sa douce fraîcheur
en me communiquant sa tendresse
il me demande des yeux
pourquoi le jour, pourquoi la nuit
pourquoi le printemps ne porte rien dans son panier
pour les chiens errants
sinon des fleurs inutiles
des fleurs, des fleurs, toujours des fleurs.
Voila ce que me demande le chien
voilà ce que je ne réponds pas.

Nous allons, homme et chien
dans cet immense matin vert
réunis par le vide exaltant de la solitude
où seuls nous existons
l’unité parfaite,
chien  rosée et  poète
car il n’y a pas d’oiseau caché sans trille
ni de fleur secrète sans arôme
pour deux compagnons
nous
dans ce monde humidifié par la nuit
distillation verte
prairie balayée par des rafales d’air orangé
le chuchotement des racines
la vie en cheminant, en respirant,
et l’amitié ancestrale
la chance
d’être chien, d’être homme
converti en un seul animal
à six pattes
la queue couverte de rosée

************************************
On sait comment Neruda aime les chiens.
On peut supposer qu'il n'aime pas les chats (ces raccourcis sur coussins de velours). On a raison.
Mais si sacrément joliment dit qu'on en viendrait à aimer ces bêtes-là.... presque.

Ode au chat

Au commencement
les animaux furent imparfaits
longs de queue,
et tristes de tête.

Peu à peu ils évoluèrent
se firent paysage
s’attribuèrent mille choses,
grains de beauté, grâce, vol...
Le chat
seul le chat
quand il apparut
était complet, orgueilleux.
parfaitement fini dès la naissance
marchant seul
et sachant ce qu’il voulait.

L’homme se rêve poisson ou oiseau
le serpent voudrait avoir des ailes
le chien est un lion sans orientation
l’ingénieur désire être poète
la mouche étudie pour devenir hirondelle
le poète médite comment imiter la mouche
mais le chat
lui
ne veut qu’être chat
tout chat est chat
de la moustache à la queue
du frémissement à la souris vivante
du fond de la nuit à ses yeux d’or.

Il n’y a pas d’unité
comme lui
ni lune ni fleur dans sa texture:
il est une chose en soi
comme le soleil ou la topaze
et la ligne élastique de son contour
ferme et subtil
est comme la ligne de proue d’un navire.
Ses yeux jaunes
laissent une fente
où jeter la monnaie de la nuit.

Ô petit empereur
sans univers
conquistador sans patrie
minuscule tigre de salon,
nuptial sultan du ciel
des tuiles érotiques
tu réclames le vent de l’amour 
dans l’intempérie
quand tu passes
tu poses quatre pieds délicats
sur le sol
reniflant
te méfiant de tout ce qui est terrestre
car tout est immonde
pour le pied immaculé du chat.

Oh fauve altier de la maison,
arrogant vestige de la nuit
paresseux, gymnaste, étranger
chat
profondissime chat
police secrète de la maison
insigne d’un velours disparu
évidemment
il n’y a aucune énigme
en toi:
peut-être que tu n’es pas mystérieux du tout
qu’on te connaît bien
et que tu appartiens à la caste la moins mystérieuse
peut-être qu’on se croit
maîtres, propriétaires,
oncles de chats,
compagnons, collègues
disciples ou ami
de son chat.

Moi non.
Je ne souscris pas.
Je ne connais pas le chat.
J’ai sais tout de la vie et de son archipel
la mer et la ville incalculable
la botanique
la luxure des gynécées
le plus et le moins des mathématiques
le monde englouti des volcans
l’écorce irréelle du crocodile
la bonté ignorée du pompier
l’atavisme bleu du sacerdoce
mais je ne peux déchiffrer un chat.

Ma raison glisse sur son indifférence
ses yeux sont en chiffres d’or.

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Ah cette chère table. Ici Neruda nous fait une sorte de dissertation poétique autour de la table.

***
Ode à la table.

Ode à la table.


Sur les quatre pattes de la table
j’éparpille mes poèmes
étale le pain, le vin, le rôti
(navire noir des rêves)
j’y pose ciseaux, tasses, clous
oeillets, marteaux.

table fidèle
porte-rêve, porte-vie
titan quadrupède.

C’est la table du riche
imposante et caracolante
telle un paquebot fabuleux
chargé d’abondance.
C’est la table du gourmet
belle et bien mise
dans son décor de langoustes gothiques
 
C’est la table solitaire
dans la salle à manger chez notre tante
quand s’ouvrent les rideaux
et pénètre un rayon de l’été
fin comme une épée
pour saluer sur la table sombre
la paix transparente des cerises.

C’est aussi la table lointaine, la table pauvre
où l’on prépare la couronne
pour un mineur mort,
et de cette table monte l’odeur froide
de la dernière douleur.

Tout près, il y a la petite table
dans cette alcôve sombre
où brûle l’amour et ses incendies
et sur la table
un gant de femme encore tremblant
comme l’écorce du feu.

Le monde est une table
entourée de miel et de fumée
couverte de pommes et de sang.
La table est dressée
elle attend les banquets ou la mort
et nous savons quand
elle nous appellera:
invités à la guerre ou au repas
il nous faut décider
savoir comment s’habiller
pour s’asseoir à la grande table
si nous mettrons les pantalons de la haine
ou la chemise d’amour fraîchement lavée
mais il faut faire vite
on nous appelle déjà:
les enfants, à table !

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Traduction des poèmes de Pablo Neruda par Aaron
septembre 2003
                   

Créé le 1 mars 2002

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