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Le Forban magnifique
YVES HEURTE


 

Le forban Misson a créé une cité hors la loi mais une cité où règne la justice et l'égalité entre les hommes. Dès le début du roman, cette ville, Libertalia, s'effondre sous les coups des nomades. Misson, poursuivi par les Anglais, parvient à embarquer sur son navire en ayant fait prisonniers quelques nomades. Obligé de s'allier à eux, il remonte le fleuve. Commence alors une aventure tragique…
Ce texte, basé sur des faits historiques, réunit tous les ingrédients d'un roman épique. Les figures des personnages de l'équipage sont savoureuses depuis le jeune mousse Petit Gwenn qui est le narrateur de l'histoire en passant par le barbier-chirurgien jusqu'au maître coq.

 

 

Extraits

« A bord de la Coque à Bec, de toute façon, nous sommes faits comme des rats, avec une différence: les rats, eux, savent quitter le navire! Moi, Lazare, homme de raison quand je ne danse pas comme ici avec les fous, je dis donc et j’écris que nous sommes perdus sans autre choix qu’entre la corde et les requins. Je ne sais pas à qui j’écris, mais toi, l’Anglais qui le premier entreras dans ma cabine, si tu sais lire, garde comme un trésor ce que je te confie là. Fais-le lire à tous ceux qui ont soif de justice et de liberté. Car nous, les Liberi de Libertalia, avons été l’ennemi du monde entier, sauf des pauvres, des asservis de toutes les couleurs, et de tous ceux qui aiment vivre sans être des esclaves de l’Église, du roi, ou du marchand. Libertalia ! Libertalia ! Il aura fallu que la première patrie de l’égalité et de la tolérance soit celle de pirates. Libertalia la juste, détruite par ceux-là même qu’elle aurait voulu voir devenir des frères! Moi, Lazare, chirurgien de forbans, je témoigne ici avec mes dernières forces que ces nobles pensées commençaient à entrer dans nos têtes et même dans nos moeurs. Et si l’art des pirates nous faisait en mer petits cousins du diable, à terre nous n’étions pas des anges mais déjà des hommes qui font leurs propres lois. Dans une république sans roi ni pape. Libres.
Honneur à vous, frères de sang qui avez rêvé trop haut, avec à vos trousses tous les vaisseaux du monde et qui en êtes morts! Un jour viendra où chacun pourra faire non seulement ce qui n’est pas interdit par la loi, mais aussi tout ce dont elle ne parle pas. Que ma gorge, avant que le noeud coulant lui coupe le sifflet, ait encore la force de crier: « Libertalia, ah, Libertalia ! »
Lazare, encore chirurgien du bord. »


« Rouffi [chef nomade] médita sur son désert. On pouvait le piétiner des semaines, de point d’eau en point d’eau et le croire infini comme le fil de l’eau mais fatalement, un jour, loin devant, il rencontrait le bleu d’une mer. Deux ans déjà que la mauvaise nouvelle du débarquement de Misson et de ses forbans sur leur plage était parvenue à sa tribu errante, colportée par les nomades que le capitaine avait chassés. Des hommes barbus à la peau peu foncée avaient donc violé leur côte! Ils avaient débarqué des esclaves noirs et les avaient forcés à bâtir une forteresse de rondins et à élever pour eux des bêtes bizarres qui grognaient et sentaient mauvais. Ils avaient dû également, après avoir détruit la forêt, abandonner ces instruments traditionnels qui avaient fait leur preuve depuis les plus lointains ancêtres, pour les remplacer par des charrues et des herses qui blessaient trop profondément le sol et le retournaient. Pire! Ils avaient amené la semence de plantes qui poussaient trop vite pour être bonnes et saines. Ces nouveaux arrivants discutaient comme on crie. Ils ne s’arrêtaient même pas de marcher pour parler, et leurs mots ne pouvaient qu’être mauvais. Ils mangeaient le corps de leur dieu pour devenir plus forts, un corps réduit à une petite rondelle magique. Ils disaient que ce dieu-là était un dieu d’amour alors qu’en mer ils tuaient et volaient de l’or sans en faire des bijoux car ils n’avaient pas de femmes. Ils sillonnaient les mers sur des pontons poussés par les vents. Ils salissaient tellement le delta avec leurs moeurs de sauvages qu’il ne pouvait y avoir de trêve tant qu’ils ne seraient pas morts ou repartis par la mer. Chacun savait chez les Kutchis que l’homme honorable ne supporte pas de s’arrêter devant un mur, ni d’être esclave d’un bout de terre. Et surtout qu’il convenait, pour respecter la parole, de ne jamais parler en marchant. Un mot important se dit immobile et debout. En marchant, il court après le mensonge. Il n’est pas de plus grande joie que de discuter longuement de l’eau, des ancêtres ou des femmes, les jambes croisées sous le corps et les mains immobiles. »


On n'en finit pas avec Yves Heurté. Il divise, irrite les uns, enthousiasme les autres, fâche, ennuie, lasse, surprend, insupporte, trouble. Rosseries, visions, heurts, éveils, lectures, c'est intense; il commente les catastrophes, les stars, les modes, le train du monde, enragé, drôle. Mouvement, curiosité, vitesse : très en forme.
Il nous mitraille de ses railleries. Il apporte une jubilation à nous parler de la singularité d'écrire à notre époque ; il multiplie filons, influences, trouvailles qui expliquent son territoire littéraire, sa comédie, ses adversaires, son labeur, ses ferveurs. Car il ne mâche pas ses mots, il nous stimule avec sa boulimie, ses exhortations, son érudition, son avidité de la vie, une saine franchise. Il s'épanouit, fringant cavalier, plus XVIII° siècle que jamais.
Cet homme est une mine, une grenade...qui parcourt les allées de l'édition avec le rire satanique de Voltaire. Il se multiplie, se triple, se quadruple, mais il est de la boutique, l'animal. Il médite par coupures, ruptures, vrai disjoncteur.
Le désir d'émouvoir, de surprendre, d'être lu, la volupté de rester lui-même contre l'esprit de l'époque le poussent à quelque chose qui ressemblerait à de la vanité littéraire, mais qui n'est, au fond, qu'une manière de se cabrer. Il refuse d'être noyé dans la masse. Il fermente…révolté souriant ; il s'insurge, négligé et impromptu en apparence, et nous entraîne là où nous ne voulions pas aller.


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Par Pierre Bachy
pour Francopolis - Janvier 2006 




Créé le 1 mars 2002

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