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Mars-Avril 2019

 

 

Poésie suisse engagée : Claude Luezior, Jusqu’à la cendre

(Librairie Galerie Racine, 2018)

 

par Sonia Elvireanu

 

 

 

Claude Luezior est poète, romancier, nouvelliste, essayiste, critique littéraire suisse, professeur universitaire et médecin neurologue.  Son oeuvre comprend environ 50 livres dont quelques monographies sur les peintres et les artistes contemporains. Il a été récompensé de nombreux prix dont : Prix européen de l’Association des Écrivains de Langue Française (1995), Prix de poésie de l’Académie Française (2001), Prix Marie Noël (2013). En 2002 il est nommé Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. Ses poèmes se retrouvent en anthologies et revues étrangères. Il est traduit en allemand, italien, grec et roumain.

Son plus récent recueil de poèmes Jusqu’à la cendre (Paris, Librairie Galerie Racine, 2018) alterne vers et prose poétique. La voix du poète témoigne de la solitude et de la souffrance de l’être humain dans le monde. Elle se dresse contre tout ce qui défigure son visage et fait souffrir, contre la mort sous ses multiples aspects: démence, violence, maladie, guerre, intolérance, fanatisme, contre l’oubli de l’Histoire tragique et ensanglantée, cette mémoire collective que le temps efface, permettant ainsi la restauration incessante du désarroi, de la haine qui font éclater les guerres absurdes : « chairs/ décharnées/ regards// à travers/ les pages d’Histoire/ ces visages/ me dévisagent// concentré /inhumain/ tellement humain/ de désespoir// alter ego/ que l’on massacre// au nom d’une race/ dite pure// comment prétendre/ désormais/ faire partie/ du clan homo sapiens ? »

Le poète devient le porte-parole de la douleur qui creuse sans cesse corps et âme, voués au néant. Il réfléchit et s’interroge sur les brûlures de la vie jusqu’à la cendre, la vie anéantie par le mal et le temps, avant même de guérir ou de cicatriser ses blessures, la déchéance physique ou de l’esprit anéanti par la maladie. Que reste-t-il de nos rêves et chimères, de nos histoires de vie fauchées par les autres ou englouties par le temps dévorateur ?

Comment faire face à la « démence dépourvue de toute tolérance », aux plaies de la vie, aux cauchemars des guerres, à la solitude, à l’absence, à la conscience lucide de la dissolution de l’être ? Comment combattre le mal qui ronge tout ? Des bribes de souvenirs, d’un passé attendri par l’amour, la beauté, l’amitié, eux-mêmes fragilisés par le temps jaillissent de la mémoire, avec la nostalgie d’un autre visage possible du monde : « une épaule/ peuplée de tendresse/ pour trébucher/ parfois// une épaule/ sans limite/ estuaire/ qui répare/ quilles et mats/ à la dérive. »

Il faut retenir ce vécu éphémère, avant qu’il ne s’efface définitivement de la mémoire, lui redonner corps et âme par les mots, eux-mêmes impuissants à dire l’ardeur des sentiments, la tendresse des caresses, la brûlure des blessures de l’âme, le tranchant du bistouri dans la chair souffrante, la désespérance, le cri de la vie qui ne veut pas mourir.

Il faut retrouver l’espoir et le pouvoir de rennaître de la cendre comme l’oiseau Phoenix, refaire le bonheur de la vie, convertir les ténèbres en lumière, respirer la brise et l’aurore, se purifier dans la rosée de la nuit et la soie de l’amour d’une femme : « écarteler ce que la rouille/ vainement corrode/ déplier le doute/ et rendre braise/ à la cendre trop grise// terre labourée/ ou gémissement encore/ des vides// briser ces couteaux extrêmes/ qui se délectent/ de leurs blessures/ à l’orée des cachots/ il me faudra repeupler/ nos rêves alanguis// déplier ses paupières/ élaguer ses brumes/ violemment rendre vie/ à ses seins de porcelaine/ aux bras lourds de la nuit/ dans l’infinie fragrance/ de nos gestes inachevés. »

Le poète parle au nom d’une humanité qui a perdu sa sagesse naturelle et le lien fraternel entre les êtres vivants réunis par le même destin. Sa voix grave et satirique interroge avec amertume le sens même de liberté poussée à la déraison et à la démence criminelle des fanatiques qui ne comprennent pas qu’ils tuent sans cesse la vie, l’innocence et la beauté de l’être pour une illusion, « un arpent de terre de sable » : « guerre d’arrogances/ intimement pétries/ dans des boues aveugles// Guerre civile/ entre peuples frères/ tellement immonde/ qu’on appelle Grande// chairs tranchées/ cortège de supplices ». 

Les poèmes de Claude Luezior nous offrent le caléidoscope de la vie sous ses aspects sombres, dilués parfois par la fraîcheur et la beauté du paysage naturel autour de nous.

L’écriture, « une authentique aventure de l’esprit » reste le seul combat perpétuel contre le mal, le passage, la dissolution, la mort. Le métier du poète est bien rude : refaire par les mots le visage du monde, témoigner du vécu humain, combattre la folie des gens et la mort, faire renaître l’espoir. « Son travail est celui d’un moine-laboureur. Mains dans la glaise du langage, le poète mesure la solitude. Crues et décrues profanes. » Il « griffe le papier jusqu’à la fibre comme pour laisser une empreinte. Jusqu’au sang. »

 

©Sonia Elvireanu

 

 

Poète roumaine et francophone, traductrice et critique de poésie, Sonia Elvireanu anime, en Roumanie et dans des pays francophones européens, un réseau et des événements dédiés à la poésie en langue française. Elle est présente depuis plusieurs numéros avec des notes de lecture dans notre rubrique Francosemailles.

 

Poèmes de Claude Luzieur extraits de Jusqu’à la cendre

Oublier

 

tes énigmes au galop

sans mors ni bride

et ces débris

d’instants fracassés

 

ne plus piller

ces lambeaux de mémoire

que pulvérise encore

la meule des heures

 

quand se délitent

nos paumes écorchées

et s’accrochent

les déchirures

 

ne plus suffoquer

à l’ombre maigre de bétons

qui enmurent la fournaise

de nos asphyxies

 

au pas, la tessiture

de nos voix en chamade

elles vibrent désormais

sur les vertiges d’un silence

 

Espaces

 

en marge

de nos écritures

le goût acidulé

d’espaces

 

marge vierge

mais brûlante

peut éclore

juste un graphe

de l’indicible

mot-clé

d’une parenthèse

 

à la marge

de nos dédales

et de nos chiffres

une ou deux

taches d’encre

 

hiéroglyphes

de nos attentes

empreintes

au fond de soi

 

ces marges

annotées

ajourées

si humaines

que personne

ne publiera

et pourtant

essentielles

à nos silences

 

marge d’erreur

respire

la tolérance

tranche d’espoir

repose

l’essentiel

d’un aimé

d’un non-dit

 

Chaires vives

 

goutte à goutte

leur sang

ne cesse

de ruisseler

jusqu’à nous

 

encre indélébile

encre

toujours

vive

 

encre à jamais

rouge

malgré les fours

crématoires

 

chairs

décharnées

regards

 

à travers

les pages  d’Histoire

ces visages

me dévisagent

 

concentré

inhumain

tellement humain

de désespoir

 

alter ego

que l’on massacre

au nom d’une race

dite pure

 

comment prétendre

désormais

faire partie

du clan

homo sapiens ?

 

stalactite

leur regard

jusqu’à moi

ruisselle

 

Intime

 

une épaule

peuplée de tendresse

pour trébucher

parfois

 

une épaule

sans limite

estuaire

qui répare

quilles et mâts

à la dérive

 

une épaule

gestation

quand se recroquevillent

mes angoisses fœtales

 

une épaule

métamorphose

de mes argiles

 

une épaule

frémit

sa pudeur

 

une épaule

qui respire

au gré d’un sein

tout juste issu

du paradis

 

son épaule

fertile

nourrissant

mes carences

 

Loin, très loin

 

dans les décombres

d’amitiés petites

cent écorchures

qui nourrissent

d’absence

les grelots de l’oubli

sécrété par les heures

une subtile vacuité

enkystant ses monologues

 

désordre des âmes

 

Épure

 

un peu d’encre

très peu de salive

 

juste l’esquisse

de nos lèvres

 

sur la page

couchées

 

faut-il davantage

pour que luisent

 

nos espérances ?

 

 

 

 

Sonia Elvireanu, Francosemailles
Mars-avril 2019

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Créé le 1 mars 2002

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