Claude Luezior est poète,
romancier, nouvelliste, essayiste, critique littéraire suisse, professeur
universitaire et médecin neurologue. Son oeuvre
comprend environ 50 livres dont quelques monographies sur les peintres et
les artistes contemporains. Il a été récompensé de nombreux prix
dont : Prix européen de l’Association des Écrivains de Langue Française
(1995), Prix de poésie de l’Académie Française (2001), Prix Marie Noël
(2013). En 2002 il est nommé Chevalier de l’Ordre des Arts et des
Lettres. Ses poèmes se retrouvent en anthologies et revues étrangères. Il
est traduit en allemand, italien, grec et roumain.
Son plus récent recueil de poèmes Jusqu’à la cendre (Paris,
Librairie Galerie Racine, 2018) alterne vers et prose poétique. La voix
du poète témoigne de la solitude et de la souffrance de l’être humain
dans le monde. Elle se dresse contre tout ce qui défigure son visage et
fait souffrir, contre la mort sous ses multiples aspects: démence,
violence, maladie, guerre, intolérance, fanatisme, contre l’oubli de
l’Histoire tragique et ensanglantée, cette mémoire collective que le
temps efface, permettant ainsi la restauration incessante du désarroi, de
la haine qui font éclater les guerres absurdes : « chairs/ décharnées/ regards// à
travers/ les pages d’Histoire/ ces visages/ me dévisagent// concentré
/inhumain/ tellement humain/ de désespoir// alter ego/ que l’on
massacre// au nom d’une race/ dite pure// comment prétendre/ désormais/
faire partie/ du clan homo sapiens ? »
Le poète devient le porte-parole de la douleur qui
creuse sans cesse corps et âme, voués au néant. Il réfléchit et
s’interroge sur les brûlures de la vie jusqu’à la cendre, la vie anéantie
par le mal et le temps, avant même de guérir ou de cicatriser ses
blessures, la déchéance physique ou de l’esprit anéanti par la maladie.
Que reste-t-il de nos rêves et chimères, de nos histoires de vie fauchées
par les autres ou englouties par le temps dévorateur ?
Comment faire face à la « démence dépourvue de toute tolérance », aux plaies de la
vie, aux cauchemars des guerres, à la solitude, à l’absence, à la
conscience lucide de la dissolution de l’être ? Comment combattre le
mal qui ronge tout ? Des bribes de souvenirs, d’un passé attendri
par l’amour, la beauté, l’amitié, eux-mêmes fragilisés par le temps
jaillissent de la mémoire, avec la nostalgie d’un autre visage possible
du monde : « une épaule/
peuplée de tendresse/ pour trébucher/ parfois// une épaule/ sans limite/
estuaire/ qui répare/ quilles et mats/ à la dérive. »
Il faut retenir ce vécu éphémère, avant qu’il ne
s’efface définitivement de la mémoire, lui redonner corps et âme par les
mots, eux-mêmes impuissants à dire l’ardeur des sentiments, la tendresse
des caresses, la brûlure des blessures de l’âme, le tranchant du bistouri
dans la chair souffrante, la désespérance, le cri de la vie qui ne veut
pas mourir.
Il faut retrouver l’espoir et le pouvoir de rennaître de la cendre comme l’oiseau Phoenix,
refaire le bonheur de la vie, convertir les ténèbres en lumière, respirer
la brise et l’aurore, se purifier dans la rosée de la nuit et la soie de
l’amour d’une femme : « écarteler
ce que la rouille/ vainement corrode/ déplier le doute/ et rendre braise/
à la cendre trop grise// terre labourée/ ou gémissement encore/ des
vides// briser ces couteaux extrêmes/ qui se délectent/ de leurs
blessures/ à l’orée des cachots/ il me faudra repeupler/ nos rêves
alanguis// déplier ses paupières/ élaguer ses brumes/ violemment rendre
vie/ à ses seins de porcelaine/ aux bras lourds de la nuit/ dans
l’infinie fragrance/ de nos gestes inachevés. »
Le poète parle au nom d’une humanité qui a perdu sa
sagesse naturelle et le lien fraternel entre les êtres vivants réunis par
le même destin. Sa voix grave et satirique interroge avec amertume le
sens même de liberté poussée à la déraison et à la démence criminelle des
fanatiques qui ne comprennent pas qu’ils tuent sans cesse la vie,
l’innocence et la beauté de l’être pour une illusion, « un arpent de terre de
sable » : « guerre
d’arrogances/ intimement pétries/ dans des boues aveugles// Guerre
civile/ entre peuples frères/ tellement immonde/ qu’on appelle Grande//
chairs tranchées/ cortège de supplices ».
Les poèmes de Claude Luezior
nous offrent le caléidoscope de la vie sous ses aspects sombres, dilués
parfois par la fraîcheur et la beauté du paysage naturel autour de nous.
L’écriture, « une authentique aventure de l’esprit » reste le seul
combat perpétuel contre le mal, le passage, la dissolution, la mort. Le
métier du poète est bien rude : refaire par les mots le visage du
monde, témoigner du vécu humain, combattre la folie des gens et la mort,
faire renaître l’espoir. « Son
travail est celui d’un moine-laboureur. Mains dans la glaise du langage, le poète mesure la solitude.
Crues et décrues profanes. » Il « griffe le papier jusqu’à la fibre comme pour laisser une
empreinte. Jusqu’au sang. »
©Sonia Elvireanu
Poète roumaine et francophone,
traductrice et critique de poésie, Sonia Elvireanu
anime, en Roumanie et dans des pays francophones européens, un réseau et
des événements dédiés à la poésie en langue française. Elle est présente
depuis plusieurs numéros avec des notes de lecture dans notre rubrique Francosemailles.
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